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REPRÉSAILLES

Jimmy observait prudemment les environs.

En dépit de l’heure matinale, les rues se remplissaient rapidement. Les balayeurs rachitiques s’en retournaient chez eux avec leur balai et leur seau. En les voyant, Jimmy se dit que la Couronne devrait les payer. Il suffirait de prélever une petite taxe sur les revenus de chaque commerce, et toutes les rues deviendraient aussi accueillantes que les plus beaux boulevards dans les quartiers riches où les résidents payaient le nettoyage de leur poche. Si j’étais duc de Krondor, c’est ce que je ferais, songea-t-il distraitement.

Les balayeurs furent remplacés par les cuisiniers et leurs marmitons qui revenaient du marché avec leurs produits frais : légumes, fruits et volailles. Les apprentis bouchers transportaient d’un pas pressé des quartiers de bœuf ou des côtes de porc. Les marchands qui ne vivaient pas au-dessus de leur boutique s’en allaient ouvrir leur commerce. Ceux dont le travail commençait un peu plus tard cherchaient de quoi manger un morceau pour bien commencer la journée.

De la fumée s’échappait des cheminées, répandant une odeur boisée qui venait s’ajouter à celle du porridge en train de cuire. Ici et là, Jimmy repéra des effluves de poisson ou de saucisse dans la friture. Ils venaient s’ajouter au parfum de chou vieillissant qui planait en permanence sur les quartiers les plus pauvres de la ville. Les souliers en bois claquaient sur les pavés, les pieds nus produisaient un bruit mat et les sabots des chevaux fracassaient les oreilles des passants.

L’uniforme noir et or du Bas-Tyra était moins visible que les matins précédents. Jimmy songea en ricanant qu’ils pansaient encore leurs blessures. Mais les quelques membres de la compagnie de l’ancien chef de la police semblaient sur les dents, comme s’ils savaient qu’il allait y avoir du grabuge sans forcément être sûrs que ça allait leur retomber dessus. Le garçon franchit une porte devant laquelle quatre soldats, qui portaient encore le tabard aux couleurs du prince, parlaient entre eux, tête baissée, au lieu de regarder qui passait là. Il se tramait quelque chose. Jimmy savait que tous ceux qui s’étaient battus contre les Moqueurs sur les quais étaient des soldats du Bas-Tyra ou des membres de la police secrète.

Un instant, il envisagea de se rendre à la caserne temporaire où étaient cantonnés les hommes du Bas-Tyra afin d’évaluer les dégâts qu’ils avaient subis, mais il eut le bon sens, chose rare chez lui, d’y renoncer aussitôt. Vu la nervosité des gardes, un certain nombre de gamins pauvres risquaient de passer quelques jours dans les cachots de la ville. Mais, dans son cas, il y resterait plus longtemps et souffrirait beaucoup plus.

Brusquement, un sergent de la garde du Bas-Tyra apparut. Les quatre sentinelles du prince s’animèrent aussitôt et reprirent leur position de part et d’autre de la porte. Jimmy continua de les observer, dissimulé dans l’ombre d’une porte cochère en face d’eux. Le sergent était d’une humeur massacrante. Après son départ, les quatre soldats du prince se mirent à dévisager tous les passants. Ils cherchaient quelque chose ou quelqu’un. Alors qu’il était sur le point de filer, il les vit arrêter un type en haillons pour l’interroger. Jimmy le connaissait. Il s’agissait d’un ouvrier du nom de Wilkins. Ce n’était pas un Moqueur, mais un pauvre parmi les pauvres qui flirtait avec le crime de temps en temps. Jimmy l’avait vu décharger des marchandises de contrebande pour Trevor Hull deux fois au cours de l’année précédente. L’un des soldats le prit par le bras et l’emmena d’une poigne solide.

Jimmy se renfonça dans l’ombre de la porte. S’ils commençaient à emmener des pauvres types comme Wilkins, lui-même était certain de se faire arrêter s’il montrait le bout de son nez. Mais s’il réussissait à s’introduire dans les cachots, il pourrait peut-être faire quelque chose pour le père de la princesse Anita.

Si je réussissais à sauver le prince Erland, jamais Anita ne pourrait m’oublier.

Et cela pourrait s’avérer très rentable. Il avait gagné deux cents pièces d’or en aidant le prince Arutha et n’avait eu besoin pour cela que de le mettre en lieu sûr. Combien gagnerait-il s’il devait fournir un réel effort ?

Le regard du jeune voleur se perdit dans le vide tandis que ses doigts, comme animés d’une vie propre, attrapaient un petit pain sur le plateau d’une colporteuse qui se rapprocha de la porte cochère pour laisser passer un chariot. Il fourra la pâtisserie sous sa veste sans que la corpulente marchande voie quoi que ce soit. Elle poursuivit sa route en continuant à vanter ses petits pains. Jimmy mordit dans la pâtisserie encore chaude et se remit à réfléchir tout en savourant le goût de la cannelle et du miel.

Il lui faudrait s’entretenir avec les Moqueurs qui avaient séjourné dans les cachots. Il allait donc devoir s’adresser aux mendiants, car les voleurs ressortaient de prison les deux pieds devant, et les gros bras, qui réussissaient parfois à recouvrer la liberté si on les prenait pour des ivrognes ayant simplement perdu le contrôle d’eux-mêmes, étaient des gens que Jimmy préférait éviter. Surtout quand il fomentait un coup que le Juste risquait fort de désapprouver.

Je suis même sûr qu’il refuserait tout net, reconnut le garçon en son for intérieur. Et avec une colère froide, encore.

Il se rappela que Jack Rictus leur avait ordonné de faire profil bas, mais il chassa aussitôt ce souvenir. La prudence ne vous menait jamais bien loin, du moins d’après son expérience.

Un énorme bâillement le sortit de sa réflexion. Jimmy décida d’aller dormir avant de continuer à échafauder son plan. Il attendit que quelque chose détourne l’attention des trois soldats restants, puis s’éloigna en courant de la porte cochère. Il tourna au coin de la rue suivante et s’en fut vers l’une de ses planques, qu’il payait pour de vrai, celle-ci. Ce n’était guère plus qu’un placard avec une minuscule fenêtre et juste assez de place pour une paillasse et une table branlante avec un bougeoir bon marché. Le vieux couple qui possédait la maison pensait qu’il était l’apprenti d’un caravanier, ce qui expliquait ses absences fréquentes et parfois prolongées. Ils ne lui demandaient que quelques pièces d’argent par mois et montaient rarement dans sa minuscule mansarde, si bien que Jimmy trouvait là sécurité et intimité. Malgré tout, il n’y laissait que quelques guenilles. Il avait bien repéré quelques cachettes mais il n’en avait pas encore utilisé une seule. Ce matin-là, avec son or qui pesait lourd sur sa hanche, Jimmy voulut en tester une. Il hésitait à se trouver une planque digne de ce nom mais décida que la pauvreté était sa meilleure alliée. Aucun Moqueur et aucun des rares voleurs indépendants qui opéraient à Krondor ne soupçonnerait la présence de l’or dans une masure telle que celle-là.

Il réveilla le vieux propriétaire en frappant à sa porte et fut accueilli par un grognement de reproche. Depuis qu’ils avaient vendu leur commerce, plusieurs années auparavant, le couple dormait tard le matin, souvent jusqu’à 7 ou 8 heures, et n’aimait pas devoir faire entrer Jimmy à l’aube.

Le vieillard referma la porte derrière le garçon et retourna dans sa chambre en le laissant seul dans le hall d’entrée obscur et poussiéreux. Jimmy s’engagea dans l’escalier en notant que la maison sentait plus mauvais que la dernière fois. C’était son seul logement à peu près décent. Si le bâtiment continuait à se détériorer, il allait devoir s’en trouver un autre.

— Écoutez-moi, grommela-t-il d’un ton las, on croirait que je deviens respectable.

 

Le baron Jose del Garza était le gouverneur de Krondor en l’absence du duc Guy du Bas-Tyra. C’était aussi, pour l’heure, le remplaçant du chef de sa police secrète. Assis derrière le bureau du commandant de la garde du palais, il écumait de rage en regardant fixement l’étroite fenêtre pointue face à lui. La pièce sentait l’encre, le parchemin moisi, la vinasse, les bougies en suif et la sueur.

S’il n’en avait tenu qu’à lui, il aurait préféré être n’importe où ailleurs plutôt qu’à Krondor ce matin-là. Il aurait été bien plus heureux de mener l’attaque aux côtés du duc du Bas-Tyra contre les pillards keshians qui menaçaient les marches du Sud. Tout plutôt que de se consacrer à l’affaire qui le préoccupait ce jour-là.

Del Garza était un individu aux ambitions modestes. Il servait selon le bon plaisir du duc, qui lui avait demandé de gérer la ville en son absence. Il devait veiller à ce que les factures soient payées, les impôts collectés et les crimes punis. Il devait également s’occuper de tous les détails liés à la gouvernance de la principauté pendant que le prince se languissait dans ses appartements privés. Il aurait été facile de croire que le prince était aux arrêts, mais il n’y avait pas le moindre garde posté devant sa porte. C’était sa santé déclinante qui l’empêchait de fuir la ville. De toute façon, quoi qu’il puisse être par ailleurs, le prince obéissait à son neveu, le roi. Quand Guy était arrivé à Krondor avec le mandat de vice-roi signé par le roi, le prince Erland s’était effacé de bonne grâce.

Mais à présent, del Garza maudissait en silence le jour où il avait quitté sa province natale de Rodez pour s’engager au Bas-Tyra. Le duc Guy était un homme dur mais juste. Cependant, depuis son arrivée à Krondor, del Garza était obligé de supporter la compagnie de Jocko Radburn. Ce fou dangereux avait une tête de paysan mais un cœur de loup enragé. Il n’avait pas réussi à garder sous clé une jeune fille de seize ans (une mission pourtant simple), et cet échec menaçait de bouleverser complètement l’existence de del Garza.

Radburn lui avait confié le commandement de la police secrète pour se lancer à la poursuite de la princesse à bord du Griffon royal, l’un des navires du duc. Il avait levé l’ancre moins d’une heure après que la jeune fille et ses compagnons avaient fui la ville. À présent, del Garza devait réparer les dégâts et se positionner de telle sorte que, si Radburn échouait à récupérer la princesse, lui-même n’en subirait pas les conséquences.

On frappa à la porte.

— Oui ?

Un garde ouvrit le battant et jeta un coup d’œil dans la pièce.

— Il arrive, messire.

Del Garza acquiesça et s’efforça de garder un air calme tandis que le garde refermait la porte. Il s’était approprié ce bureau en vue d’un entretien très spécifique, à la suite duquel il s’adresserait à ses subalternes. Mais, en tout premier lieu, il allait interroger le capitaine du Parangon, un navire de blocus qui avait quitté son poste à un moment critique ce matin-là.

Il entendit une voix masculine, visiblement furieuse. Personne ne répondit tandis que celui qui criait se rapprochait du bureau. On frappa de nouveau à la porte en bois bardé de fer que del Garza contempla pendant un court moment. Il y eut quelques secondes de silence derrière le battant, mais celui-là fut de nouveau rompu par les vives protestations du visiteur.

— Entrez, ordonna calmement le gouverneur.

La porte s’ouvrit aussitôt sur un membre de la police secrète qui croisa le regard de del Garza en entrant. Le noble vit de l’amusement, de l’exaspération et du dégoût dans les yeux de son subordonné. Pendant un instant, il se demanda si ce mépris à peine voilé s’adressait à lui, mais le policier jeta un coup d’œil sur le côté, et del Garza comprit que c’était l’individu qui le suivait de près qui lui inspirait ce dégoût.

Le policier n’était pas petit, mais il fut quand même poussé de côté par l’homme très costaud et très imbu de lui-même qui portait le manteau incrusté de sel d’un capitaine de navire.

— Qu’est-ce que ça signifie ? rugit-il. Je proteste contre ce traitement ! Je suis un gentilhomme, monsieur, que l’on a amené ici contre son gré ! On m’a remis une missive me convoquant à un rendez-vous avec le gouverneur par intérim, mais à peine avais-je posé un pied sur le quai que ce… brigand, ajouta-t-il en lançant un regard mauvais au policier qu’il avait poussé, m’a annoncé que j’étais en état d’arrestation et m’a pris mon épée. Mon épée, monsieur ! Quelle excuse peut-il bien avoir pour faire une chose pareille ?

Il s’interrompit deux secondes, le temps de dévisager l’homme derrière le bureau.

— Et puis-je savoir qui vous êtes, monsieur ?

Del Garza dévisagea son visiteur pendant que les deux autres gardes prenaient position derrière lui. Le capitaine Alan Leighton était de fait un gentilhomme, le troisième fils d’un tout petit nobliau dont la famille était prête à payer pour qu’il quitte leur demeure ancestrale. En d’autres termes, il était moins utile qu’un docker ou un cantonnier. Et il n’aurait jamais gardé l’un ou l’autre de ces emplois, il se serait fait renvoyer en moins d’une semaine pour son incompétence. Sa place et son navire, on les avait achetés pour lui, il ne les avait pas gagnés, tandis que de meilleurs marins que lui avaient dû attendre. Le baron del Garza connaissait ce genre d’individus et les méprisait. Leighton était juste assez important pour causer des ennuis, mais pas assez pour avoir une réelle valeur.

— Je suis le gouverneur, répondit-il d’un ton aussi froid qu’une fenêtre en plein hiver.

Le capitaine s’agita nerveusement et fronça les sourcils. Del Garza avait un physique tout à fait quelconque, avec un visage de rat, et sa tenue était simple quoique coûteuse.

— Vraiment ? dit le capitaine d’un air dubitatif.

— Vraiment, répondit calmement del Garza. Asseyez-vous, capitaine Leighton, ajouta-t-il en désignant un tabouret devant le bureau.

Le capitaine regarda le siège, puis le gouverneur, d’un air incrédule.

— Là-dessus ? ricana-t-il. Mais cette chose va s’effondrer sous mon poids ! (Leighton se tourna vers l’un des gardes.) Toi, va me chercher une vraie chaise.

Del Garza se pencha vers son visiteur.

— Asseyez-vous, ordonna-t-il, si vous ne voulez pas qu’on vous y oblige.

Les deux gardes se rapprochèrent du fanfaron, prêts à s’emparer de lui pour l’asseoir de force. Pour la première fois, Leighton les regarda vraiment. Puis il cligna des yeux et s’assit, lentement, en dévisageant les occupants de la pièce les uns après les autres.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il d’une voix qui se voulait toujours aussi forte mais qui commençait à trembler.

En guise de réponse, del Garza se frotta le menton, couvert d’une barbe de trois jours, et le regarda comme un homme las regarde une mouche qui ne cesse de vrombir. La moindre irritation qu’il avait pu éprouver depuis le jour où il avait mis les pieds à Krondor lui revint en mémoire et prit pour cible cet individu qui n’était qu’une piètre excuse de marin. Del Garza décida que Leighton allait payer pour tout le monde.

— Vous ne devinez pas ? demanda-t-il entre ses dents serrées. Vraiment pas ?

Leighton le fixait des yeux comme une souris fascinée par un serpent.

— Non, finit-il par répondre.

Il voulut s’appuyer contre le dossier de son siège et se souvint juste à temps qu’il se trouvait sur un tabouret. Alors il se pencha en avant et repartit à l’attaque.

— Est-ce une plaisanterie ? Parce que si c’est le cas, elle est de très mauvais goût, et je puis vous assurer que je m’en plaindrai à votre supérieur.

— Ai-je l’air de plaisanter ? demanda del Garza. Me voyez-vous sourire ? Sommes-nous, mes hommes et moi, en train de rire ? Baignons-nous dans une atmosphère de joie et de camaraderie, d’après vous ?

Des gouttes de sueur apparurent sur le front du capitaine tandis qu’il lançait des regards nerveux autour de lui.

— Non, répondit-il en secouant la tête. Mais je ne sais toujours pas pourquoi je suis ici.

— Vous avez été arrêté pour trahison.

Leighton se leva d’un bond sans se soucier des gardes qui se rapprochèrent encore un peu plus.

— Comment osez-vous, monsieur ? Savez-vous qui je suis ?

— Vous êtes le dangereux idiot que l’on a soudoyé pour lever le blocus, expliqua del Garza. En temps de guerre, un acte de ce genre n’est rien moins qu’une trahison.

— Je n’ai rien fait de tel ! protesta le capitaine.

Le baron sourit.

— Savez-vous combien d’imbéciles ont tenté de mentir aux agents du duc ? demanda-t-il en désignant d’un geste nonchalant les deux gardes costauds et en pensant aux hommes supplémentaires qui attendaient dans le couloir. Généralement, on ne tarde pas à les entendre dire des choses comme « Arrêtez ! Je vous en prie, par les dieux, arrêtez ! »

— Je reconnais que mon navire a dérivé par rapport à sa position, lâcha Leighton. Cela arrive, n’y voyez aucun acte délibéré de ma part. La chaîne de l’ancre a rouillé, et la marée a emporté notre proue. Le fait que cela se soit produit à ce moment précis est une malheureuse coïncidence. Dès que j’ai entendu toute cette agitation, je me suis levé, je suis monté sur le pont et j’ai immédiatement rectifié la situation. Au pire, j’ai manqué à mon devoir, même si c’est un peu exagéré compte tenu des circonstances.

Del Garza haussa les sourcils et s’appuya contre le dossier de son fauteuil de commandant en croisant les mains sur son ventre parfaitement plat.

— Oh, vraiment ?

— Évidemment, répondit Leighton en retrouvant un soupçon de son attitude hautaine. Je vous le dis, mon bon monsieur, ces choses-là arrivent ; ce n’est la faute de personne. Nul n’aurait pu prédire qu’un navire choisirait ce moment précis pour…

— Nous savons que le Juste vous a soudoyé.

Le gouverneur attendit une explosion qui ne vint pas. Le capitaine se contenta de le dévisager, bouche bée. Il n’était donc pas seulement coupable, il manquait aussi de courage.

— Est-ce l’or qui vous a motivé ? Ou bien un sentiment de loyauté mal placé vis-à-vis de la famille du prince Erland ?

— Nous les connaissons depuis longtemps…, commença à dire Leighton.

Del Garza l’interrompit aussitôt.

— Vous feriez mieux de passer aux aveux, vous savez. Nous en avons la preuve.

Le capitaine secoua la tête sans mot dire.

— Oh, mais si, insista del Garza. Nous avons nos propres sources chez les Moqueurs.

Ils ne disposaient, bien entendu, ni des unes ni des autres. Aucune preuve, aucune source. Mais il était évident que les Moqueurs avaient pris part à la libération de la princesse Anita. C’étaient sûrement eux que ses hommes et lui avaient affrontés ce matin-là. De plus, tout son être lui disait qu’il était peu probable qu’un navire « dérive » ainsi pile au mauvais moment.

Le mensonge avait franchi ses lèvres facilement, car s’il devait répondre de la fuite d’Anita (ce qui était une certitude), alors d’autres allaient en répondre avant lui, et bien plus douloureusement.

Leighton s’humecta les lèvres.

— On ne peut guère appeler cela de la trahison.

Del Garza se pencha vers lui en haussant les sourcils d’un air incrédule.

— Mais si. Accepter délibérément un pot-de-vin et désobéir aux ordres en temps de guerre, ça n’est rien d’autre que de la trahison.

— Nous ne sommes pas en guerre contre les Moqueurs, argua le capitaine.

— Nous sommes toujours en guerre contre eux, rectifia del Garza. Le fait qu’elle n’ait jamais été officiellement déclarée n’en fait pas moins une guerre. Je puis vous assurer que ces voleurs et ces tueurs à gages sont et ont toujours été en lutte permanente contre les braves gens de Krondor.

— Ce sont de bien piètres adversaires, protesta Leighton.

— Vous trouvez ? l’interrompit del Garza en grimaçant un mauvais sourire. Mais puisque leur or est assez bon pour vous, pourquoi ne les considérerions-nous pas comme de dignes adversaires, au contraire ?

Le capitaine pinça les lèvres et prit une profonde inspiration.

— J’aimerais voir cette « preuve » que vous prétendez détenir.

Del Garza ne put s’empêcher de pouffer.

— Allez-vous maintenant clamer votre innocence après avoir pratiquement avoué votre faute ?

— Je n’ai rien fait de la sorte, rétorqua le capitaine. Voyons, vous allez devoir produire cette preuve à mon procès.

Le baron secoua tristement la tête.

— Seriez-vous donc prêt à infliger la honte d’un procès à votre famille quand vous connaissez déjà son inévitable conclusion ? Devons-nous leur prouver, ainsi qu’au monde entier, votre vilenie ?

Le visage de Leighton perdit toute couleur.

— Que suggérez-vous ? demanda-t-il, visiblement ébranlé.

— Rien de radical, rassurez-vous, répondit del Garza, brusquement généreux. Naturellement, vous ne pouvez pas garder votre place. (Il prit un document sur une petite pile de papiers et le poussa vers le capitaine, ainsi qu’une plume dans un encrier.) Donnez votre démission par la présente ; signez en bas de la page, ainsi que sur la page suivante, et nous vous renverrons chez vous. (Il sortit la plume de l’encrier et la tendit à Leighton avec un petit sourire.) Votre frère aîné ne sera pas le premier noble à devoir trouver une deuxième carrière à son cadet. C’est bien moins ennuyeux que de salir son nom de famille.

— C’est tout ? demanda le capitaine en prenant la plume à contrecœur.

— Nous nous occuperons du reste, acquiesça del Garza. Si vous voulez bien signer, ajouta-t-il en montrant l’emplacement voulu, au bas du document.

Leighton signa comme s’il était sous hypnose. Del Garza souleva le coin de la première page pour qu’il puisse signer sur la deuxième.

— Signez là aussi, si vous le voulez bien.

D’une main tremblante, le capitaine s’exécuta. Le gouverneur récupéra le document, saupoudra de sable les deux signatures et secoua les pages pour les faire sécher.

— Très bien. Il ne reste plus qu’un petit détail pour conclure notre affaire.

— De quoi s’agit-il ? demanda Leighton en s’épongeant le front avec un mouchoir.

Del Garza adressa un signe de tête aux trois gardes qui passèrent alors à l’action. Deux d’entre eux saisirent le capitaine par les bras tandis que le troisième lui passait un garrot autour du cou. Le tabouret se renversa dans un grand fracas, et les jambes de Leighton se retrouvèrent emmêlées entre les pieds du siège, si bien qu’il ne parvint pas à se mettre debout. Del Garza pencha la tête de côté et vit la conscience de sa mort imminente envahir les yeux du capitaine. Les talons de ce dernier martelèrent brièvement le sol. Quelques secondes plus tard, il mourut.

Le baron plia soigneusement le document et le scella.

— Pauvre homme, dit-il aux gardes. Transportez-le dans ses appartements et veillez à ce qu’il se pende à une solive robuste, car il était du genre corpulent. (Il tendit le document au chef des gardes.) N’oubliez pas de laisser sa lettre de démission et surtout sa confession bien en évidence.

Le garde sourit en prenant les papiers.

— C’est du travail vite fait bien fait, messire. Cela me donne le sentiment qu’on s’est un peu rattrapés.

Del Garza soutint son regard assez longtemps pour lui faire comprendre qu’il n’était pas sensible à la flatterie, puis il le congédia.

Resté seul, del Garza réfléchit. Leighton devait mourir, il n’y avait pas d’autre solution. S’il était resté en vie, tout le monde aurait fini par apprendre que le duc était vulnérable. Peu importait que Leighton ait agi par loyauté ou par cupidité. Ce qui comptait, c’était de savoir qui le duc Guy jugerait responsable de la situation quand il reviendrait du val des Rêves.

Del Garza pouvait mettre une bonne partie de cette responsabilité sur les épaules de Radburn, à juste titre. Il maintenait Krondor dans un étau de fer, provoquant le mécontentement de la population, et il en faisait voir de toutes les couleurs aux gardes du prince et aux constables, si bien qu’il en poussait plus d’un dans le camp du prince.

Mais la messe était dite, Erland était mourant, malgré tous les efforts des prêtres guérisseurs et des chirurgiens. Puisqu’il n’avait pas de fils, sa fille Anita était un prix de choix que convoitaient les ambitieux. Le roi n’ayant pas d’héritier, l’époux d’Anita se retrouverait d’office deuxième dans l’ordre de succession au trône. Guy du Bas-Tyra allait donc épouser Anita et devenir, dans un jour sans doute pas si lointain, le roi Guy premier du nom.

Del Garza se tapota le menton en se demandant ce qu’il pourrait lui-même en retirer. Il n’était pas de nature ambitieuse, mais les circonstances semblaient indiquer qu’il n’avait d’autre choix que de s’élever ou de choir. Le statu quo était impossible. Forcément, le baron préférait s’élever. Qui sait ? Peut-être obtiendrait-il un comté à l’Est, du côté de Rodez ?

Mais pour cela, il devait éviter la chute et survivre à la colère de Guy quand celui-ci apprendrait la disparition de la fille. Del Garza espérait que Radburn reviendrait bientôt avec la princesse, ou pas du tout. S’il avait la bonne grâce de se faire tuer, del Garza pourrait tout lui coller sur le dos. Mais cela voulait dire qu’il devait donner une longue liste de coupables au duc.

— Cray ! s’écria-t-il.

Quand le secrétaire du commandant de la garde apparut, il lui dit :

— Je veux les officiers et les sous-officiers de toutes les unités impliquées dans la mission de ce matin dans mon bureau dans une heure.

— Bien, messire, répondit Cray.

Del Garza se laissa aller contre le dossier de son fauteuil en savourant la façon dont le secrétaire s’était empressé de lui obéir. Il savourait également le privilège d’avoir pris possession du bureau du commandant. Et il appréciait la tête que Leighton avait faite quand il avait compris qui détenait le pouvoir à Krondor pour l’instant.

Mais comment se réjouir vraiment de tout cela quand son seigneur avait été humilié de la sorte ? Comment cette misérable gamine pouvait-elle abandonner son père ainsi ? Et pourquoi ? Parce qu’elle refusait l’honneur d’épouser le duc du Bas-Tyra, l’un des plus grands et des plus nobles seigneurs du royaume ? Comment cette petite peste osait-elle traiter le duc ainsi ?

Pauvre prince Erland, quel manque de chance d’avoir une enfant si ingrate ! En même temps, il ne valait pas beaucoup mieux qu’elle, car lui aussi avait défié la volonté de son seigneur. Ma foi, il n’aurait qu’à subir le sort auquel sa propre fille l’avait condamné. Peut-être qu’en enfermant le prince dans l’un de ses cachots les plus humides et en faisant savoir qu’il y resterait jusqu’au retour d’Anita… ? Ce serait nécessaire si Radburn ne revenait pas très vite avec la fille. Cela pourrait peut-être la convaincre de revenir de son propre gré. Et si le prince ne survivait pas à cette épreuve, ce serait un autre problème à mettre sur le compte de Jocko quand le duc reviendrait.

Del Garza soupira. Il préférait de loin la routine à l’inattendu. Mais au moins il savait ce qu’il avait à faire.

Ces voleurs, ces moins que rien, il fallait les mettre au pas, les faire rentrer dans le rang en les fouettant comme les chiens qu’ils étaient. Comment avaient-ils osé voler la fiancée de Guy du Bas-Tyra et se mêler de choses auxquelles ils n’entendaient rien…

Del Garza se calma, non sans effort. Il prit de grandes inspirations jusqu’à ce que son cœur retrouve un rythme normal. Il ne devait pas gaspiller ainsi sa colère. Il fallait la couver jusqu’à ce que les soldats arrivent, et ensuite seulement la libérer. Les choses allaient changer par ici, bientôt et pour toujours. Quand Guy du Bas-Tyra reviendrait du Sud, Krondor serait une cité ordonnée et sous contrôle. Oui, parfaitement, sous contrôle, pensa le gouverneur.

Il demanda une plume et un parchemin et rédigea la liste de tout ce qu’il y avait à faire. En premier lieu, il fallait arrêter le plus de Moqueurs possible en les tirant du trou noir où ils se terraient.