Recueillir des données exploitables pour la recherche dans des lectures ou des échanges épistolaires ; transformer son propre vécu en des observations qui ont valeur scientifique ; écrire des articles et des livres ; co-écrire ; participer à des entreprises de recherche collectives sont d'autres aspects du travail auquel Mauss s'est quotidiennement astreint tout au long de sa vie de chercheur.
Son éclectisme sans pareil, sur lequel ses principaux commentateurs et critiques ont souvent insisté, apparaît surtout dans deux pratiques qu'il mania avec un rare talent, celle de la citation et celle de l'enseignement.
L'analyse de ses logiques citationnelles montre sans peine que Mauss a principalement cité des proches (Lévi, Frazer, Hubert...) ou des auteurs avec qui il était en relation épistolaire (Hartland, Strehlow...). Si la plupart de ses citations reflètent sa position et ses ressources, elles permettent également de suivre, avec précision, l'évolution de la manière dont il concevait le dialogue entre plusieurs disciplines.
Formidable enseignant, capable de boutades et de digressions sans fin, Mauss pouvait traverser plusieurs civilisations à la recherche des variantes d'un même phénomène. En même temps, il pouvait aussi critiquer des observations de terrain, corriger des analyses linguistiques ou techniques déficientes, tout en profitant de l'occasion pour relativiser l'apport de certaines grandes écoles théoriques comme celle des diffusionnistes de la revue Anthropos dirigé par le père W. Schmidt. On peut revenir à la manière dont Mauss désigna explicitement la mission de ses trois enseignements : à l'École pratique, celui-ci est historique, critique et non comparatif ; à l'Institut d'ethnologie, il est de pure description ; au Collège de France, à partir de 1930, il s'agit de mettre en œuvre une histoire comparée des sociétés{277}.
Collectées année après année afin d'être édités dans l'Annuaire de l'École pratique des hautes études, les résumés de ses séminaires nous informent sur les grands thèmes que Mauss souhaitait aborder. Mais est-ce de cela dont il parla lors de ses séances ? À la manière dont certains auditeurs ont décrit la teneur de son séminaire, on peut en douter. Roland Barthes avait sans doute vu juste en définissant cette pratique du séminaire comme un lieu à part dans l'enseignement : « Aucun savoir n'est transmis, aucun discours n'est tenu : l'enseignement est déçu{278}. »
André Leroi-Gourhan, par exemple, rappela comment Mauss arrivait toujours dans ses cours avec un livre sous le bras, construisant entièrement sa séance autour d'une lecture critique : « Homme d'une confusion géniale. Il mélangeait un peu tout et il en sortait des choses inoubliables. [...] Il avait une façon de construire ses phrases qui suggérait les choses sans les déclarer de façon inflexible{279}. » Pour Maurice Leenhardt, Mauss était un savant causeur qui enseignait comme il écrivait ses textes, en cherchant toujours l'idée féconde et en essayant d'en exalter les potentialités. Germaine Dieterlen, spécialiste des Dogon et des Bambara, proche de Michel Leiris et de Denise Paulme, ajoute, quant à elle, que les leçons de Mauss n'étaient ni des exposés ni des commentaires, mais des « dialogues » qui se poursuivaient avec ceux qui l'accompagnaient pendant le parcours qu'il faisait à pied pour rentrer chez lui : « Ainsi nous passions des méthodes de l'enregistrement sur le terrain, de l'établissement d'une bibliographie, de l'examen des monuments figurés (auxquels il attribuait une très grande importance), aux rites des habitants des Trobriands ou des Aborigènes d'Australie, à l'examen des épopées des peuples d'Europe du Nord{280}. » Pour Henri Lévy-Bruhl, juriste et spécialiste de l'histoire du droit, son enseignement était « vivant, suggestif, plein de vues originales et brillantes ». Partant d'un texte, « il exposait avec une pénétration parfois géniale les institutions de ces peuplades lointaines dont il ne devait jamais avoir le contact direct, et qu'il connaissait surtout par les descriptions données par les grands anthropologistes anglais et américains{281} ». A. G. Haudricourt, avec qui Mauss eut une importante correspondance durant son séjour en Russie, en 1934-1935{282}, se souvient d'un enseignement méthodologique et technique, sans véritable doctrine, et essentiellement tourné vers l'observation concrète des faits et la compréhension du fonctionnement des sociétés humaines et de leur évolution{283}. Une impression partagée par des auditeurs étrangers, comme le sociologue Lewis Coser, qui indique que Mauss « faisait des cours sur des questions de parenté assez obscures et difficiles{284}. »
De 1901 à 1940, Mauss donne annuellement deux séminaires à l'École pratique. Il alterne un séminaire le lundi, à partir de ses recherches personnelles sur les formes élémentaires de la prière, et un le mardi, souvent à partir d'un texte ou d'un document qu'il s'agissait de présenter et de critiquer. Ce partage, rappelle Mauss dans sa leçon inaugurale, avait été initié par son prédécesseur, Léon Marillier, lui aussi grand lecteur et critique pour la Revue d'histoire des religions. Les résumés rédigés chaque année par Mauss montrent une évolution certaine de ses centres d'intérêts, de l'histoire des religions stricto sensu à une anthropologie de l'homme total, de l'homme comme être vivant, conscient et vivant en société.
Entre 1902 et 1904, il s'agit de définir le rite religieux de la prière en se basant sur l'inventaire des documents ethnographiques disponibles sur les rituels oraux australiens, en particulier les travaux de Spencer et Gillen et les observations d'Howitt et d'Haddon faites lors de l'expédition du détroit de Torrès. De 1904 à 1906, Mauss s'attaque à la question du rapport de la famille et de la religion en Amérique du Nord. En 1906-1907, il change à nouveau d'aire géographique et culturelle et décide d'engager une analyse du tabou polynésien. Il s'agit, écrit-il, de dresser un « inventaire », un « catalogue » des interdictions rituelles, mais aussi de faire « un classement » des faits. L'année suivante, et jusqu'en 1910, c'est le domaine africain qui retiendra son attention. Le but est alors d'établir des instructions de sociologie descriptive. Mais là encore, rappelle-t-il, l'objectif premier est de dresser « une sorte d'inventaire des faits ».
Jusqu'à son engagement militaire en 1914, Mauss se tourne à nouveau vers l'Australie, profitant en 1912 de la publication des Fonctions élémentaires de la vie religieuse de Durkheim pour tenter d'analyser à nouveaux frais la question des chants religieux et essayer de « classer » les formes que revêt le rituel oral dans les religions primitives.
Lorsqu'il reprend ses séances en 1920, les rituels oraux australiens continuent d'être un objet central. Cependant, il n'est plus question de dresser des inventaires ou des catalogues de faits mais d'aborder désormais « l'ensemble » du rituel du « corrobori » et plus généralement de l'« intichiuma », la cérémonie totémique par excellence de l'ouest australien. Cette nouvelle analyse doit lui permettre d'aborder la question du caractère religieux des phénomènes esthétiques puis, à partir de 1924-1925, celle des origines de l'art dramatique. De 1927 à 1932, toujours à partir des rituels oraux australiens, il aborde la question des tabous linguistiques et de l'art poétique, puis cherche à illustrer la relation complexe entre mythes et rites à partir de l'exemple nord-sibérien afin de constater, en particulier chez les Ainos, « de remarquables analogies de tous ces cultes avec ceux des tribus de langue turco-mongole ou de langues paléo-asiatiques{285} ». En 1938, à partir du monde mélanésien, il reviendra sur le rapport entre magie et religion pour, en 1939, terminer son enseignement sur une analyse des rituels hawaïens de création du monde.
L'insatiable curiosité de Mauss a certainement joué un rôle dans le choix des différents thèmes de son séminaire (on peut cependant se demander pourquoi il n'a jamais explicitement pris comme exemple l'Amérique du Sud{286}), cependant, il faut aussi mobiliser d'autres explications pour comprendre ses glissements successifs de l'œuvre de Mauss hors d'elle-même.
Chaque séance est liée à une « lecture » particulière. En effet, s'il décide de s'intéresser à partir de 1907 à l'Afrique, c'est pour discuter des observations de Spieth et Westermann sur les Ew'e du Togo{287}. S'il décide d'aborder en 1922 le système religieux australien, et plus précisément ce rituel du « corrobori, » c'est pour complexifier les conclusions auxquelles était arrivé Durkheim dans les Formes élémentaires de la vie religieuse en prenant appui sur les critiques ethnographiques formulées à la fois par Alexander A. Goldenweiser en 1917{288} et Alfred Radcliffe-Brown{289}. Si la Mélanésie devient son « terrain » principal d'investigation à la fin des années 1930, c'est en grande partie à cause de la parution de Coral Gardens de Malinowski{290}. Enfin, s'il décide de se tourner, en 1939, vers les rites de création hawaïens, c'est pour analyser les informations recueillies et publiées par Abraham Fornander{291}.
Mais les choix de Mauss s'expliquent aussi par l'auditoire présent. Chaque année, un ou plusieurs étudiants participent activement au séminaire. En 1904, c'est Henri Beuchat qui renseigne les auditeurs « sur les questions d'ethnographie pure qui ont trait aux Esquimaux, à leurs migrations, à leur morphologie sociale, à leur technologie{292} ». En 1909, c'est Robert Hertz qui supplée Mauss pour sa conférence du mardi en abordant les rites d'élimination du péché. En 1938, c'est Roger Caillois qui fait une conférence sur les rites expiatoires des Ba-Thonga, alors que Leroi-Gourhan présente ses récents travaux sur les Esquimaux. L'année suivante c'est Anatole Levitsky qui intervient sur la civilisation des Goldes de Sibérie orientale, et plus particulièrement sur le culte de l'ours.
Mauss s'est parfois plaint de la qualité de son auditoire, partageant avec Henri Hubert dans ses lettres quelques indiscrétions :
« Mon cours marche bien. Une bonne venue, un petit pasteur protestant français qui vient de Berlin il semble bien décidé à travailler. Un esprit lucide. Thubert travaille sérieusement, Chaillé est un flemmard intelligent. Suivent toute une bande de jeunes, trop (9 personnes en tout){293}. »
Le 31 décembre 1902, il ajoute :
« Mon cours réussit toujours très bien. Je t'annonce un nouvel élève, impatient de te suivre, le jeune De Felice{294} (est-ce le beau-fils [ill.] d'Henri Hauvette{295} ?), licencié en théologie, ex élève de Berlin et une bonne tête, sur laquelle nous pouvons peut-être placer des espérances. »
Toujours en 1902, il ajoute :
« L'École traîne sa vie monotone et au fond sans fruit. La thèse de Fossey{296} est au fond très banale, très vulgaire, et relativement inintelligente. Il n'a peut-être rien fait que d'éditer et comprendre des textes. Et encore, est-ce de lui ? Rien à y signaler. La science est aussi monotone et stagnante par ici. J'ai des tas d'élèves, 9 sujets de thèse déposés à ma conférence. Il n'y a qu'un type là dessus vraiment à une certaine hauteur. Un autre fera peut-être quelque chose de bon, c'est un petit bout d'homme qui suivra certainement ton cours avec empressement{297}. »
Les annuaires de l'École pratique donnent assez une image précise des auditeurs présents. En 1901, 16 inscrits sont comptabilisés avec quelques auditeurs réguliers : Chaillié, du Bos et Lahy. L'année suivante, Beuchat et de Felice apparaissent dans la liste. En 1904-1905, ce sont Jules Bloch, Arnold Van Gennep et A. Czarnowski qui sont régulièrement présents. L'année suivante, A. Bianconi, De Jonge et Jean Przyluski assistent au cours. En 1907, 21 auditeurs sont inscrits dont Robert Hertz, H. Lévy-Bruhl, et Jean Marx. En 1910, 24 inscrits, dont le linguiste Marcel Cohen. En 1911, le cours tombe à 11 inscrits, Georges Davy est présent. En 1912, 27 inscrits. Lorsque le séminaire reprend après la Première Guerre mondiale, l'annuaire comptabilise 12 inscrits en 1920, 4 en 1922, 18 en 1923 dont A. Koyré, A. Métraux, A. Varagnac, et M. Jousse. L'année suivante G. Dumézil est inscrit comme auditeur régulier. Charles Le Coeur et I. Meyerson suivent, quant à eux, le séminaire en 1925. Griaule et Rivière, en 1927. En 1930, ce sont 30 inscrits qui suivent le cours de Mauss, dont Jacques Soustelle et A. Lewitzki. Georges Dobo (Devereux) est présent en 1932 et le R. P. O'Reilly en 1933, ainsi que Denise Paulme, Germaine Tillion, Jacques Faublée, André Leroi-Gourhan. En 1939, le cours connaît sa plus forte affluence avec 43 inscrits dont Roger Caillois, J. Faublée, Y. Oddon, G. Dieterlen, G. Carantino et G. Gurvitch.
L'histoire des savoirs nous montre combien la réception, fruit d'une transmission, est déterminante dans la circulation des idées. Un cours ou un séminaire ne sont pas uniquement des discours prononcés, ce sont surtout des savoirs reçus, notés, et à terme utilisés. La découverte récente des notes de cours d'André Varagnac, prises lors du séminaire de l'année 1922-1923, nous offre une occasion de mieux comprendre la manière dont Mauss anima réellement son enseignement, construisant la progression de sa pensée à l'intérieur d'un temps certes imparti mais qu'il dépassait, à en croire les témoins présents, à chaque séance.
Cette page retrouvée dans le livre de Kat Angelino, Mudras auf Bali : Handhaltungen der Priester de 1923, appartenant à Mauss, est le seul exemple de la manière dont Mauss construisait ses séances de cours. Ici, il s'agit certainement d'un enseignement donné pour le Collège de France. Mauss conclut un propos sur la cosmologie et la cosmogonie à partir de l'exemple des « Tiki » mélanésiens. L'on sait que Mauss avait l'ambition de finir en 1938 un travail sur « le macrocosme et le microcosme, tiki et le monde », utilisant plusieurs de ses séances du Collège de France pour finaliser son édition. Bibliothèque Marcel Mauss, MQB.
Voici ce que nous indique le résumé publié de ce séminaire de l'année 1922 :
« Conférence du lundi – Le cours a porté sur l'ensemble du rituel oral australien, et plus particulièrement sur le rituel artistique. Une étude approfondie du « corrobori » australien (drame musical) en a montré le caractère public dans toutes ses parties ; les recherches sur la nature des rythmes, sur l'emploi de mots altérés, usés, sur le rapport de la musique, des mots et des gestes mimés ou de la simple danse, en ont montré non seulement le caractère social, mais l'effet uniforme sur les organismes des acteurs agissant en groupe, et des auditeurs participant au chant.
Conférence du mardi – La conférence a été consacrée à l'étude des documents de Rivers sur les sociétés secrètes et les sociétés d'hommes en Mélanésie. Les institutions étudiées sont nettement du type « potlatch », qui est certainement très général en Mélanésie. »
Les notes d'un des auditeurs présents, André Varagnac, nous permettent de reprendre en détail le déroulement des séances. La conférence du mardi débute par une longue présentation de l'œuvre de l'anthropologue W. H. R. Rivers (1864-1922) qui vient juste de décéder. Mauss rappelle l'influence des travaux de Tylor et de Haddon sur la manière dont Rivers développa sa propre méthodologie en anthropologie :
« Rivers s'aperçut qu'on peut vérifier avec des généalogies complètes tout ce que disaient Morgan et Tylor. Prendre la totalité des habitants, dresser leur arbre généalogique en demandant leurs rapports juridiques et les noms qu'ils se donnent. De même dans des pays où il n'y a que 2 noms : familles endogames ; donc on peut donner par leur généalogie leurs rapports juridiques, l'histoire de leur village. »
Il insiste longuement sur les contributions proprement ethnographiques de Rivers, en particulier sa participation à l'expédition du détroit de Torrès où, rencontrant Seligman, il mit au point une « méthode concrète » d'observation qui n'est pas très différente de celle que Mauss cherche au même moment à valoriser dans ses différents travaux, comme dans l'« Essai sur le don » où il indique vouloir procéder « du concret vers l'abstrait ». Cette méthode concrète recouvre pour Rivers une étude intensive, sur le long terme, qui demande à l'observateur de produire des connaissances plus empathiques. Pour Mauss, Rivers apparaît d'abord comme un anthropologue complet qui, comme lui aussi, s'est distingué durant la Première Guerre mondiale en élaborant une théorie de la psychose traumatique du soldat (« Shellshock ») et en ouvrant la voie, par ses analyses sur le rôle de l'instinct dans le comportement individuel et collectif, à une réconciliation entre sociologie et psychologie.
Dans sa seconde séance, datée du 28 novembre 1922, Mauss porte son attention sur la question du potlatch en prenant pour cible le livre que vient de publier Georges Davy dans la collection des « Travaux de L'Année sociologique » : La Foi jurée. Étude sociologique du problème du contrat : la formation du lien contractuel{298}. Cette publication, issue d'une thèse, suscita un profond malaise chez les durkheimiens proches de Mauss. Marcel Granet, en décembre 1922, publie une recension critique de l'ouvrage de Davy dans le Journal de psychologie normale de même que Raymond Lenoir pour la Revue philosophique de la France et de l'étranger{299}. Ce dernier accuse à mi-mots l'auteur d'avoir indûment emprunté un certain nombre d'hypothèses à Mauss qui, depuis le début des années 1920, aborde dans ses séminaires la question du don et plus particulièrement la forme mélanésienne du potlatch. Davy s'en défendra en rappelant à plusieurs reprises ce qu'il doit aux analyses de Mauss concernant, surtout, le potlatch américain{300}. Analyses, rappelle Davy, que Mauss a lui-même pu faire en ayant accès aux observations relatives à l'archipel Bismarck rapportées par Thurnwald{301}.
La correspondance entre Davy et Mauss nous permet de saisir la nature exacte de ce conflit, et en tout cas d'apporter une pièce supplémentaire à un dossier emblématique pour comprendre la nature exacte des liens entre les différents contributeurs de L'Année sociologique{302}.
C'est le 9 décembre 1921 que Davy demande par lettre à Mauss de participer à son jury. Dans le but de désamorcer les critiques de Mauss, il profite de sa lettre pour convenir de l'ancrage uniquement ethnographique de ses analyses et de la fragilité « sociologique », et donc théorique, de son hypothèse centrale concernant le passage du lien contractuel collectif à un lien individuel.
Le 23 mars 1922, Mauss décide d'annuler sa présence au jury, prétextant un accident domestique : il s'est ébouillanté le pied. Dans une autre lettre adressée le 26 mars 1922 à Henri Hubert, Mauss ajoute que ce « petit accident » lui convient à ravir puisqu'il lui permet de se dédire de la thèse de Davy. Davy propose alors de remplacer Mauss par le sinologue Marcel Granet qui accepte, après réflexion, de participer à la soutenance fixée le 1er avril 1922{303}. Malgré son absence, Mauss décide d'exprimer par lettre ses doutes sur le travail de Davy. Il regrette, en premier, le manque d'exhaustivité des observations, mais surtout le fait que Davy n'ait pas jugé bon de suivre sa distinction entre sociétés à contrats exhaustifs et sociétés à contrats exhaustifs de type agonistique – ou potlatch – qui sont des échanges qui revêtent une forme obligatoire, sous peine de guerre privée ou publique. Mauss regrette également l'absence d'une véritable analyse économique, et s'inquiète du manque quasi total d'une analyse poussée du rôle joué par la religion dans ce phénomène du potlatch.
Mauss ne critiqua jamais Davy dans ses écrits publiés, l'associant même à ses propres recherches. Dans l'« Essai sur le don », il écrit : « Le présent travail fait partie de la série de recherches que nous poursuivons depuis longtemps, M. Davy et moi, sur les formes archaïques du contrat. » En revanche, lors de son séminaire de l'année 1922, Mauss est longuement revenu sur les hypothèses du livre pour en montrer les limites et parfois la simplicité.
Ici, les notes de Varagnac sont une pièce importante car elles indiquent les différents angles d'attaque choisis par Mauss : parenté, histoire du droit, systèmes religieux... Le potlatch n'est pas qu'un phénomène économique ou juridique. Avant d'être utilitaire, il est social. Il est le lieu où converge l'ensemble d'une société, liant les groupes et les sous-groupes entre eux et permettant de dépasser l'hostilité, la rivalité et l'antagonisme.
Voici ce que nous disent les notes de Varagnac prises lors des séances du séminaire de Mauss :
« 28 novembre 1922
La foi jurée par Davy (1922)
Problème des prestations totales. Prestation : toute espèce de service rendu par une partie quelconque de la collectivité à une partie quelconque ou à la totalité de la société. Davy limite le phénomène à son aspect juridique : pour lui les phénomènes de contrat sont l'essentiel. Pour Mauss le contrat est une forme du service. Pour lui tout dans la vie sociale est service : tout est service payé. Pour Fourier tout était association, St Simon avait l'idée du groupe naturel. Services rendus avec une certaine liberté dans une association naturelle.
Prestations totales par opposition aux nôtres. Les nôtres sont toujours d'un type particulier sauf exceptions : prêtres (se vouent à l'Église) moyennant quoi ils reçoivent the living : prébende //{304} desserte et bénéfice. De même les officiers et dans une certaine mesure : les professeurs. D'autres se louent à temps. D'autres louent leur argent ; ils sont alors distingués du service qu'ils rendent. Le type du contrat actuel est l'échange d'une chose contre un service donné. Les anciennes prestations sont totales : car elles embrassent des groupes de plus en plus vastes et la totalité de l'activité de ces groupes. Les échanges ont commencé par la collectivité. Batouala{305} : magie, initiations (repas à donner et à recevoir), clans et familles échangent la totalité de leur activité. Fonds de contrats collectifs et totaux. Ce n'est qu'en apparence que nos sociétés sont différentes de celle-là et c'est anormalement qu'elles en sont en ce moment trop différentes. Par la monnaie on a le moyen d'exiger de la société une prestation. C'est aussi une marchandise. La correction sociale à apporter : cette monnaie par suite de l'héritage, la monnaie est donnée entièrement que contre des prestations. Supposant les fortunes des coopératives de production et de consommation, ces sociétés sont si riches qu'il n'y a aucun inconvénient à laisser des signes monétaires aux mains des particuliers. Les familles doivent pouvoir aussi accéder à la richesse. Il est absurde que les individus, par spéculation ou héritage, puissent devenir plus riches que des États, des collectivités de prestateurs.
Dans les sociétés primitives on échange toutes les actions d'un groupe contre toutes celles d'un autre. Par exemple les phratries des Warramunga{306}. 2 phratries sont associées perpétuellement pour leurs droits et leurs devoirs. Religion : les cérémonies sont préparées entièrement par les Kingilli et entièrement représentées par les Uluuru (les Kingilli redevenant spectateurs){307}. Droit : exogamie : toutes les femmes des Kingilli sont des Uluuru ; tous les enfants de ces femmes sont des Uluuru ; tous les petits enfants sont des Kingilli. Signe utérin : tout petit-fils est du clan du grand père. Prestations considérables de nourriture : toute présence d'un Uluuru chez les Kingilli : il est nourri.
Tabou de la belle-mère{308} (Howitt South East Tribe of Austr.{309}).
Prestations du groupe des gendres au groupe des beaux-parents pendant que la belle-mère est dans le camp, le gendre // ne peut manger de sa chasse. Chez Junod{310} (Bathongas) le tabou disparaît. Tabou de la belle-mère, être sacré sinistre. La belle-mère cesse d'être créancière du gendre quand le clan de la belle-mère a fini de recevoir les prestations auxquelles le gendre s'est engagé par mariage : reddition des enfants et de la pecunia, bétail (pecus) : hormis le tabou de la belle-mère, il y a chez les Germains échanges de richesses par gendres et belles-filles. Existe encore en Albanie : défense par loi d'inviter plus de 20 personnes aux cérémonies de famille. De même chez nous : les seules dépenses sont aux cérémonies de famille et fêtes patronales chez les paysans. Il s'agit d'éclipser son voisin. Identité donc des phénomènes juridiques. De même phénomènes techniques.
Division du travail : une tribu de magiciens, possédant une carrière, fait des haches, qui s'échangent. Prodigieuse intensité et distance des échanges préhistoriques (ambre, quartz, obsidienne). Choses esthétiques : échanges de flûtes, éléments essentiels de prestations totales. Chez les Arabes, pas de flûtes sans Ouled-naïl{311} (impossible de savoir si elles sont prostituées, danseuses ou danseuses rituelles). Civilisations de l'Asie-mineure : quand on allait au culte d'Héliopolis ou à Sardes (foire, pèlerinage, prostitution). Rituels conventuels, sœurs vouées à l'antipsychie vivent de charités : vouées aux échanges d'âmes. On trouve chez nos primitifs des échanges d'âmes. Voilà la prestation totale.
Davy a confondu potlatch avec prestations totales.
Certains de ces échanges prennent une forme agonistique{312}, forme de lutte pouvant aller à mort (on pouvait se servir de ce système de prestations pour éliminer les chefs). Le potlatch supposait la chefferie, sans que la chefferie suppose le potlatch.
1) l'ouest américain 2) Mélanésiens 3) l'Europe sont les régions de potlatch. V. les Thraces (revue des études grecques). Mauss l'a aussi trouvé chez les Celtes ; chefs gaulois se suicidant [ill] (sathà, Sippe, halle des hommes). [iIl.] veut donc dire halle de village. Halle veut dire marché. Hall résidence féodale, royale, endroit de réception, jeux payés obligatoirement par les riches panem et circenses. Le chef gaulois est couvert de toutes ses armes, personne ne peut lui refuser rien et les héritiers ne doivent rien rendre.
Gabe : le vassal doit faire un don à la cour du roi et le roi doit // donner un fief. Tournois : chevalerie établie sur un vieux fonds féodal. Les chevaliers se mesurent ; le lâche peut perdre encore armes, propriétés et vie. Le passage est insensible avec ordalie, jugement de dieu : quel est le chevalier supérieur. En Amérique les formes agonistiques du contrat sont très importantes. [Wampan ?] chez les Iroquois et les Algonquins, tissu de coquillages à de l'orenda. Ces coquillages sont les blasons des clans : on ne peut le rendre qu'élargi d'autres rangs ; Handbook of [North] American Indians (feasts, étiquette). Aucune fête ne doit être supérieure à la précédente. Importance économique et esthétique énorme. Rattachés aux civilisations néolithiques considérables, qui ne peuvent se définir par le seul potlatch.
Szomlo (auteur de la constitution hongroise) Güterwerkehr{313}.
C-r dans l'année sociale. Rubrique juridique – Seler{314}. »
Le 5 décembre, Mauss poursuit sa critique de La Foi jurée en insistant cette fois-ci sur le rôle du rituel dans la compréhension du potlatch :
« Résumé des cours des années précédentes.
Cours (1911-12-13) sur les prestations totales en Afrique. Le thème agonistique manque dans ces prestations totales. Pas de potlatch. Pas de rivalité constante entre les clans. Grosses dépenses, rien de plus. La civilisation bantoue est plus riche que la civilisation gauloise. Somme considérable de loisirs et de dépenses supplémentaires.
Les thèmes de rivalité et alliance ne sont pas les principaux du potlatch. Le thème bien plus intéressant est celui du présent (gabe). Les prestations totales s'embranchent sur des présents. C'est à partir du présent qu'on peut comprendre le contrat et non vice versa. Il est normal que des présents, des femmes soient offerts librement. Les cadres des échanges sont fixés strictement (mariages selon les règles de phratries etc.) et dans ces cadres, le contrat se fait sous forme de présent. Encore maintenant toute espèce d'échange se fait avec une arrière-pensée de présent.
[...]
Potlatch = prestation totale à forme agonistique. Mais son sens littéral est : destruction de richesse. Étude sur la côte à l'est des Rocheuses. Pays riche. Une riche tribu Tlinkitt, les Kwakiult par exemple, brûlaient souvent pour 90 000 dollars.// Le chef mettait le feu à de l'huile de foie de morue, pour prouver sa richesse. C'est Dawson{315}, le grand géologue, qui a décrit le premier le potlatch d'après l'île de Vancouver. Les Européens ont participé au potlatch pour se procurer des fourrures (loutre d'Hudson, etc.). La civilisation des Tlinkitt est originale et probablement en rapport avec la Chine. Quand Vancouver arriva à son île on lui dit que des jonques étaient venues s'y écraser. Pièce du musée Cernuschi : dragon chinois avalant un nègre, le dragon est couvert de caractères mexicains. L'Augenornamentik est de tout le Pacifique (Tlinkitt, Maori, et Chinois). Les Tlinkitt avaient du cuivre (Trocadéro). L'hiver se passait en fêtes de potlatch.
Pour qu'il y ait fête, il faut que le rassemblement soit économiquement possible : les fêtes françaises après les récoltes, autour de la St Michel. Il ne faut pas oublier les faits de concentration et de dissémination sociales. Groupes s'excitant, s'opposant.
Pour l'américanisme, consulter le census comportant de l'ethnographie (et ceux de l'Alaska et du Canada) jusqu'à ce que cette partie ait été passée au Bureau d'Ethnologie.
Davy a oublié que le potlatch se passe entre porteurs de masques représentant des êtres mythiques. V. Boas. Davy n'a traité que l'élément juridique du potlatch. Il faut donc compléter au point de vue rituel. Le rituel a surtout un caractère initiatoire (fils ou gendre) dans la société des hommes et militaire. Notion de faute rituelle : faute accomplie par un des acteurs du drame qu'est le potlatch, qui peut comporter mort ou perte du masque mythique. Si l'on a fait une faute, c'est que l'esprit vous abandonne et pendant ce temps-là on peut tomber sur vous, prendre tout dans votre camp, etc.
Le monde nord-ouest américain et chinois est chamanique. Le prêtre est normalement possédé par des esprits. Le prêtre porte le nomen et le praenomen de l'esprit et son masque// et perd tout potlatch quand il ne peut se maintenir dans un état extatique.
Une faute rituelle est une faute esthétique (danse). Par exemple quand un [ill.] rituel ne marchait pas, quand l'officiant perd sa face comme un officier général qui se laisse désarçonner en passant une revue.
Davy rattache tout ça à la parenté par le sang et à la parenté artificielle. Or les sociétés agissent arbitrairement mais non artificiellement. Par exemple le droit romain qui distingue les agnats des cognats, ce que nous ne faisons pas. Mais cela correspond toujours à quelque chose d'essentiel. Le potlatch est coextensif à toute parenté, à tout mariage, à tout système de transmission de droit. Le potlatch n'exprime pas le rapport artificiel entre les clans mais le rapport naturel entre phratries, etc.
Note de Varagnac extraite du cours de Mauss du 5 décembre 1922. Fonds Varagnac, MSH Dijon.
Le 9 janvier, c'est le rôle des structures de parenté dans la compréhension du don qui occupe Mauss, un autre point critique de l'ouvrage de Davy mais fondamental en termes anthropologiques.
« [...]
Règle : quand on étudie une société américaine, pré-asiatique ou océanienne, ne jamais employer les termes européens de parenté : ils sont individuels et ne sont pas réciproques. Tandis qu'en Polynésie on a, avec 6 noms, épuisé les séries (sauf distinctions de sexe). Et encore au sujet du sexe, on croit avec les // termes européens que la femme a avec l'homme les mêmes rapports de parenté que l'homme envers la femme. La parenté n'est pas égale et réciproque entre les sexes. Interdiction absolue de la sœur et de la belle-mère.
[...]
Les Australiens ont établi la classe matrimoniale d'une façon plus claire parce qu'ils ont donné des noms.
Ne dire société matriarcale que pour les sociétés mélanésiennes et certaines sociétés malaises et Thibet ? Là seulement la femme a plus de droits que l'homme et est autre chose que la source passive du droit. La femme doit être la source du droit féodal. En Thibet il y a famille féodale et probablement matriarcat.
Le B2 pour épouser une A2 ayant pour mère une B1 doit la demander à un B1 frère de sa propre mère. Car la femme ne peut rien donner.
Le grand père est plus parent que le père. Le père est un A1 et le grand père, un B3. Le grand père est parent par les femmes et par les hommes ; parent et allié.
Les deux phratries se rapprochent pour avoir des femmes, des prestations totales. Les deux phratries peuvent se battre. Et quand ils ont des prestations totales ils se battent.
C'est là dessus que sont basées les prestations totales. C'est de ces contrats collectifs que sont nés les contrats individuels.
La prestation est totale parce qu'il faut accoler les deux poings et qu'on ne peut accoler seulement 2 doigts. On donnera toutes les femmes ou on ne donnera rien. Il y aura toujours mélange de guerre et de paix car il n'y aura de vraie guerre que contre ceux qui ne sont pas de la tribu. Donc contrat social de Hobbes entre 2 groupes. »
Le 30 janvier, la question du contrat est analysée dans son cadre politique et juridique, cadre qui apparaît pour Mauss comme le cœur de l'hypothèse de Davy :
« [...]
Le droit romain a fait l'immense découverte que tout est évaluable en argent. Chez les Mélanésiens tout est évaluable en mana, c'est-à-dire en autorité.
L'acte de mariage, qui est, dès ces tribus, de droit public, est interprété par Davy comme un cas du contrat. Or le contrat privé est un cas des prestations totales.
Tant qu'il n'y a que des classes s'opposant avec chacun un seul chef, il y a chefferie. Quand il y a hiérarchie de chefs, il y a féodalité. La féodalité codifiait la façon de vivre des tribus germaniques. Or le droit romain, propriété du sol, était une chefferie. Le problème du Moyen Âge a été de régler les deux. Mais la féodalité chinoise a tout de suite eu hiérarchie de chefs et anciens sauf le supérieur (de province) n'est identifié au sol ; et par-dessus il y a, superposée, la mythologie céleste avec l'empereur. La féodalité est bantoue, en grande partie asiatique avec nos ancêtres, nord-ouest américain et jusqu'au bas de la cordillère. Sont démocrates, une partie des Asiates (assez faible), assez grande partie Negritos et Bantous, faibles parties Malais, tout l'ouest américain.
La guerre est un ensemble de potlatch. Mexico était un ensemble de pueblos. Davy ignore quantité de faits qui sont du potlatch.
L'ambition et le luxe des castes féodales et sacerdotales ont été le facteur du progrès après le régime de l'agriculture et de la domestication : il y a eu des intérêts considérables à protéger. Dès que les clans à chefs se sont affrontés il a fallu savoir (clans concentrés) le premier – hiérarchie sujette à la révision du potlatch et celle de la guerre. »
Ces notes prises par Varagnac durant le séminaire de Mauss ont une valeur informative essentielle, celle de nous donner à voir la manière dont, en l'espace d'une heure, la pensée de Mauss se déroule, se déplie. On le voit évoquer, sur le même plan, des lectures personnelles, des données techniques ou économiques, des structures de parenté, des textes de la tradition grecque ou indienne, des comparaisons entre de sociétés mélanésiennes et celtes... Dans d'autres passages, on le voit mettre à profit des proverbes et des extraits de contes, des anecdotes personnelles.
Cette problématique du don amène Mauss à adopter systématiquement une démarche comparative{316}. Non pas pour chercher des analogies, comme Davy tente de le faire, mais pour essayer de mieux faire ressortir les différences. Le comparatisme de Mauss permet de questionner les variantes d'un même phénomène, mais aussi de rendre compte de sa complexité hors de toute forme d'idéalisme : « Il faut faire comme eux [les historiens] observer ce qui est donné – Or, le donné, c'est Rome, c'est Athènes, c'est le Français moyen, c'est le Mélanésien de telle ou telle île et non pas la prière ou le droit en soi{317}. »
L'histoire de la création de l'Institut d'ethnologie est désormais bien documentée.
En s'intéressant au cas de Paul Rivet, co-fondateur avec Mauss et Lévy-Bruhl de l'Institut, Christine Laurière a rappelé les différentes étapes qui ont mené à la reconnaissance institutionnelle de la discipline ethnographique en France{318}. Avec cette création, c'est l'ethnographie qu'il s'agit de promouvoir en favorisant l'apprentissage de méthodes scientifiques, en mettant à disposition des outils de recherche fiables comme des questionnaires, un centre de documentation et une bibliothèque, en organisant aussi de grandes missions ethnologiques ou encore en aidant à la publication des résultats.
D'abord localisé à l'Institut de géographie, au 181 rue Saint-Jacques, l'Institut suscita dès son ouverture de nombreuses vocations. La qualité des enseignements n'est pas étrangère à ce succès : le linguiste Marcel Cohen délivre des instructions de linguistique descriptive, l'administrateur des colonies Maurice Delafosse s'occupe de la linguistique et de l'ethnographie de l'Afrique, Jean Przyluski enseigne la linguistique et l'ethnographie de l'Océanie et de l'Asie Orientale, Paul Rivet les instructions d'anthropologie physique et Mauss les instructions d'ethnographie descriptive.
Pour autant, et comme l'a bien montré Vincent Debaene, il ne faut pas tomber dans le piège qui consiste à penser que cette « naissance » du savoir anthropologique coïncide avec la naissance institutionnelle de l'ethnologie. L'ethnologie n'a pas brusquement émergé en 1925, « le domaine de savoir qu'elle isole comme le sien était loin d'être vierge au moment où elle s'en empare ; sa méthodologie – pendant longtemps embryonnaire en France – perpétue une tradition ancienne : celle des arts de voyager, et elle s'inscrit dans le prolongement des Instructions aux voyageurs publiées par le Muséum et les sociétés savantes au cours du XIXe siècle ; enfin, sa pratique même est déterminée par la situation de domination coloniale et les représentations qui lui sont associées, cette détermination étant d'autant plus prégnante qu'elle est passée sous silence alors qu'elle joue un rôle crucial dans l'obtention de l'information{319}. »
Deux temporalités différentes coexistent : d'une part, le projet d'autonomie institutionnelle de l'ethnographie qui n'apparaîtra formellement qu'en 1925 avec la création de l'Institut d'ethnologie ; de l'autre, un souci d'autonomisation théorique porté par Mauss dans plusieurs textes, plus anciens, qui nous oblige à reprendre une chronologie unanimement acceptée. Dès 1902, il s'occupe de démontrer la supériorité de l'ethnographie et de la sociologie descriptive sur l'anthropologie physique{320}. En 1907{321}, puis en 1913, il réclame de nouveaux moyens, des enseignants et des lieux de recherche. Il plaide pour l'ouverture de nouveaux musées d'ethnographie dans le but de créer un « bureau d'ethnologie » dont la fonction serait de conduire à une professionnalisation de la pratique ethnographique.
Des « Instructions d'ethnographie descriptive » que Mauss enseigna à l'Institut entre 1926 et 1939, il reste deux publications qui sont encore régulièrement utilisées par les apprentis ethnologues. En premier, une plaquette d'Instructions sommaires pour les collecteurs d'objets ethnographiques, rédigée par Leiris et Griaule en 1931, à partir des enseignements de Mauss, dans le but d'accompagner la mission Dakar-Djibouti. En second, un Manuel d'ethnographie, publié en 1947 par les soins de Denise Paulme à partir d'une « stricte transcription des “Instructions d'ethnographie descriptive à l'usage des voyageurs, administrateurs et missionnaires” données dans le cadre de l'Institut d'ethnologie, manuel inspiré entre autres par les Notes and Querries du Royal Anthropological Institute de Londres{322} ». Cet ouvrage était censé faire le bilan de plus de dix années d'enseignements suivis par un nombre de plus en plus important d'auditeurs à l'Institut (22 élèves en 1925, 114 pour l'année 1929-1930, 171 en 1934-1935).
Ce Manuel a été précédé en 1928, par la publication des Instructions d'enquêtes linguistiques de Marcel Cohen dans lesquelles le linguiste définit les différents modes d'enregistrement du langage, la notation phonétique, l'emploi d'instruments, mais aussi l'enquête et le questionnaire ainsi que l'atlas linguistique. Mauss a certainement eu l'ambition de publier, lui aussi, ses enseignements, du moins de les formaliser sous une forme accessible. D'ailleurs, l'idée de rédiger un « manuel » est ancienne chez lui, même s'il fait tout de suite état des obstacles théoriques liés à ce type de publication. La forme du manuel pose problème. En 1902, rédigeant son questionnaire pour les populations de l'Indochine française, il a en tête les quelques manuels qui étaient alors utilisés par les ethnographes et les observateurs de la fin du XIXe siècle, en l'occurrence L'Instruction générale pour les voyageurs de la société ethnologique de Paris (1841), les Instructions anthropologiques de Broca (1860) et le Questionnaire de sociologie et d'ethnographie de Letourneau (1883). Pour Mauss, si ces trois tentatives partagent la même envie d'administrer les observations selon un modèle scientifique clair, elles ont cependant plusieurs défauts : vouloir utiliser des classifications pointilleuses, donner peu de liberté aux réponses de l'observateur, ne faire aucune véritable recommandation sur le contexte des observations ou sur la neutralité de l'observateur et de ses témoins. Ces questionnaires sont aussi mal équilibrés : trop longs, ils découragent ; trop courts, ils ne sont d'aucune utilité ; trop compliqués, ils restent inaccessibles à une large proportion de la population à étudier. Paulme s'est retrouvée elle aussi devant ce même type de questionnement en décidant d'éditer le cours de Mauss. Son travail d'édition rend-il compte des principes et des méthodes enseignés par Mauss, et jusqu'où ? Les notes de Varagnac nous ont montré qu'il ne fallait pas sous-estimer l'ampleur de vue de Mauss, y compris dans ses enseignements qu'il voulait, à l'Institut d'ethnologie, d'abord techniques et méthodologiques.
Cette question doit se poser d'autant plus que la publication du Manuel a connu une réception difficile, où querelles interprétatives et tentatives d'appropriation multiples se sont succédé.
Dans l'une de ses chroniques de sociologie, publiée dans la revue La Pensée, le linguiste Marcel Cohen s'étonne en premier de la stratégie de lissage de Paulme. La présentation fixe de l'enseignement de Mauss manque le plus important – le fait qu'il débordait toujours le nombre d'heures qui lui était départi. Cette simple raison doit pour Cohen inciter les lecteurs du Manuel à confronter les notes de Paulme avec celles d'autres auditeurs : « Quitte à surseoir encore quelques mois à la publication [...]. En attendant, en recommandant vivement la lecture de ce livre à tous ceux qui se préoccupent d'étude des sociétés – et je le fais avec l'assurance de leur rendre service –, il est nécessaire de les avertir qu'un certain nombre de détails ne sont pas exacts et que des renseignements ne doivent pas être cités d'après le texte sans vérification{323}. »
Cette opinion est partagée par Pierre Métais, spécialiste de la Nouvelle-Calédonie, élève de Mauss et de Leenhardt, dont le compte rendu publié dans le Journal de la Société des océanistes précise que Mauss était « le dernier homme au monde à pouvoir publier un cours ». Un cours, ajoute-t-il, qui « était une sorte de conversation à peine ordonnée, un exposé de caractère apparemment décousu où éclatait néanmoins l'immense culture du professeur. [...] La leçon terminée, l'un ou l'autre d'entre nous emboîtait le pas du Maître et l'accompagnait jusqu'au boulevard Jourdan{324} ». Métais regrette que l'édition de Paulme n'ait pas pris en compte les évolutions successives de Mauss, dont au moins deux lui semblent importantes : la première touche à la notion de « mana » que Mauss ne considérait plus, à la fin des années 1930, que comme uniquement religieuse ; et la notion de « clan », propre à l'école durkheimienne de sociologie et que Mauss avait commencé à minorer.
André Leroi-Gourhan s'est lui aussi étonné de la concision des notes de Paulme. Lui n'avait jamais pu « écrire » ce cours pour l'utiliser ensuite : « Pendant deux ans [...] nous étions convenus avec une de mes camarades [...] de nous arranger tous les deux pour prendre les notes à tour de rôle ou confronter nos notes de façon à établir le contenu réel du cours de Mauss. Et nous ne sommes jamais arrivés à construire quelque chose de cohérent, parce que c'était trop riche [...]. Par la suite, son cours a été publié par un groupe de ses anciens élèves. Eh bien, entre ce que nous avions noté... et ce qu'eux-mêmes avaient noté, la divergence est totale{325} ! »
Nous ne possédons malheureusement pas les manuscrits des enseignements de Mauss. Il est donc impossible de détailler le processus de « transformation » mis en place par Paulme et qui lui a permis de passer d'une parole prononcée publiquement en un ouvrage qui ne pouvait pas décalquer cette parole publique et en faire une transcription exacte, sauf à le rendre complètement illisible. Cependant, nous pouvons tenter ce que Cohen a suggéré dans sa recension et comparer l'édition du Manuel avec d'autres notes d'auditeurs, en l'occurrence celles de Georges Devereux, présent au cours de Mauss durant l'année 1932-1933{326}. Celles-ci divergent aussi de la version publiée.
Tout d'abord, et s'agissant du plan du cours, une différence importante apparaît dans les titres.
En effet, et si l'on suit Devereux, voici le plan du cours :
« I Méthodologie ; II Géographie humaine ; III Technologie ; IV Esthétique ; V Économie ; VI Phénomènes généraux, a) Langues, b) Phénomènes nationaux, VII Phénomènes psychologiques ; VIII Phénomènes de mentalité ; IX Phénomènes bio-sociologiques ». Celui du Manuel évoque une autre distribution : « 1. Remarques préliminaires ; 2. Méthodes d'observation ; 3. Morphologie sociale ; 4. Technologie ; 5. Esthétique ; 6. Phénomènes économiques ; 7. Phénomènes juridiques ; 8. Phénomènes moraux ; 9. Phénomènes religieux. »
La partie intitulée « Morphologie humaine » dans le Manuel est encore en 1932 une « Géographie humaine ». Toujours par rapport au fond du Manuel, on peut s'apercevoir que d'autres « catégories » ont été enseignées par Mauss comme, par exemple, celles des « Phénomènes généraux », des « Phénomènes bio-sociologiques », ou encore l'emploi de la notion de « mentalité{327} ».
Plan du cours de Mauss extrait des notes prises par G. Deveureux. Fonds Devereux, IMEC.
La transcription de la première leçon du cours de Mauss montre elle aussi plusieurs différences importantes avec la version publiée par Paulme.
I. Méthodologie ethnologique
a) observations matérielles
b) observations littéraires – philologiques.
Observations matérielles : les dessins de Cook sont trop artistiques. L'observation demande d'être claire, complète, objective, doit approcher les sciences dites exactes.
Enregistrement des faits :
1) Méthode cartographique
Carte sociale : géographie physique.
Emplacement des frontières (frontières de la société composite et régions pour le cas des territoires comme l'Indochine). Répartition des villages, villes, routes, transports par eau, photographie en avion (Huxley, Pealrs, Savage).
2) Méthode de statistique : méthode de recensement. Se mettre en garde contre les méthodes des séries.
Statistique des villages (mortalité, natalité, terres arables, objets mobiliers, richesses (richesse relative, structure de la famille)).
3) Méthode généalogique
Descendre si possible jusqu'à l'individu. La France très peu d'arbres généalogiques ex : Tardieu{328}
Recensement d'un village complet. Nom des individus qui le constituent par maisons / par grande maison / par petite.
Énumérer toute l'histoire de chaque individu.
4) Collection d'objets : aussi complète que possible
Maisons, arts techniques, instruments, objets religieux, Phénomènes juridiques : taille, guerre, paix, éducation, jouets.
L'objet est une œuvre autonome de l'indigène bien plus qu'une réponse à la question que nous pourrions lui poser.
Analyse de l'objet matière, fabrication, forme, usage.
Objet à demi fait ou \4 fait, etc.
Fiche détaillée : une série de photos ou dessins montrant l'emploi détaillé de l'objet par rapport aux mains, pieds, corps.
Usage de l'objet : courant, d'apparat.
Numérotation exacte de l'objet : sur l'inventaire, sur l'objet à encre indélébile.
Documentation : dessins, photos, fiches.
5) Méthode photographique (ex : un jeu de ficelle, faire un dessin géométrique qui vaut mieux qu'une photo) appareils recommandés : objectifs stéréoscopiques, téléphotographes, gros objectifs, mètre gradué sur le fonds, avec grosse graduation (pour marquer la distance à laquelle la photo a été prise).
Autant que possible prendre des instantanées, et ensuite des poses. L'emploi du magnésium ferait sauver la tribu, il faut donc faire répéter de jour les scènes intéressantes vues de nuit.
6) Méthode cinématographique : développement sur place et marquer les références sur le film, carnet de route, fiche.
Circonstances : Où ? Comment ? Comme ? Quand ?
7) Méthode phonographique : un dictaphone plutôt qu'un phonogramme.
Un inventaire : transcription, traduction, date, lieu, où, noter la coupe des vers, la vitesse de l'enregistrement, le ton [ill.], le temps d'analyse.
Emploi : laïque, art, cérémonies, palabres, chants.
8) Méthodologie des faits non matériels
1) méthode philologique (bibliographique)
peut-être erronée. Demande connaissance de la langue, s'adresser plutôt au peuple qu'aux classes élevées.
a) Littérature de l'indigène : Document de l'indigène lui-même. Un indigène le plus autonome possible. Lui laisser la libre parole. Document de la tribu. (chansons populaires, proverbes, représentations dramatiques, magie, contes, religion, épopées, catalogue d'interdictions rituelles).
La difficulté est la question des variantes, d'où difficulté d'établir le texte primitif. La prudence est recommandée. Le mieux vaut et le plus simple est de collectionner des variantes.
b) Littérature de l'ethnographe.
2) Méthode autobiographique
Histoire de la vie d'un chef, d'un héros, d'un sorcier. Cette méthode peut aller jusqu'à la forme romancière.
3) Méthode littéraire.
Ex : Le ventre de Paris de Zola sera encore apprécié des économistes futurs. La littérature remplacera la science, quand cette science aura fait défaut.
Références : Boas Franz : The mind of Primitive man
Malinowski : Argonauts of the western pacific
Callaway : Religion des amazones{329}
[ill.]Trans of the New Zealand{330}
Leenhardt Nouvelle-Calédonie
[ill.] (indien pur-sang) Les Osages.
II. Méthode de l'ethnologie.
Kulturkreise et Kulturschriften ne sont pas des méthodes d'observation, mais des méthodes de déductions et d'hypothèses. Cette méthode est surtout employée en archéologie. La méthode géographique doit primer sur la méthode historique.
Emploi de cette méthode
Ethnographie en profondeur (intensive)
ethnographie en surface (pour le voyageur, pour l'ethnographe en voyage)
Carte ethnographique extensible
Ethnographie en profondeur
Voir les ouvrages de Rattray, Hoccart, Leenhardt, Humboldt.
Difficultés.
I. Complexité : ce qui est vrai pour un clan, pas vrai peut-être pour un autre. Division segmentaire. Secret ou non secret. Profane ou sacré. Les choses dans l'esprit des gens ont un symbolisme qui n'existe pas chez nous.
La description d'une civilisation dite primitive est beaucoup plus importante que nous pouvons le penser.
II. Secret ou non secret : art politique, diplomatie, lois militaires, fabrication, initiation, hommes par rapport aux femmes, les vieillards par rapport aux jeunes gens.
III. Hétérogénéité des mentalités.
Remèdes : se débarrasser de sa propre mentalité, se débarrasser de la mentalité de l'indigène, se débarrasser de l'interprète. D'où besoin de connaître la langue, de sympathiser avec l'indigène, puis de parler avec l'indigène, parler de tout avec sévérité.
La diversité évidente de ses centres d'intérêt donne à son cours un aspect « désordonné » et beaucoup moins hiérarchisé que dans le Manuel d'ethnographie. On peut remarquer que les « observations matérielles et littéraires » sont remplacées dans le Manuel par une « ethnographie intensive et extensive » dans laquelle Mauss continue de faire jouer à la méthode philologique une place centrale, ne serait-ce que pour enregistrer et dater les textes recueillis avec précision. Autre définition intéressante : la méthode sociologique se résume finalement à deux approches complémentaires, l'historique et l'autobiographique.
Mais surtout, c'est la manière dont Mauss aborde la question de l'enregistrement des faits qui varie entre son cours pris en notes par Devereux et le Manuel édité par Paulme. Si, dans ce dernier, il ressort comme important le fait de réunir des spécialistes de diverses disciplines, d'être aidé par « des gens très informés de la société indigènes », d'ouvrir un journal de route, d'établir un inventaire, de réunir des objets ; dans son cours, Mauss valorise en premier dans son enseignement la méthode cartographique et la collecte des objets. Le rôle qu'il donne à la littérature ou à la distinction qu'il cherche à établir entre une ethnographie « en profondeur » et une ethnographie « en surface » – différence qui n'est pas chez lui qualitative – doit nous inciter à poser de nouvelles hypothèses sur la manière dont il concevait l'ethnographie comparée.
En effet, il ne suffit pas seulement pour l'ethnographe de savoir où, par qui, quand, comment et pourquoi se fait telle ou telle chose – ce qui est généralement retenu comme question à poser sur le terrain –, il faut aussi savoir « comme qui » en reliant ces phénomènes à toutes leurs variations possibles. Quelles sont les populations qui fonctionnent de la même manière, et jusqu'à quel point ? C'est bien pour cela que Mauss demande aux collecteurs de « faire des séries et non des panoplies » ; encore une fois, c'est le souci de la variation qui doit primer.
Ce travail de relecture des différentes versions disponibles du cours de Mauss à l'Institut d'ethnologie est d'autant plus important que le contexte de la publication du Manuel est lui aussi déterminant pour le devenir de la discipline.
L'ethnologie connaît alors en France une profonde restructuration théorique, pratique et méthodologique, en particulier dans la confrontation parfois violente qui oppose les ethnologues tenants d'un marxisme attachés à la matérialité des sociétés à ceux qui se sont tournés, principalement, vers l'analyse des représentations et des systèmes de symboles. Ce moment est celui où se joue l'héritage de Mauss qui décède en 1950. Les soutenances de thèse âprement discutées à quelques jours d'intervalle, de Claude Lévi-Strauss et de Pierre Métais en sont un bon exemple{331}. C'est au début de ces années 1950, encore, que plusieurs tentatives de définition de la discipline – signées par certains élèves directs de Mauss – cherchent à valoriser dans la démarche ethnographique des liens entrevus par Mauss entre diverses méthodes telles que celles de l'anthropologie, de la préhistoire, de la technologie, de l'écologie, de la linguistique. Le but est de proposer aux futurs chercheurs sur le terrain un véritable plan de collaboration. Les termes de « réalité », de « concret », ou de « matérialité » sont largement utilisés, faisant écho au principe méthodologique de base suivi par Mauss tout au long de ses recherches. La question des techniques et des savoir-faire devient centrale – plus de quatre-vingts pages dans le Manuel, contre cinquante pour l'esthétique et une vingtaine pour les phénomènes économiques.
Il est plus que nécessaire de relire aujourd'hui la tentative de Paulme au prisme des soubresauts de la situation politique internationale qui vont peser de plus en plus lourdement sur les orientations théoriques et pratiques de la discipline{332}. L'Indépendance indonésienne et les « émeutes » d'Algérie en 1945, la guerre d'Indochine et les soulèvements malgaches en 1947, la guerre de Corée en 1950... des événements qui marquent un moment capital dans la prise de conscience des peuples colonisés, mais aussi une prise de conscience forte, profonde, radicale chez une nouvelle génération d'ethnologues. Certains chercheurs comprennent pour la première fois que l'ethnologie n'est pas une science innocente et qu'elle a rempli une fonction idéologique particulière.