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MESURES DE RÉTORSION
Il y avait foule sur le carrefour.
Flora les Doigts Brûlants bavardait et riait avec ses amies en lançant des œillades coquines à tous les passants de sexe masculin lorsque le chariot s’arrêta à côté d’elle. Au début, elle n’y fit guère attention, car les rues étaient pleines d’hommes à pied, de porteurs lourdement chargés et de brouettes remplies de miches de pain dorées, de coupons de tissu, de boîtes et de ballots. Elle avait même vu passer une chaise à porteurs (et avait jeté un coup d’œil envieux à la courtisane à l’intérieur). Il y avait aussi, bien sûr, un grand nombre de chariots venus des fermes environnantes pour nourrir la ville.
Quand ce nouveau véhicule s’arrêta devant elle, Flora se rendit compte qu’il était différent. Il offrait même une vision curieuse avec ses côtés qui montaient très haut et ses arceaux comme s’il était destiné à être recouvert d’une bâche. Mais des barres horizontales étaient attachées aux arceaux à l’aide de lanières en cuir, si bien que le véhicule faisait penser à une cage sur roues. Il était conduit par deux soldats du Bas-Tyra et escorté par quatre autres militaires à pied. Leurs bottes cloutées faisaient contrepoint au fracas des roues cerclées de fer sur les pavés, et leurs hallebardes oscillaient au rythme de leur marche cadencée.
Certaines des amies de Flora s’écartèrent prudemment, car tout ce qui sortait de l’ordinaire représentait un danger. Mais la majorité des filles observaient la scène en gardant les bras croisés. De temps en temps, elles regardaient en direction des ruelles environnantes, mais elles ne bougeaient pas d’un pouce en dépit de leur méfiance. Après tout, les soldats représentaient une bonne partie de leur clientèle.
Un sergent descendit du chariot et s’approcha des filles avec la démarche chaloupée d’un homme qui a passé autant de temps sur le dos d’un cheval que debout sur ses pieds. Son caporal s’en alla baisser le hayon du véhicule et ouvrir la porte de la cage. Les autres membres de l’escouade appuyèrent leur hallebarde sur le sol et les entrecroisèrent en reliant entre elles les pointes effilées à l’arrière de leur arme, comme les poteaux d’une tente dépourvue de bâche.
Le sergent leva le menton de Flora et se retourna pour sourire à ses hommes qui s’approchèrent en souriant aussi d’un air mauvais. Il sentait la sueur, le cuir et la vinasse. La jeune fille en avait l’habitude, mais il sentait plus mauvais que d’autres, et elle grimaça avec un peu de dégoût. Elle secoua la tête pour se libérer et demanda avec un sourire nerveux :
— Je peux faire quelque chose pour vous, soldat ?
— Oui, répondit le sergent en se penchant vers elle, tu peux venir avec moi, ma petite fleur de trottoir, et toutes tes copines aussi. On organise une petite fête au château.
Il lui prit le bras d’une poigne cruelle avec un sourire en coin.
— Hé, pas besoin de me maltraiter, protesta sèchement Flora en essayant de lui échapper.
— Je suppose, reconnut-il aimablement. Mais, tu vois, j’en ai envie.
Sur ce, il l’attrapa par les cheveux et par la taille et la lança dans la cage où elle atterrit cul par-dessus tête. Son genou heurta quelque chose de dur, et la douleur fut assez forte pour lui faire monter les larmes aux yeux. Mais avant qu’elle ait eu le temps de se relever, les soldats lancèrent ses amies sur elle. Flora en eut le souffle coupé et eut bien du mal à retrouver sa respiration. Sous la violence de l’impact, elle se mordit l’intérieur de la lèvre et sentit le goût salé et cuivré du sang emplir sa bouche.
— Attendez ! s’écria-t-elle en retrouvant son souffle hors de la masse grouillante formée par ses amies. On n’a rien fait ! Pourquoi vous nous arrêtez ?
Autour d’elle, ce n’étaient que des cris stridents : protestations, sanglots, injures et hurlements de rage. Flora se remit debout grâce aux barreaux du chariot et vit deux de ses amies s’enfuir dans une ruelle en remontant leur jupe jusqu’aux genoux. Cela lui mit un peu de baume au cœur. Au moins, quelqu’un allait pouvoir prévenir le Juste. Furieuse, Flora secoua les barreaux en bois aussi fort qu’elle le put.
— Vous ne pouvez pas nous jeter en prison pour rien ! cria-t-elle.
Le sergent vint à sa hauteur et lui tapa sur les doigts avec sa main gantée de mailles en fer. Il ne frappa pas assez fort pour casser quoi que ce soit, mais suffisamment pour lui faire mal.
— Oh si, on peut ! répondit-il avec une attitude qu’on aurait pu prendre pour de la bonhomie, s’il n’avait eu cette lueur cruelle dans les yeux.
En voyant cela, Flora frissonna et se rappela ce que Jimmy lui avait dit sur les risques d’être à son compte.
Le sergent frappa dans ses mains, produisant un bruit sourd de métal qui s’entrechoque.
— Ce sont les ordres du gouverneur par intérim. On peut faire tout ce qu’on veut à des déchets comme toi, ce qui te servira de leçon. Maintenant, boucle-la et sois gentille, sinon je te pète les dents.
Flora porta ses jointures abîmées à sa bouche et obéit. La douleur lui semblait lointaine, moins réelle en tout cas que la façon dont son cœur battait à tout rompre sous l’effet de la peur.
Lorsqu’ils arrivèrent au château, la cage était pleine à craquer, et Flora était collée contre les barreaux, ce qui valait tout de même mieux que d’être au milieu, parce que là au moins, elle pouvait respirer à l’air libre d’un côté. Le chariot était rempli de putains, de mendiants et de quelques très jeunes pickpockets qui ne faisaient absolument rien d’illégal quand on les avait capturés. Les soldats avaient même arrêté plusieurs personnes qui étaient simplement trop pauvres ou qui se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment. Mais Flora avait remarqué que la plupart de ses compagnons d’infortune étaient des Moqueurs. Et cela lui faisait peur. De toute évidence, Jocko Radburn ne prenait pas à la légère l’implication des Moqueurs dans l’évasion de la princesse Anita.
Les portes du château se refermèrent après leur passage. Il y avait d’autres chariots dans la cour. Des soldats du Bas-Tyra les firent descendre de leur véhicule afin qu’ils rejoignent la file grandissante de prisonniers qui attendaient qu’on les escorte dans les cachots. Les bottes, les poings et l’extrémité cerclée de fer des hallebardes et des piques s’écrasaient sur les chairs sans discernement. Mais la plupart des jurons provenaient des soldats.
Les prisonniers gardaient presque tous le silence et ne laissaient échapper qu’un cri de douleur ici et là.
Jimmy dormit pendant toute une journée et toute une nuit. Il se réveilla en milieu de matinée trente-six heures après le départ de L’Eau vive. Il s’étira langoureusement, se leva et enfila des vêtements propres, ou plutôt les haillons bien aérés qu’il avait laissés dans cette chambre la dernière fois qu’il y avait dormi. Puis il descendit l’escalier en restant, d’instinct, près du mur, là où les marches risquaient le moins de grincer. Dans l’ensemble, il aimait le fait de grandir, mais il ne pouvait nier qu’il était plus lourd, et il apprenait à compenser par son talent le poids qu’il avait pris.
— Si tu veux un petit déjeuner, t’as qu’à aller le chercher ailleurs, le prévint sa propriétaire, une vieille sorcière édentée aux yeux chassieux qui le dévisageait d’un air peu amène.
— Loin de moi l’idée de vous embêter avec ça, répondit galamment Jimmy. J’avais besoin de sommeil plus que d’un petit déjeuner, de toute façon, ajouta-t-il en souriant.
— À ton âge ? ricana la vieille.
— C’était un long voyage, cette fois, répondit simplement Jimmy.
De fait, cette expérience avait été une espèce de voyage dans un tout autre monde. Mais il était temps à présent de revenir dans son monde à lui. D’abord, il comptait voir ce qui se passait au Repos des Moqueurs. Ensuite, il commencerait à réfléchir à une carrière plus ambitieuse que détrousser les badauds sur le marché.
Il était l’apprenti de Charlie le Long depuis quelques mois, même s’il avait mis son apprentissage entre parenthèses depuis qu’il était tombé sur le prince Arutha tentant d’échapper à Jocko Radburn en personne.
Le prince, Martin l’Archer, son maître forestier, et Amos Trask, le légendaire Trenchard le Pirate, étaient entrés secrètement en ville quelques jours auparavant. Ils avaient tenté de dissimuler leur présence mais, du point de vue de Jimmy, ils étaient repérables comme des taureaux dans un enclos de moutons. Au moment où Jimmy avait croisé Radburn et Arutha, le Juste avait déjà fait savoir qu’il voulait qu’on lui amène ces trois étrangers.
Jimmy savait qu’il se tramait quelque chose entre les contrebandiers et les Moqueurs, quelque chose qui allait au-delà de leur difficile trêve, car il avait vu les hommes de Trevor Hull aller et venir dans des parties des égouts qui se trouvaient sur le territoire des Moqueurs. Mais Jimmy n’était qu’un gamin, aussi talentueux soit-il. Il ignorait alors que la princesse s’était enfuie du château.
Il l’avait appris en tombant sur Arutha, et s’était retrouvé au cœur d’un complot qui avait pris fin lorsque Anita, Arutha et leurs compagnons avaient réussi à quitter la ville. Plus qu’un conspirateur, Jimmy était devenu un compagnon pour le prince Arutha et la princesse Anita pendant qu’ils attendaient l’occasion de s’enfuir. Il avait joué son rôle dans l’affaire, reçu une récompense royale et découvert, pour la première fois de sa jeune existence, l’envie de se battre pour quelque chose de plus grand que lui.
Un tel triomphe ne lui donnait guère envie de retourner apprendre à crocheter des serrures sous la tutelle de Charlie le Long. De plus, cela faisait longtemps qu’il maîtrisait cet art difficile, et les serrures sur lesquelles il avait eu l’occasion de travailler ne présentaient aucune difficulté particulière. Franchement, cet apprentissage l’ennuyait. Au fond de lui, Jimmy sentait qu’il était promis à un destin plus enthousiasmant. Parfois, il avait l’impression que Charlie lui donnait des exercices fastidieux juste pour ne pas l’avoir dans les jambes. Avant même cette aventure avec Arutha et Anita, Jimmy avait eu envie de chercher un nouveau mentor. La vie est trop courte pour la passer à attendre ce que je mérite, se disait-il.
Il songea qu’il devrait, ce jour-là, voler une tenue convenable. Même lui trouvait que les vêtements qu’il portait sentaient mauvais.
Ou je pourrais en acheter, pour une fois.
Mais d’abord, il devait aller voir un changeur.
Celui-ci exerçait son activité dans une étroite échoppe au fond d’une ruelle, signalée par une balance sur l’enseigne au-dessus de la porte. Mais la peinture était tellement écaillée que seul un soupçon d’or se voyait encore sous la saleté. Jimmy sauta par-dessus le filet d’eau plein d’immondices au milieu de la voie et salua d’un hochement de tête le gros bras qui montait la garde devant la boutique en polissant les briques avec son épaule. Tant qu’un Moqueur se trouverait à l’intérieur de l’échoppe, le gros bras inventerait une excuse pour empêcher n’importe qui d’autre d’entrer.
Ference, le changeur, leva les yeux et reconnut le jeune garçon.
— Ah, Jimmy ! Que puis-je faire pour toi ?
Jimmy sortit sa bourse de sous sa tunique et, d’un geste du poignet, déversa une demi-douzaine de pièces sur le comptoir. Les autres étaient en lieu sûr, cachées au-dessus d’une poutre du plafond, dans sa chambre.
— De l’or ? dit Ference en regardant les pièces, grosses comme l’ongle de son pouce, que Jimmy poussa dans sa direction.
Le changeur était un individu d’âge moyen au visage fin et ridé, avec les yeux plissés de quelqu’un qui passe trop de temps à s’inquiéter de son coffre-fort au lieu de dormir. Il affectait la mise sobre et respectable d’un marchand prospère.
— Deviendrais-tu ambitieux, Jimmy, mon garçon ?
— C’est de l’argent honnêtement gagné, pour une fois, répondit l’intéressé.
Le pire, c’est que c’était vrai. Il surveilla de près la balance tandis que l’or du prince Arutha se transformait en un tas de pièces en cuivre et en argent usées qui attireraient beaucoup moins l’attention. La vigilance du Juste obligeait les hommes comme Ference à rester modérément honnêtes. S’ils essayaient d’escroquer les Moqueurs, ils se retrouvaient avec un bras cassé en guise de premier avertissement. (Ensuite, ça s’aggravait.) Mais ça ne faisait pas de mal d’être soi-même vigilant.
— Là, dit finalement le changeur. Ça sera beaucoup plus discret.
— C’est exactement ce que je me disais, dit Jimmy en souriant.
Il s’acheta une ceinture avec des poches pour y glisser ses pièces, car une bourse pleine et clinquante attirait l’attention, puis il ressortit de la boutique.
— Tourtes au porc ! Tourtes au porc ! entendit-il.
Ces mots lui firent monter l’eau à la bouche, étant donné qu’il avait manqué le petit déjeuner.
— Deux de vos meilleures tourtes, maîtresse Pease, demanda-t-il pompeusement.
La marchande posa les poignées de sa brouette et prit deux tourtes encore chaudes. L’odeur fit saliver Jimmy encore plus, d’autant que les tourtes de maîtresse Pease contenaient réellement du porc et non du lapin, du chat ou d’autres préparations encore moins ragoûtantes. Jimmy mordit avidement dans l’une des tourtes.
— On se sent riche, ce matin, à ce que je vois, dit la marchande lorsqu’il lui tendit quatre sous de cuivre.
— Un dur labeur et une vie rangée, maîtresse Pease, il n’y a pas de secret, répliqua-t-il.
L’éclat de rire de la marchande lui secoua tout le corps, qu’elle avait grassouillet.
En même temps, une cuisinière maigre ne ferait pas bonne publicité à ses produits, n’est-ce pas ? se dit Jimmy.
Il arrosa les tourtes d’une chope de cidre qu’il acheta à un autre marchand ambulant, puis il s’assit au soleil en rotant avec contentement, le dos appuyé contre la margelle d’un puits.
Il était occupé à se lécher les doigts quand il reçut un caillou sur le haut du crâne.
Aïe, se dit-il avant de lever les yeux.
Il aperçut le visage de Charlie le Long qui l’épiait du haut d’un pignon. « Présence requise au Repos des Moqueurs, lui dit-il en langage des signes. Tout de suite. Sans attendre, pas d’excuse. »
Jimmy termina son cidre cul sec et se dépêcha de rendre la chope au marchand qu’il remercia poliment. Puis il se dirigea vers la ruelle la plus proche.
Une fois dans les égouts, il s’élança au pas de course et traversa avec assurance même les endroits où il faisait noir comme dans un four. Il passa devant les gardes que les Moqueurs postaient à divers points stratégiques et qui semblaient inhabituellement alertes ce jour-là. Non pas que Jimmy les ait jamais vus autrement que les yeux grands ouverts. Si vous vous endormiez ou si vous preniez une cuite pendant votre tour de garde, vous risquiez de vous retrouver salement blessé ou sérieusement mort.
Pour Jimmy, l’odeur qui régnait dans ces souterrains était familière bien que forte. D’un coup d’orteil, il envoya valser un rat plus agressif que ses congénères. Le couinement de la bestiole s’interrompit dans un bruit sourd. Il fallait faire attention à la vermine qui ne s’enfuyait pas devant vous, car il était possible qu’elle soit porteuse d’une maladie quelconque. Jimmy avait vu un homme l’écume à la bouche après une morsure de rat, et c’était une vision qu’il n’était pas près d’oublier.
Le Repos était en ébullition, comme une fourmilière dans laquelle on aurait donné un coup de pied. Mais les fourmis ne produisaient pas un tel vacarme et elles ne remuaient pas les bras au risque de cogner quelqu’un en pleine tête. Des personnes agitées passaient d’un groupe à l’autre, et tout le monde semblait parler en même temps. Jimmy repéra, un peu à l’écart de la foule, un gamin qu’il connaissait. Il alla lui demander ce qui se passait.
Le garçon, surnommé Larry les Grandes Oreilles parce que les siennes étaient énormes, était tendu comme la corde d’un arc. Il répondit à Jimmy sans quitter des yeux la scène qui se déroulait devant eux :
— Les hommes du Bas-Tyra sont en train d’arrêter les filles, les mendiants et tous ceux sur qui ils peuvent mettre leurs sales pattes. Ils ont emmené Gerald.
Jimmy dévisagea son copain d’un air stupéfait. Gerald était le petit frère de Larry. Il ne devait pas avoir plus de sept ans. Jimmy savait que Radburn était un salopard vindicatif, mais de là à arrêter des bébés…
— Est-ce qu’il était en train de chap… ? voulut-il demander.
— Non ! protesta Larry en lançant un regard noir à Jimmy. Il ne faisait rien, il jouait, simplement, comme tous les gamins !
— Maudit soit Radburn, marmonna Jimmy tout bas.
— Maudit soit-il, c’est sûr, approuva Larry. Mais c’est la faute à del Garza. Radburn est parti, il a embarqué moins d’une heure après que la princesse s’est échappée.
Jimmy cligna des yeux, surpris, encore une fois. Si Larry savait que c’était la princesse qui avait fui cette nuit-là, alors tout le monde était au courant. Au temps pour les secrets.
— Del Garza a pris le commandement de la ville et il est mauvais comme pas deux, ajouta Larry.
Mauvais et rusé comme un renard, songea Jimmy en réfléchissant à toute allure. La princesse est partie, Radburn est à sa poursuite… Del Garza va vouloir faire porter le chapeau à un certain nombre de gens quand le duc rentrera. Au moins, Radburn pourra dire qu’il est parti à sa recherche immédiatement. C’est quoi, déjà, ce vieux dicton ? « La victoire a mille pères, mais la défaite est orpheline. » Del Garza veut réunir le plus de candidats possible pour jouer le rôle du père de la défaite.
— Del Garza est un serpent issu du même œuf que Radburn, ajouta Larry passionnément. Il mijote quelque chose, et rien ne l’arrêtera, même s’il doit faire du mal à un petit garçon !
Jimmy approuva d’un hochement de tête.
— Mais on ne le laissera pas faire, annonça-t-il calmement. Voyons voir comment le Juste va réagir. S’il ne prend pas la bonne décision, ma foi, on verra ce qu’on peut faire.
Puis il donna une bourrade à Larry et lui demanda :
— Tu me suis ?
Le gamin acquiesça, les yeux remplis d’espoir.
— Qui d’autre, à ton avis, sera d’accord avec nous ? ajouta Jimmy tout bas.
— Je vais essayer de le découvrir, répondit Larry en passant sa manche sale sur ses yeux, laissant au passage des traces noires sur sa peau.
— Moi aussi, dit Jimmy. Mais on n’en reparlera pas tant qu’on ne saura pas ce qui va se passer. (Il pensait au Juste et à ses lieutenants, bien sûr, mais aussi à del Garza.) Faisons un tour, voyons voir ce qu’en disent les autres.
Larry acquiesça. Tous deux se séparèrent.
— Est-ce que les maisons de passe ont été visées aussi ? demandait un gros individu à un groupe de prostituées. Parmi celles qui nous appartiennent, je veux dire.
— Pas encore, répondit l’une des femmes, qui avait un nez très pointu et semblait avoir bien plus de quarante ans. Mais si cette rafle ne permet pas au vieux Jocko d’obtenir ce qu’il veut, elles seront les prochaines sur sa liste. Ce sont des cibles faciles.
— Beaucoup de gentilshommes se rendent dans ces maisons, intervint l’une de ses amies. Ils n’aimeraient pas qu’on se mêle de leurs plaisirs.
— Oh, comme si ça pouvait effrayer la police secrète, ricana Nez pointu. Ils adoreraient pouvoir faire chanter un gentilhomme, justement, ou un riche marchand doté d’une épouse jalouse. Retenez bien ce que je vous dis là : même si ce salopard obtient ce qu’il veut, il s’attaquera aux maisons de passe ensuite.
— Tu as raison, reconnut son gros interlocuteur. Pourquoi s’arrêterait-il en si bon chemin ?
Jimmy était d’accord avec eux. Il était même surprenant, en fait, que la police secrète ne soit pas déjà passée à l’action. Radburn était suffisamment malin pour voir les bénéfices qu’il en tirerait. C’était une étape logique pour un salopard sans âme et assoiffé de pouvoir, bien plus que de rafler des filles des rues. Il y avait beaucoup à apprendre des lieux de plaisir, où les murs avaient des oreilles, au sens propre, grâce à des cabinets secrets dissimulés derrière de faux murs. Plus d’un marchand payait volontiers un petit supplément mensuel aux matrones qui dirigeaient ces établissements afin qu’elles espionnent les confidences avinées que leurs rivaux faisaient à leur favorite. Jimmy n’avait aucun mal à imaginer un agent de la Couronne écoutant ces confidences à la place de la mère maquerelle.
Avant même les événements de la semaine précédente, la rumeur prétendait que Guy du Bas-Tyra voulait devenir le prochain prince de Krondor et que Jocko Radburn caressait l’ambition d’être élevé duc de Krondor. Les nobles de l’Ouest ne manqueraient pas de protester ouvertement au congrès des Seigneurs, mais ils pourraient bien se taire s’ils avaient quelque chose à cacher. Et puis, plus Radburn et del Garza parviendraient à tirer des résultats positifs de cette pagaille, plus le duc serait enclin à leur pardonner quand il rentrerait.
Jimmy repéra Neville le Puant assis tout seul dans un coin. Cela n’avait rien d’étonnant compte tenu du fumet qu’il dégageait, à base de vieille sueur, mais pas que. Le mendiant avait fréquemment visité les geôles de Krondor ; il possédait peut-être des infos utiles, tout dépendait s’il avait les idées claires ou pas.
Jimmy s’accroupit devant le vieux mendiant et agita une pièce d’argent sous son nez. C’était le meilleur moyen d’attirer son attention. Petit à petit, Neville cessa de se balancer et commença à suivre la pièce du regard. Puis il tendit la main pour l’attraper, mais Jimmy s’empressa de la mettre à l’abri dans son poing fermé.
— Neville, j’ai besoin d’informations, lui dit-il.
Le vieillard le dévisagea. Il était cinglé, mais une espèce d’intelligence rusée rôdait au fond de ses yeux. Après tout, il n’était mort ni de faim, ni de froid, et il n’avait pas encore été roué de coups par des ivrognes.
— Qu’est-ce t’veux savoir ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.
— Parle-moi des cachots du château, répondit Jimmy. Je veux savoir tout ce dont tu te souviens.
Neville pouffa jusqu’à ce qu’il s’étrangle, puis il toussa tant que Jimmy s’attendait à le voir cracher un morceau de poumon. Agacé, parce qu’il devinait que la toux était une façon de demander à boire, Jimmy alla acheter une chope de bière pour le vieux mendiant.
Comme de bien entendu, la toux cessa dès que Neville eut la chope entre les mains, qu’il avait noueuses.
— Va te falloir plus d’une pièce d’argent pour en savoir autant, marmonna le vieillard d’une voix éraillée avant de boire une gorgée.
— Combien ? demanda Jimmy.
Neville haussa les épaules.
— Vingt, répondit-il en sachant pertinemment qu’il ne les aurait jamais.
Jimmy se leva et fit mine de s’éloigner.
— Hé ! le rappela Neville, visiblement énervé. Où t’vas ?
— Parler à quelqu’un qui n’est pas fou, lança Jimmy par-dessus son épaule.
— Reviens ici ! ordonna le mendiant. T’sais donc pas marchander ? Qu’est-ce t’veux me donner ? J’suis fou, pas stupide.
Jimmy exhiba de nouveau sa pièce d’argent. Neville recommença à se balancer en marmonnant des choses incompréhensibles.
— Donne-m’en trois, réclama-t-il.
— J’ai déjà dépensé deux sous de cuivre pour ta bière. Je refuse de gaspiller du bon argent. Donne-moi quelque chose en échange, et si je juge que ça vaut plus, je te paierai plus.
— Ça m’va, dit Neville à contrecœur. Qu’est-ce t’veux savoir ?
Jimmy s’assit devant lui en respirant par la bouche pour supporter la puanteur prodigieuse du vieillard. Il l’interrogea à propos des cachots : à quelle profondeur se situaient-ils, comment y entrer, combien de cellules, combien de gardes, la fréquence de rotation des gardes, la fréquence des repas des prisonniers, est-ce qu’on venait rechercher leur écuelle ? Neville le Puant répondit à toutes les questions sans lâcher des yeux le jeune voleur. À chaque nouvelle réponse, le cœur de Jimmy s’alourdissait un peu plus.
— Est-ce qu’il y a un moyen de sortir sans que les gardes le sachent ? finit-il par demander.
Neville le Puant aboya de rire.
— Par la déesse de la chance, qui me déteste, comment j’le saurais ? J’ai jamais essayé d’en sortir. Ça en vaut pas la peine. J’y ai jamais passé pus de quatre jours !
— Tu sais si quelqu’un a déjà réussi à s’évader ? demanda Jimmy en se penchant vers lui.
Le vieux mendiant pouffa et agita un index sale sous le nez du jeune voleur.
— Qu’est-ce t’en as à faire ? Jocko t’a volé ta chérie ?
Le regard de Jimmy se durcit.
— Tu n’as plus que trois dents, Neville. Tu veux vraiment que je te pète les dernières ?
Vif comme un serpent, le vieillard attrapa le bras de Jimmy avec une force surprenante.
— Essaie un peu, pour voir, gronda-t-il. Sale morveux ! (Il repoussa le jeune garçon.) Tu crois que j’suis resté en vie aussi longtemps par accident ? Que Lims-Kragma, la grande déesse de la Mort, m’a p’tète juste oublié ? C’est ça ? Ah ah ! P’tit con ! ajouta-t-il en crachant sur le côté.
Jimmy en déduisit que le vieillard avait toujours envie de gagner sa pièce d’argent. S’il avait fini de parler, Neville lui aurait probablement craché dessus. Et j’aurais été obligé de tuer ce vieux salopard. Ou de me pendre. Oui, l’idée de se faire cracher dessus par Neville le Puant était révoltante à ce point-là.
— Sais-tu, répéta-t-il d’un ton calme, si quelqu’un a déjà réussi à s’échapper ?
Le vieil homme regarda sur le côté en secouant la tête et balaya la question d’un geste.
— Est-ce qu’il existe une issue que les gardes ne surveillent pas ? demanda Jimmy en désespoir de cause.
— J’vois que la bouche d’évacuation dans le sol de la grande cellule. (Il pouffa de nouveau en lançant un regard diabolique à Jimmy.) Mais t’aimerais pas, c’est le trou dans lequel on pisse.
Jimmy le contempla en réfléchissant à toute allure. Non, ça ne lui plaisait pas, mais ça ouvrait des possibilités.
— Cette bouche d’évacuation, elle donne sur les égouts ? Ou est-ce que le château a un déversoir qui donne directement sur le port ?
Neville rit de nouveau. Jimmy se dit que ce vieux grincheux prenait beaucoup trop de plaisir à cette discussion.
— Comment j’le saurais ? Tu crois que j’suis ma pisse pour voir où elle va ? Le trou est grand comme ça !
Il écarta les mains pour montrer un cercle de la taille d’une assiette. Le cœur de Jimmy sombra de nouveau.
— Hé ! fit Neville en poussant le garçon avec l’index. Peut-être que le Juste connaît un moyen de sortir de prison. Pourquoi t’vas pas lui demander ?
Il partit d’un grand éclat de rire. Jimmy se leva et fit de nouveau mine de s’éloigner.
— Hé ! s’écria le mendiant d’une voix stridente. Où est mon argent ? ajouta-t-il en tendant une main maigrichonne.
Jimmy lui lança l’unique pièce d’argent qu’il lui avait proposée.
— Hé ! protesta Neville le Puant. T’avais dit que tu m’en donnerais plus. On avait un marché.
— Je t’avais dit que je t’en donnerais plus si je jugeais que tes infos valaient plus, répondit froidement le jeune voleur. C’était ça, notre marché. Donne-moi des détails que je peux utiliser.
Le vieil homme marmonna dans sa barbe en couvant Jimmy d’un regard furieux. Mais quelque chose retint le jeune garçon.
— La bouche d’évacuation donne sur les égouts, finit par concéder Neville. Mais le tunnel est à moitié éboulé, c’est pas un endroit sûr.
— Et la bouche d’évacuation ? demanda Jimmy. Est-ce que quelqu’un peut s’y glisser ?
Neville tourna la tête d’un côté puis de l’autre, comme pour protester face à ce flot incessant de questions. Puis il acquiesça.
— Elle était plus grande avant, reconnut-il. Ils l’ont réduite avec des pierres et du mortier. Le conduit est assez large pour quelqu’un de maigre. Donnes-y un ou deux bons coups de pied, et la bouche s’agrandira, juste assez pour qu’on puisse y ramper si on est pas trop gros.
Brusquement, Jimmy vit clair dans le jeu du vieux mendiant.
— Tu l’as fait ! l’accusa-t-il. Tu t’es servi de ce conduit d’évacuation pour t’échapper !
Neville se mit alors à faire de grands gestes frénétiques, comme pour lui dire de s’en aller et de le laisser tranquille s’il ne voulait pas d’ennuis. C’était une attitude qu’il avait perfectionnée au cours de sa longue carrière face aux badauds.
Mais Jimmy, pas du tout impressionné, le menaça d’un index accusateur.
— Arrête ça ! (Il le regarda d’un œil noir jusqu’à ce que le vieillard se calme et lui rende son regard furieux.) Maintenant, reprit-il calmement, dis-moi ce que je veux savoir. Si c’est vrai, je te donnerai ça. (Pendant une fraction de seconde, il exhiba une pièce d’or.) Si tu mens, tu n’auras rien.
Une pièce d’or représentait une véritable fortune pour un type comme Neville. Ça lui permettrait d’acheter au moins cinquante chopes de bière, voire une centaine s’il se contentait du vil breuvage qu’on vendait dans le quartier pauvre. Il réfléchit en se mâchonnant les lèvres.
— Pourquoi pas ? finit-il par dire. C’est pas un si grand secret. J’étais un voleur dans mon jeune temps. Ils m’ont attrapé, pourtant c’était pas facile.
Un sourire songeur apparut sur le visage de Neville le Puant. Juste au moment où Jimmy commençait à se dire qu’il allait devoir le secouer pour le ramener au moment présent, le vieillard se remit à parler.
— Ils allaient me pendre, cracha-t-il. Mais j’savais qu’avec un peu de temps et de patience, j’réussirais à sortir. Y avait une grille, ajouta-t-il en désignant le sol avec un doigt sale.
Par réflexe, Jimmy regarda par terre, puis fit la grimace.
— Pas très large, mais moi j’pouvais passer. (Neville se tortilla sur place en levant les bras au-dessus de la tête comme s’il essayait de se faufiler dans un espace étroit.) J’arrive à disloquer mes épaules, ajouta-t-il en éclatant de rire devant l’air dubitatif du jeune voleur.
Pourtant, Jimmy avait déjà entendu parler de ce genre de choses, mais il avait du mal à croire qu’une telle épave puisse posséder un attribut aussi utile.
Neville se donna une tape sur le genou en continuant de rire. Il fallut attendre quelques instants pour qu’il reprenne le cours de son récit.
— À cette époque-là, la grille était même pas scellée ; ils pensaient pas que quelqu’un puisse descendre dans ce conduit. (Il secoua la tête en souriant jusqu’aux oreilles.) J’aurais bien aimé voir la tronche qu’ils tiraient quand ils sont venus me chercher.
— Alors, où est-ce ? demanda Jimmy.
Le regard de Neville se perdit dans le vide tandis qu’il essayait de se rappeler le chemin en traçant un plan dans les airs.
— Faut prendre le quatrième tunnel au croisement en étoile, dit-il d’une voix hésitante. Non, non, le deuxième…
Il se tut, puis reprit, d’un ton plus animé :
— Va vers le port, en choisissant toujours la voie la plus basse… Non, non, ça mène aux réservoirs. Faut pas aller là-bas. (Il souffla d’un air impatient.) J’sais y aller, j’sais juste pas comment l’expliquer.
Jimmy se releva.
— Montre-moi alors. Ça sera plus simple.
Le vieux mendiant le regarda comme s’il venait de lui suggérer de se déshabiller pour danser sur une table vêtu de son seul pagne.
— Pas pour moi ! protesta Neville en agitant sa chope. J’suis tout à mon aise ici.
Il montra son environnement comme si c’était l’endroit le plus confortable de la ville.
— Quatre pièces d’argent en plus de la pièce d’or si tu me conduis au bon endroit, proposa Jimmy en se penchant au risque de perdre son odorat.
Les yeux dans le vide, Neville recommença à mâchonner ses lèvres sans répondre.
Jimmy attendit. Il était impatient mais se savait à la merci de l’autre. Il devait inverser la situation avant que le mendiant lui soutire tout son argent.
— Je t’achèterai une demi-gourde de vin pour le voyage, proposa-t-il. Tu pourras garder ce qui restera quand on sera arrivés à destination.
— Une gourde pleine, marchanda Neville.
— Une demie.
— Une pleine ! C’est assez loin, tu sais !
— Marché conclu.
Non sans réticence, Jimmy tendit la main.
Neville cracha dans la sienne et s’empara de celle du gamin avant qu’il puisse se défiler. Puis il partit d’un énorme éclat de rire en voyant sa mine dégoûtée.