Dans bien des cas, la vie savante se résume à une vie de sacrifice, où le plus important est de faire entendre la parole d'autrui, une parole ancienne ou lointaine – si l'on reprend la métaphore ethnologique – qu'il s'agit de rendre accessible à ses contemporains. Cet acte de traduction qui est par excellence celui du lettré depuis le XVIe siècle permet de se saisir d'un passé, de comprendre une différence, en un mot de définir ce qui fait une culture : « Le lettré jette des ponts par-dessus les époques ; il rend accessible le passé ; il le reconfigure à la lumière des exigences du présent{333}. »
C'est ce rôle que joua Mauss en décidant, une grande partie de sa vie savante, d'écrire des comptes rendus pour donner à ses lecteurs une direction vers d'autres textes, d'autres réalités, d'autres histoires. Un geste qui n'est ni évident ni innocent, surtout lorsqu'il s'agit de recenser des ouvrages venant d'amis ou de proches collaborateurs.
Peut-être plus que le compte rendu, le versant non public, non spectaculaire, de son travail quotidien de chercheur, en particulier lors de ses recherches en bibliothèque, fait apparaître une autre spécificité de ses propres recherches : l'idée qu'il existe, à côté de sa propre existence, quelque chose de plus grand qui justifie d'y consacrer et d'y sacrifier une part importante de son travail personnel. Il s'agit, en particulier, d'éditer de manière posthume le travail de ses proches, maîtres et amis, morts prématurément et qui n'ont laissé qu'un œuvre inachevé, souvent en fiches et dont Mauss s'estime être le seul à pouvoir en rendre compte en tant que témoin direct.
C'est ce « sacrifice » qu'il inscrira au cœur de son travail au Collège de France : « Ce travail impersonnel, vous en serez peut-être d'accord, est encore plus digne du Collège de France que celui que je pourrais apporter moi-même. Ne pensez-vous pas que c'est une noble vie que de rendre à ce public, ici, l'arrivée de toutes ces œuvres de si grands savants et de si beaux esprits. On me pardonnera certainement ce laborieux effacement. Il fera plus rapidement et plus grandement avancer la science ; il fera plus d'honneur au Collège de France et à la science française que quoi que ce soit que je puisse faire de personnel. » (Voir Appendice.)
Mauss ne recense pas que des livres de savants influents dans le champ de l'histoire des religions, de la sociologie ou de l'anthropologie, tels Frazer, De Groot, Wilken ou Malinowski. Il critique aussi des collaborateurs de L'Année sociologique, en premier Durkheim, mais aussi Hubert ou Bouglé. Lui-même, en retour, a été l'objet du jeu de la critique, en particulier de Durkheim qui, en 1896, après la publication par Mauss d'une analyse du livre de Steinmetz, Ethnologische Studien zur Ersten Entwickelung der Strafe (1892-1894), dans laquelle il critique l'auteur pour avoir rattaché la peine à la vengeance et ne pas avoir dissocié ces deux réactions sociales, conclut sa propre recension en indiquant que la lecture critique de Mauss a été en grande partie inspirée par ses propres théories sociologiques sur la peine et la religion{334}. En 1905, c'est Hubert qui recense l'article de Mauss sur les « Origines des pouvoirs magiques dans les sociétés australiennes{335} ». Ces deux exemples rappellent qu'il est important de comprendre les contextes d'élaboration de ces écrits particuliers que sont les comptes rendus qui nous disent, comme la correspondance, quelque chose sur les relations existantes entre les membres de L'Année sociologique.
En décidant de recenser ou de ne pas recenser un ouvrage, Mauss dessine des lignes de reconnaissance et d'exclusion.
L'une de ces lignes, bien connue, consiste à séparer nettement l'anthropologie somatologique, et ses dérives racialistes, de l'ethnographie et de la sociologie descriptive. La recension par Mauss du livre de Paul Lapie, Civilisations tunisiennes. Étude de psychologie sociale (1898), montre une autre ligne, méthodologique celle-ci, entre méthode inductive et méthode déductive. Après quelques brèves incursions dans le domaine de l'ethnographie comparée et de la géographie psychologique, Lapie, auteur d'un compte rendu très critique des Règles de la méthode sociologique dans la Revue Philosophique, décide de se servir de la méthode déductive{336} pour analyser la civilisation tunisienne, la colonisation française et le métissage, profitant de trois années passées à enseigner la philosophie au lycée de Tunis.
À ce propos, Mauss rappelle les obstacles que pose cette méthode d'analyse, laquelle conduit souvent le chercheur à des « disproportions entre l'extrême diversité des faits qui sont rapportés et expliqués et l'extrême simplicité de la cause par laquelle on les explique{337} ». Cette critique donnera lieu à une lettre argumentée de Lapie dans laquelle celui-ci s'excuse de son penchant pour l'abstraction qu'il dit développer depuis qu'il s'occupe, dans la Revue de métaphysique et de morale, de la partie « méthode de la sociologie ». Lapie regrette aussi ne pas avoir, comme Mauss, « les outils nécessaires pour faire la critique des textes, sauf s'ils sont en français, en latin, en grec, et peut-être un peu en allemand et en italien. Mais, je reconnais avec vous qu'il faut être un bon philologue pour être un bon sociologue. [...] Vous qui pouvez examiner les textes de plus près, et remonter aux sources les plus lointaines, voyez si ces hypothèses tiennent debout{338} ».
L'exercice du compte rendu se complique lorsqu'il s'agit, pour Mauss, de recenser les travaux d'Henri Hubert, comme sa longue préface au recueil des articles de l'historien des religions Chantepie de la Saussaye{339}, préface qu'Hubert rédigea lors de son voyage autour du monde en 1902. Mauss signale tout de suite l'existence d'une communauté de pensée entre ses propres travaux, ceux de Durkheim et le point de vue défendu par Hubert. S'il regrette que cette proximité fasse de lui un « mauvais critique{340} », il profite de son compte rendu pour rappeler que les plus grandes innovations, en matière d'histoire comparée des religions ou de sociologie des religions, tiennent à la conjonction des méthodes philologique et anthropologique mais aussi au fait que, suivant l'hypothèse de Durkheim, on a pu voir que la religion n'existe pas, ou plutôt que ce qui existe ce sont d'abord des systèmes de faits religieux, lesquels sont des faits sociaux. Une proposition qu'Hubert souligne longuement dans sa préface, presque mot pour mot :
« Il ne suffit pas de dire que les phénomènes religieux se produisent et se différencient par groupes sociaux, pour y faire voir de véritables phénomènes sociaux. Nous n'entendons pas en général par phénomènes sociaux de simples sommes de phénomènes individuels. D'une part, les phénomènes sociaux ont une existence objective, indépendante des individus : telles sont les lois et les règles économiques ; d'autre part, l'activité de l'individu y est modifiée ou déterminée, à peu près sans qu'il en ait conscience, par le voisinage et la collaboration de ses associés. Les phénomènes religieux sont-ils, en ce sens, des phénomènes sociaux ? À coup sûr, un bon nombre d'entre eux se présentent fort nettement sous la forme d'institutions : ce sont les modes d'organisation, les cultes et les mythes qui, fixés en des règles, en des formules orales ou écrites, subsistent en dehors de la pensée et indépendamment de l'accord renouvelé sans cesse des individus qui les acceptent{341}. »
En 1905, lorsque Mauss recense l'article d'Hubert sur le temps, c'est encore sa proximité qui va l'empêcher d'émettre la moindre critique alors que ses lettres, comme nous l'avons déjà indiqué, montrent le contraire.
Notes prises par Hubert lors de sa lecture d'un ouvrage, sans doute pour en faire une recension. Chaque page importante est signalée (à gauche) et réduite à un mot ou à une courte phrase. Fonds Hubert, IMEC.
Pour beaucoup de contributeurs de L'Année sociologique, la correspondance est le lieu où ils peuvent indiquer ce qu'ils pensent vraiment d'un ouvrage publié. En 1909, suite à la publication des Mélanges d'histoire des religions par Hubert et Mauss, qui est en fait un recueil d'articles présentés par une introduction inédite, Paul Fauconnet donne dans une longue lettre ses premières impressions de lecture :
« La préface m'a vivement intéressé, sans doute il ne faudrait pas renouveler souvent ces apologies de votre propre travail : vous aurez l'air de faire sur vous même des notices historiques et critiques qu'il appartient à d'autres de faire. Une partie des idées synthétiques que vous exprimez aurait sans doute pu trouver place dans les mémoires eux-mêmes. Bref, en principe, le genre me paraît dangereux et je crois qu'il vaudra mieux ne plus récidiver trop tôt. Mais l'occasion était bonne et le travail est utile. Le paragraphe sur le sacrifice notamment est un bon complément de votre mémoire, et vos discussions d'Huvelin, de Jevons et Wundt, de la psychologie religieuse sont pleines d'indications très fécondes. [...] Il me semble aussi que vous auriez pu marquer plus fortement encore comment vos recherches se rattachent à l'idée maîtresse de Durkheim sur la transcendance du social. »
Fauconnet en profite pour donner quelques conseils de style :
« Il faut qu'on sente qu'on avance, que les idées fécondes s'accumulent, que les résultats positifs soient en proportion des soins apportés à éviter l'erreur. Bref, sans critiquer ce que tu fais, je crois qu'il n'est pas inutile de te recommander de condenser, d'aller droit aux questions, et de ne retenir que l'essentiel des discussions de détail{342}. »
Fréquenter la British Library (14 octobre-24 octobre 1924)
Le parcours de Mauss, surtout après la Première Guerre mondiale, n'a plus grand-chose à voir avec celui du jeune étudiant qui cherchait à traduire des sûtras en 1898. Au début des années 1920, Mauss conforte sa position nationale tout en prenant certaines distances avec les aspects les plus orthodoxes de la théorie sociologique de Durkheim. Il s'aventure aussi dans des questions méthodologiques lorsque, par exemple, il tente de mettre en place une voie française de l'ethnologie, joignant l'expérience ethnographique allemande d'Adolf Bastian et la reflexion des diffusionnistes anglo-saxons.
Conservées à la Bibliothèque centrale du Muséum national d'histoire naturelle, plusieurs liasses de fiches d'emprunts témoignent d'une campagne de recherche que Mauss fit à la British Library entre le 14 et le 24 octobre 1924{343}, une bibliothèque qu'il connaît bien pour y avoir déjà travaillé à plusieurs reprises, en 1898, en 1904, et en 1921{344}.
Durant les dix jours de cette « campagne » en bibliothèque, où Mauss se rend tous les jours à la British, il consulte plus de 77 ouvrages, sans compter ceux qu'il demande à plusieurs reprises comme Man and Culture (1923) de Clark Wissler, dont il fera le compte rendu dans L'Année sociologique, The Social Evolution of Religion (1920) de George Willis Cooke, ou encore Fundamentals of Social Psychology d'Emory S. Bogardus(1924) et The Mathematical Groundwork of Economics : an Introductory Treatise d'A.L. Bowley (1924).
La majorité des ouvrages qu'il consulte datent de moins de deux ans. On perçoit tout de suite son besoin d'actualiser ses connaissances sur au moins deux points.
Fiches d'emprunt de Marcel Mauss à la British Library et notes sur l'ouvrage de C. L. Temple, Notes on the Tribes, Provinces, Emirates and States of the Northern Provinces of Nigeria. Fonds Mauss, MNHM.
Mauss entreprend, en premier, une importante recherche bibliographique sur le Ghana (colonie britannique connue alors sous le nom de Gold Coast{345}).
Son séjour débute par la lecture de l'étude linguistique d'A. C. Masam, Outline dictionnary bantu puis par les ouvrages de l'officier colonial, Charles Lindsay Temple, Native races and their rulers : sketches and studies of official life and administrative problems in Nigeria (1918) et Notes on the Tribes, Provinces, Emirates and States of the Northern Provinces of Nigeria (1919). Il poursuit avec la lecture de deux livres du missionnaire John Roscoe, dont Mauss a déjà souligné l'importance des découvertes dans un compte rendu de son livre sur les coutumes des Baganda{346}, The Soul of Central Africa : A General Account of the MacKie Ethnological Expedition (1922) et The Northern Bantu. An Account of some Central African Tribes of the Uganda Protectorate (1915)
Le 15 octobre, il consulte l'ouvrage du botaniste et anthropologue Percy Amaury Talbot, Life in Southern Nigeria : the Magic Beliefs and Customs of the Ibibio Tribe (1923) et le 16, toujours du même auteur, In the Shadow of the Bush (1912) et Woman's Mysteries of a Primitive People : the Ibibios of Southern Nigeria (1915). Il commande également les deux ouvrages du naturaliste allemand Peter Kolb qui, après un séjour de sept ans en Afrique du Sud, publia à son retour Caput Bonae Spei Hodiernum (1719), traduit par la suite en anglais, en néerlandais et en français. Le second livre de Kolb est intitulé Reise zum Vorgebirge der Guten Hoffnung et il a été édité par les soins du Dr. Paul Germann en 1922.
Le 17 octobre, c'est au tour du livre de l'explorateur Cecil Godfrey Rawling et d'Herbert Spencer Harrison, The Land of the New Guinea Pygmies : an Account of the Story of a Pioneer Journey of Exploration into the Heart of New Guinea (1913). Le 20, Mauss demande à voir, de Claridge William Walton et de l'administrateur des colonies Hugh Charles Clifford, A history of the Gold Coast and Ashanti from the earliest times to the commencement of the twentieth century (1915), lecture qu'il complétera par celles des ouvrages de Robert Sutherland Rattray, Some Folklore Stories and Songs in Chinyanja (1907), et du juriste John Mensah Sarbah, Fanti Customary Laws (1904), Fanti Law Reports (1904) et son Fanti National Constitution (1906).
Le 21 octobre, il consulte à nouveau les ouvrages de Rattray dont Ashanti{347} (1923). Le 23, il regarde An Elementary Mole Grammar with a Vocabulary of over 1000 Words for the Use of Officials in the Northern Territories of the Gold Coast (1918) et le 24 octobre, traduit cette fois-ci par Rattray, Mauss examine Hausa Folklore de Maalam Shaihu. Il termine cette importante recherche par la lecture du livre de l'administrateur Frederick Gordon Guggisberg, Governor of the Gold Coast (1924).
En même temps, Mauss se documente aussi sur l'Australie.
Le 14, par exemple, il consulte A Catalogue of the Calvert Collection of Books, Pamphlets, Maps, etc., relating to the Dominions of Australia and New Zealand, and the South Seas (1924), ainsi que Thirty Years among the Blacks in Australia de W. T. Pyke où sont compilés de nombreux récits concernant l'Australie et ses héros.
De l'historien John Rawson Elder, il demande Glimpses of old New Zealand (1924). Il consulte également deux revues : le numéro de l'année 1923-24 de la revue Logos et la Fijian Society Transactions de 1917. Un numéro qui contient plusieurs textes sur l'immigration maorie à Rotuma, les immigrants fidjiens aux Nouvelles-Hebrides, ou encore la notion de propriété dans les îles Fiji.
Mauss profite encore de sa présence à Londres pour consulter divers documents concernant l'histoire du judaïsme tels que Jews and Christians in Egypt : The Jewish Troubles in Alexandria and the Athanasian Controversy de Sir Harold Idris Bell, et Aramaic Papyri of the Fifth Century B.C. (1923) de Sir Arthur Cowley et qui est considéré alors comme le recueil des manuscrits araméens le plus complet concernant l'organisation sociale de la vie quotidienne de la communauté juive d'Elephantine. Il consulte aussi plusieurs récits de voyage, dont le célèbre Mystery of Eastern Island (1919), basée sur les récits de Lady Katherine Routledge, ainsi que l'ouvrage de Diego de Landa Relation des choses de Yucatan comprenant les signes du calendrier et de l'alphabet hiéroglyphique de la langue maya (1864).
Si Mauss ne mobilisa jamais explicitement ce type de récits dans ses productions savantes, il développa à l'encontre de cette littérature de voyage une relation ambivalente qui évolua largement en fonction de sa propre manière de qualifier le travail ethnographique.
En 1898 par exemple, il recense les deux volumes Travels in West Africa de Mary Kingsley. Il juge ce travail « captivant{348} », élégant (surtout le tome II), clair et sûr. Le récit de Kingsley lui semble scientifiquement abouti : « Miss Kingsley ne raconte que ce qu'elle a vu, ou bien ne nous donne que des renseignements qu'elle tient d'anciens résidents, connaissant bien les indigènes, leurs langues, leurs mœurs. » Elle s'abstient de toute interprétation et joue parfaitement le rôle que Mauss veut alors voir interpréter aux ethnographes, à savoir rendre le point de vue indigène{349}. C'est ce principe qu'il veut défendre suite aux observations de Swanton sur les Tlinkit, les témoignages de Wrangell sur les Haïda, ou ceux de Tate – l'informateur de Boas – qui ont permis l'édition des Tsimshian Texts.
Mary Kingsley n'est pas un exemple isolé. Le livre de Young sur le royaume de Siam est lui aussi jugé comme important. Cela tient d'abord au fait que l'auteur a été fonctionnaire dans la région, même si finalement et comme le reconnaît Mauss, il s'est peu mêlé de la vie du pays. Tusayan Snake de Jesse Walter Fewkes est lui aussi jugé de bonne foi, précis, sûr. Unknown Mexico (1904) de Carl Lumholtz, un livre qui mélange plusieurs influences, celles des relations de voyages, des surveys ethnographiques, des monographies de la sociologie descriptive, les recueils de fouilles archéologiques, est un autre exemple à suivre.
Parfois, l'usage des informations recueillies par ces explorateurs s'avère plus difficile. Deux observateurs, d'égale bonne foi, Moritz Merker et Alfred Claud Hollis, proposent dans leurs ouvrages respectifs deux observations différentes des Masaï : « Le pire mal, [note alors Mauss] c'est encore moins ces erreurs que les renseignements vagues encore si fréquents dans les ouvrages ethnographiques. La mention précise des lieux, des dates, des conditions de l'observation permet seule une critique certaine{350}. »
Ces récits ont bien évidemment un intérêt documentaire pour Mauss puisqu'ils lui donnent accès aux détails d'une société, des éléments qui vont lui permettre, en retour, de comprendre les variations culturelles à l'œuvre : « Tout change en quelques lieues de pays. Aussi si tous les autres maux sont-ils réparables par la critique, l'imprécision est presque irréparable. Si on ne réussit pas, à force de savoir, à localiser un renseignement de ce genre, le fait reste dans un vague infini. Il n'est pas rattaché à un milieu social donné. Hors du temps et de l'espace, il flotte sans un cortège déterminé d'autres faits, par rapport auquel il pourrait être critiqué{351}. » Mauss n'a d'ailleurs pas été dupe de certaines observations qui ont pourtant donné tous les gages de sérieux scientifique. Celles d'Haddon et de ses collègues, lors de la fameuse expédition du détroit de Torrès, sont pour lui de l'ordre d'une « reconstruction », d'une « restauration ». Il faut donc continuer à avoir des doutes, y compris « en face des meilleurs observations fondées ».
À partir de 1906, Mauss donnera un autre statut à l'observation directe. Convaincu que tout ne s'apprend pas, en particulier lorsqu'il est question du terrain, il accorde de la valeur à deux types d'observations.
Il indique, par exemple, que les meilleurs renseignements sont ceux qui viennent de l'indigène lui-même. Il donnera de plus en plus souvent aussi une place à part dans ses recensions aux ouvrages qui, d'une manière ou d'une autre, rendent disponibles des informations « à l'état brut », comme les recueils de contes, de mythes, de proverbes... Une littérature qui nécessite de la part de l'ethnographe une connaissance suffisante de la langue. Dans le cas contraire, ajoute Mauss, il est toujours possible de proposer en face des textes en langue vernaculaire une traduction juxtalinéaire qui permet l'application de la critique philologique.
Il reconnaît aussi une grande importance à des travaux comme celui de Langloh Parker qui – à la différence des autres ethnographes de sa génération – a appris à connaître intimement la société des Euahlayi par un contact long, de plus de trente ans, fondé sur des relations personnelles{352}. L'ouvrage de Kidd, The essential Kafir, est pour Mauss, aussi, un bon exemple de ce que permet le contact long et participatif. Mauss apprécie d'autant plus le livre de Kidd que le style littéraire de l'auteur apporte beaucoup à sa comparaison des tribus bantoues. Malgré de nombreuses « négligences scientifiques », l'auteur a quand même su se rapprocher de la vérité bien mieux que « nombre d'auteurs dans leurs enquêtes trop précises{353} ». Le livre, au final, est « attachant ».
En 1925, au moment de l'inauguration de l'Institut d'ethnologie dont la mission est de former les ethnographes et de fournir à toute une nouvelle génération de chercheurs un véritable mode d'emploi de la recherche sur le terrain, Mauss débute sa recension du livre de Grinnell, The Cheyennes Indians. Their History and Ways of Life, par une appréciation pour le moins paradoxale : « L'auteur, non prévenu, innocent des modes scientifiques, débarrassé des vicieuses nomenclatures, fait attention à des foules de faits moraux, mentaux, généraux, que le collectionneur de mythes, de textes, de généalogies et de techniques ne daignera pas ou ne pourra pas observer, faute de temps{354}. »
Mauss a parfaitement anticipé sur l'évolution des centres d'intérêt de la discipline depuis la fin du XIXe siècle. Il ne s'agit plus, dans les années 1920, de s'interroger sur la langue ou les systèmes de croyances d'une population primitive, mais de saisir la complexité des sociétés humaines, une complexité que les ethnographes doivent rendre palpable en rapportant des matériaux factuels de leurs observations. Plus l'observation est directe, plus celle-ci doit permettre de rompre avec les cadres classiques d'analyse et, par exemple, de remettre en cause les notions de fétiche, de coutume ou de culture... C'est ce que les ethnographies détaillées de Spencer et Gillen en Australie (1898 et 1904) ont permis, comme Mauss le soulignera dans ses longs comptes rendus. Mais cette évolution de l'ethnographie vers des questions plus générales est aussi intervenue grâce à l'arrivée d'une nouvelle génération de chercheurs tels que Haddon, et surtout W.H.R. Rivers, qui ont été formés aux sciences naturelles et qui ont donné à la collecte – et donc à la culture matérielle des sociétés traditionnelles – une importance centrale dans la méthode ethnographique. Mauss a perçu ce changement en indiquant pourquoi la description de l'ethnographe formé n'a plus rien à voir avec celle des observateurs du XIXe siècle. Il existe désormais des règles minimales pour faire une recherche sur le terrain dont la première consiste à acquérir une compétence linguistique. D'autres « méthodes » sont aussi indiquées par Mauss : celle de l'inventaire qui consiste à décrire tous les objets (lieux de collecte, usage, par qui, comment, quand), celle sociologique qui doit étudier la formation et l'articulation des divers sous-groupes composant une société, une tribu, un clan par le biais des histoires de familles, celle enfin phonographique et photographique qui, avec le cinéma, doivent permettre de « photographier la vie{355} ».
Tout ce travail de lecteur de Mauss consiste finalement à mesurer à quelles conditions de tels récits peuvent devenir de bons « objets » ethnographiques caractérisés par une « juste distance » avec la société considérée{356}. Il rejettera bien évidemment l'exotisme superficiel des récits de voyages et les « clichés » qui traversent la littérature ethnologique depuis le XVIIIe siècle. En bon philologue, tout n'est pas à jeter dans ces récits qui ont aussi grandement contribué à cet esprit d'aventure dont Mauss regrette la disparition{357}. Ce travail incessant de Mauss doit surtout nous rappeler que l'enquête de terrain n'est qu'un mode parmi d'autres de production de données et que, comme les autres, elle a ses avantages et ses inconvénients.
Outre cette attention pour les récits de voyageurs, les fiches d'emprunt de Mauss à la British montrent son intérêt pour les travaux de Sir Grafton Elliot Smith{358} (en particulier The Ancient Egyptians and the Origin of Civilization, 1911 ; Shells as Evidence of the Migration of Early-Culture, 1917 ; The Evolution of the Dragon, 1919) et de W. J. Perry{359} (The Growth of Civilization, 1924 ; The Megalithic Culture of Indonesia, 1918 ; The Children of the Sun : a Study in the Early History of Civilization, 1923 ; The Origin of Magic and Religion, 1923) qui, avec Smith, est l'un des plus influents représentants de l'anthropologie culturelle londonienne au début des années 1920.
Plusieurs raisons expliquent cet intérêt pour le diffusionnisme « panégyptien » de Smith et de Perry, pourtant ô combien discutable.
Dans un compte rendu pour L'Année sociologique qui rassemble sa lecture de Elephants and Ethnologists, The Growth of Civilization et Children of the Sun, Mauss rappelle les principes fondateurs de cette anthropologie : « Brusquement, au 4e millénaire avant notre ère, en Égypte, naît, avec la découverte de l'agriculture, de la navigation, de l'écriture, de l'architecture, des mégalithes, de la religion du soleil, de la magie, ce qui mérite le nom de civilisation{360}. » Le procédé, comme la méthode, est longuement remis en cause par Mauss. En effet, si penser la circulation à grande échelle des personnes et des objets n'est pas en soi un problème, cela le devient quand on suppose, comme Perry et Smith, que toute une civilisation – comme celle des Mayas – dérive d'une souche unique, javanaise ou chinoise. Children of the sun pose un problème un peu différent car son auteur veut montrer que l'inceste pharaonique est celui à partir duquel il est possible de déduire l'exogamie des autres peuples. Le clan totémique aurait pour point d'origine l'Égypte. Une origine que Mauss juge encore une fois infondée et surtout insuffisamment argumentée{361}. Il rappelle alors dans son texte une règle de méthode peu commentée mais pourtant essentielle pour comprendre la manière dont il se sert du diffusionnisme : « Tous les faits de similitude ne sont pas des faits de “récurrence”, d'invention indépendante, de “survivances”, de souches d'évolution parfaitement identiques partout. Mais inversement tous ne sont pas des faits d'emprunt, et surtout pas d'emprunt à un seul foyer{362}. »
La critique est sérieuse, et cela d'autant plus que les travaux de Perry et de Smith, menés dans le cadre de l'University College of London, font autorité. Rivers, à partir de 1914, s'est même converti à cet hyper-diffusionnisme, en tout cas dans son histoire de la société mélanésienne{363}.
Une seconde raison explique ces emprunts des livres de Smith et de Perry à la British. En effet, Mauss réfléchit à une définition opératoire de la notion de « civilisation » qu'il préférerait voir utiliser par les ethnologues au lieu de celle de « culture » qu'il trouve bien plus problématique.
Depuis 1901, Mauss cherche à rompre avec ce qui fait l'objet même de l'ethnologie, à savoir la différence entre les peuples « civilisés » et ceux « non civilisés ». Il n'existe que des peuples de civilisations différentes et l'idée de l'homme « naturel » doit être définitivement abandonnée. Pour démontrer la complexité des sociétés humaines, Mauss est cependant obligé de développer une nouvelle définition de la « civilisation » que l'on conçoit alors comme un synonyme facile des notions de « peuple » ou de « société ». Face aux idéologies évolutionnistes qui envisagent pour toutes les sociétés un même développement convergent, Mauss va avec Durkheim, indiquer dans une courte notice introductive de L'Année sociologie intitulée « Civilisation et types de civilisation », comment certains phénomènes sociaux ont la capacité de s'étendre à la fois géographiquement et chronologiquement sur des aires plus vastes qu'un territoire ou une histoire nationale. Il existe « des systèmes complexes et solidaires qui, sans être limités à un organisme politique déterminé, sont pourtant localisables dans le temps et l'espace ». La civilisation chrétienne, comme la civilisation méditerranéenne, sont des milieux moraux dans lesquels « sont plongées un certain nombre de nations et dont chaque culture nationale n'est qu'une forme particulière{364} ». Dès lors, l'étude d'une civilisation nécessite de la part du sociologue la prise en compte de la dimension historique des phénomènes sociaux. De plus, une distinction est à faire : si les techniques, les arts et la langue ont la capacité de pouvoir déborder les frontières classiques des nations, d'autres phénomènes comme les institutions politiques, les institutions juridiques et les phénomènes de morphologie sociale ne possèdent pas cette aptitude. Ils sont toujours spécifiques à une société ou à un peuple. Pour Mauss et Durkheim, il est donc nécessaire pour le sociologue ou l'ethnologue de tracer des aires de civilisations, c'est-à-dire « de rattacher des civilisations diverses à leur souche fondamentale », mais également, et par le biais de comparaisons méthodiques, de déterminer les causes et les lois qui expliquent l'existence ou au contraire la déchéance d'une civilisation{365}.
Mauss n'en restera pas à cette définition qu'il faut comprendre surtout comme une réfutation des thèses venant de l'évolutionnisme social.
Durant les années 1920, il s'intéressera autant aux approches des diffusionnistes allemands, comme celle du père Schmidt à qui l'on doit les notions de Kulturkreise (cercles de civilisation) et de Kulturschichten (couches de civilisation), qu'aux approches des « culturalistes », tels que Clark Wissler qui, dans Man and Culture, cherche à ordonner, par un comparatisme systématique, les données culturelles en fonction de leur répartition spatiale.
Mauss reconnaît à ces deux tentatives le fait d'avoir sorti l'histoire de l'humanité d'une compréhension simpliste. Cependant, il critique vivement leur manque de rigueur scientifique. Pour le père Schmidt, en particulier, morale et religion ne sont pas une construction humaine « mais le produit d'une révélation{366} ». Pour ce qui est de Wissler, le désaccord concernant son approche est d'abord d'ordre conceptuel.
L'anthropologue américain veut en effet donner à la notion de « culture » un rôle primordial dans la transformation sociale d'une société. Wissler considère les groupes sociaux comme fondamentalement ouverts au monde extérieur, de telle façon que le changement serait d'abord le résultat de l'emprunt idiosyncrasique des voisins plus que des progrès prétendument inéluctables des sociétés. La définition d'une aire culturelle reposerait alors sur deux principes complémentaires : l'existence d'une grande homogénéité dans les genres de vie et dans les mentalités à l'intérieur d'une aire territoriale donnée et, au contraire, l'existence d'une plus ou moins grande hétérogénéité par rapport aux autres aires territoriales avoisinantes et existantes. Chaque culture aurait aussi pour caractéristique un foyer ou un centre culturel propre et qui lui permetrait de sélectionner ses emprunts, l'intégration de nouveaux traits culturels ne se faisant, au bout du compte, que si une compatibilité avec le foyer culturel central est perçue par les individus et le groupe comme possible{367}. Malgré tout, rappelle Mauss dans son compte rendu, que faut-il entendre par « culture » ? :
« La définition du mot “culture” par M. W. est à peu près celle que nous donnerions des phénomènes physiologiques de la société : “le mode de vie d'un peuple, comme tout” ou, pour donner un exemple des américanismes employés, “this round of life in its entire sweep of individual activities is the basic phenomenon culture” [...].
Il est clair que nous ne nous accorderons pas avec M. W. pour cet emploi superfétatoire de termes, de sciences et de réflexions. Cette méthode a pour point de départ cette opposition, que nous croyons fausse, entre l'homme et la culture ; et cette autre division que nous croyons également fausse entre le langage, la société et la culture. En somme, M. W. considère les phénomènes sociaux – excepté le langage, qu'il place à part – comme une partie de la culture ; il les appelle le socio complex (on n'est pas avare de néologismes en Amérique) et, au fond, entend par société ce que nous entendons, nous, par organisation sociale, laquelle n'est même qu'une partie des faits que doit considérer la sociologie juridique et morale. Même tout ce que nous considérons comme morphologique, il le considère comme appartenant à l'homme et au milieu géographique. C'est la thèse qu'il a déjà soutenue dans son American Indian [...].
Et la culture, même ainsi entendue, n'est qu'un autre mot pour désigner la société qui est aussi inhérente à l'homo sapiens qu'une “nature”. Et enfin, il n'y a pas lieu de distinguer et de séparer les divers éléments de la physiologie sociale, par exemple le droit de la religion, ou de la morphologie. M. W., qui par opposition à la sociologie pense fonder une science nouvelle – et qui apporte en effet du nouveau –, revient en réalité à des axiomes et à des classifications périmées. Le sociologue, au contraire, peut tenir compte de ce que démontre M. Wissler. Au fond, pour M. W. et pour bon nombre de savants américains, “culture” veut simplement dire “mode de vie” social. C'est la partie du comportement humain [...] qui, provenant du milieu extérieur humain – matériel, intellectuel et historique –, “fait des individus ce qu'ils deviennent”. Et le problème d'une théorie de la culture est plus précisément celui de la façon dont l'enfant, puis l'adolescent et l'adulte, “s'équipent” pour la vie ; et enfin celui des drive (trieb en allemand), de la poussée “à produire des cultures”{368}. »
Si cette critique est aussi précise, c'est que Mauss met en place l'idée du « fait social total » par lequel il s'agit justement de réintégrer les divers aspects du fait humain que les analyses sociologique et anthropologique ont jusque-là trop fortement dissociés. C'est finalement ce qui sépare ces deux façons de faire. Il paraît en tout cas impossible pour Mauss de s'entendre avec Wissler sur un terme commun qui permettrait à la fois de diviser les cultures et les sous-cultures en ensembles cohérents – ce qui serait la position de Wissler – et d'interpréter les faits sociaux comme des phénomènes de totalités où se mêlent corps, âme et société – comme le veut alors Mauss.
Cette querelle sur la notion de culture se poursuit à plusieurs autres occasions. La même année, dans sa recension de l'ouvrage de l'humaniste docteur Schweitzer, Mauss se charge là encore en quelques mots de montrer les limites de sa philosophie, « encore de la ratiocination » écrit-il, mais il veut surtout insister sur la manière tendancieuse dont le bon docteur utilise le terme de civilisation en supposant « qu'il n'y en a qu'une, et qu'il n'y en aura qu'une, et qu'elle est bonne, et qu'il faut la sauver ; au fond c'est le christianisme qu'il s'agit de faire régner{369}. »
La définition de la civilisation que cherche à valoriser Mauss à partir du milieu des années 1920 se fonde toujours sur un mode de production spécifique, un stade particulier d'évolution socio-économique, ainsi que sur l'étude des expressions matérielles qui caractérisent un groupe d'hommes dans un milieu donné.
À l'occasion d'une Semaine internationale de synthèse, en 1929, il insistera sur l'aspect international et général de ces phénomènes dits de civilisation. Guerres, relations de paix, commerce, absence ou non de grandes routes terrestres et maritimes sont pour lui des éléments qui mettent en relation des sociétés entre elles. En bon connaisseur de la tradition ethnographique allemande, il en profite pour faire l'éloge d'Adolf Bastian qui, dans ses premiers travaux, posa les bases d'une réflexion sur la nature internationale de tels faits sociaux. Le détour par Bastian va permettre à Mauss de relativiser les avancées de l'anthropologie anglo-saxonne qui, en voulant absolument concevoir la « culture » comme un modèle qui structure l'ensemble des comportements, n'a fait que transposer les remarques de Bastian : le trait de culture, ce fameux pattern, n'est qu'une imitation des pensées élémentaires (Elementargedanke), la question des aires culturelles et du milieu recoupe la réflexion sur la province géographique (geographische Provinz), enfin les recherches portant sur les phénomènes d'emprunt ne font que prolonger l'analyse des mixtures (Wanderungen) qui, selon Bastian, ont pour fonction de donner à voir l'évolution particulière de chaque culture.
Bien plus large que la notion de culture alors en vogue, celle de « civilisation » permet de définir un ensemble de caractères, de composantes typiques et de biens communs même si, comme le regrette Mauss, la notion sous-entend encore un certain niveau de développement du système social et mental. Mais pour lui, l'importance sociologique et anthropologique d'une telle notion est ailleurs. Elle permet d'ouvrir la réflexion des ethnologues vers la compréhension des choix qui s'effectuent dans les formes les plus ordinaires du quotidien d'une société : « Les gestes mêmes, les nœuds de cravate, le col et le port du cou qui s'ensuit ; la démarche et la part du corps dont les exigences nécessitent le soulier en même temps que celui-ci les comporte – pour ne parler que des choses familières –, tout a une forme à la fois commune à de grands nombres d'hommes et choisie par eux parmi d'autres formes possibles. Et cette forme ne se trouve qu'ici et là, à tel moment ou tel autre{370}. »
Ce qui peut paraître comme le plus naturel est le résultat d'un choix fait en fonction des obligations sociales, dont sont traversées la vie des individus et les interrelations humaines.
À partir des années 1920, perpétuer la mémoire et l'esprit des principaux contributeurs de L'Année sociologique morts prématurément durant la Première Guerre mondiale, est perçu par Mauss comme un devoir. En apprenant la mort de Robert Hertz{371}, sa première réaction ne laisse aucun doute sur ses futures options en termes de recherche : « Si je reviens de cette guerre, je vous promets de faire l'impossible pour que l'œuvre de Hertz vît le jour{372}. »
Ce dernier tournant dans le parcours de Mauss débute par l'édition des œuvres de Durkheim dont il s'agit de maintenir l'autorité dans les sciences sociales. Mauss va gérer avec Alcan, l'éditeur officiel de Durkheim, le testament intellectuel de l'oncle. Il décide des traductions, des reproductions et de la publication des textes ou des cours inédits. En 1919, dans la Revue philosophique, il publie une « Introduction à la morale », et en 1921, les « Leçons sur la famille conjugale ». En 1925, c'est au tour d'un cours sur le socialisme et Saint-Simon, cette fois-ci dans la Revue de métaphysique et de morale{373}. Éditer les textes et les cours inédits de Durkheim dans des revues de philosophie n'est pas un geste anodin, si l'on se souvient de l'accueil, parfois mitigé, des théories de Durkheim dans les pages de ces mêmes revues !
Pour Mauss, c'est dans cet acte de l'édition que sa formation philologique initiale prendra peut-être tout son sens. Il s'agit, avec ces éditions, de rendre les textes originaux disponibles et compréhensibles pour les lecteurs. Ses préfaces sont là pour donner des informations factuelles sur le point de vue de l'auteur, les sources, le contexte conceptuel et méthodologique dans lequel l'ouvrage a été rédigé. Mauss, en témoin, en profite aussi pour décrire les manières de travailler. Dans son édition du cours de Durkheim sur le socialisme, il reviendra en détail sur les données matérielles du document :
« Le manuscrit est fort soigné, très peu de passages sont restés illisibles. Nous n'avons pas cherché à combler ces vides. Toute altération est signalée entre crochets. Nous avons vérifié les citations et n'avons apporté de changements au texte que pour marquer des titres de chapitres. Nous avons aussi dû découper quelques leçons. Les redites du cours n'ont pas été touchées. Le manuscrit est divisé en leçons. C'est nous qui les avons quelquefois découpées et qui avons constitué les chapitres et les livres, sans difficultés. Tous les titres sont de Durkheim. Mme Louise Durkheim avait copié le manuscrit presque en entier. Je n'avais eu à l'aider que dans les passages difficiles à lire. La maladie et la mort l'ont arrêtée à la onzième leçon. Les leçons XII et XIV étaient prêtes. »
Le travail le plus important de Mauss est de fournir un appareil critique, aussi précis que possible, qui respecte les particularités du texte sans le surcharger, et qui laisse ouverte son interprétation. Une intention particulièrement visible dans le cas de l'édition du manuscrit de Hertz sur Le Péché et l'Expiation que Mauss publie en 1922{374}.
Une part d'ingérence est inévitable dès lors que l'on décide d'éditer le texte d'un autre, ne serait-ce que dans le moment de la sélection des notes et des brouillons qui vont finir par former la version définitive du manuscrit. La décision qui consiste à déterminer ce qui doit être retenu ou, au contraire, omis dépend de la façon dont l'éditeur conçoit les enjeux de cette publication. Dans le cas du Péché et l'Expiation dans les sociétés primitives, paru dans la Revue de l'histoire des religions en 1922, Mauss indique les deux enjeux majeurs de cette publication : « Communiquer au public ce qui reste du travail gigantesque qu'avait fourni ce jeune homme de trente-cinq ans », et « comprendre précisément les côtés sombres et sinistres de la mentalité humaine{375}. »
Conservé aujourd'hui dans les archives du Laboratoire d'anthropologie sociale{376}, le manuscrit de Hertz qui servit pour cette édition donne à voir les nombreuses interventions de Mauss.
En premier, Mauss ajouta des paperoles scotchées en bas des pages du manuscrit pour en augmenter la surface et ainsi inscrire ses propres notes. Mauss ne recopie pas le texte de Hertz, s'interdisant par là même des suppressions ou des déplacements irréversibles. Pour autant, il n'hésite pas à intervenir directement sur le texte en proposant, par exemple, une nouvelle découpe de l'essai. Au feuillet 11 du manuscrit, il ajoute le chiffre « III », suivi d'un point d'interrogation et d'un nouveau titre : « Comment l'ethnologie peut éclairer la genèse de ces notions ». Ce titre, qui sera effectivement celui du chapitre III dans la version publiée du texte, intervient cependant bien plus tard dans la démonstration manuscrite de Hertz, à la page 30 du manuscrit.
Plusieurs passages de Hertz ont également été barrés, comme à la page 13 du manuscrit (entre crochet les passages barrés{377}) :
« Mais cette détresse provient-elle exclusivement du réveil de l'amour filial [et du regret d'avoir causé de la peine à un être cher] ? Ne s'y mêle-t-il pas plus ou moins obscurément des sentiments et des croyances plus complexes ? Peut-être le fils a-t-il été habitué, dès l'enfance, à considérer son père comme un être supérieur, investi d'une majesté redoutable [l'opinion que peut-être a-t-il apprise que le moindre manquement aux ordres paternels équivaut à un attentat contre cette majesté] qui ne doit à aucun prix être violée ; peut-être enfin sait-il déjà que la malédiction d'un parent offensé [, expresse ou implicite], est douée d'une efficacité terrible [et ôte à sa victime tout espoir d'une vie heureuse et paisible] ? On nous raconte ensuite l'humble retour du fils, et l'accueil indulgent du père, et la réconciliation joyeuse qui clôt le drame et renouvelle le bonheur domestique. Mais ces démarches [, qui présentent un caractère déterminé et qui se suivent dans un ordre nécessaire], sont-elles suffisamment expliquées si on les considère comme des mouvements naturels du cœur humain [et comme des découvertes spontanées, mais immanquables, de l'instinct et de l'amour] ? »
À la fin du chapitre III, on peut voir une autre intervention importante de Mauss quand il décide de remplacer le terme « préhistorique », qui clôt le chapitre, par celui d'« archaïque ». Un passage, situé cette fois-ci au chapitre IV, a également été totalement barré. Le voici dans son intégralité :
« Une énumération exhaustive, telle que la pourrait faire, par exemple, un confesseur expérimenté, serait la meilleure définition du péché. Un semblable inventaire serait à coup sûr fort instructif ; mais il ne servirait en rien notre recherche ; bien plus, il l'orienterait à contresens. Gardons-nous d'imiter ces missionnaires qui, voyant des sauvages se promener nus sous les tropiques sans en éprouver la moindre mauvaise conscience, en ont conclu que les malheureux ignoraient le sentiment du péché ! C'est une naïveté de croire que la forme et la matière de la moralité sont inséparablement solidaires. Deux sociétés peuvent avoir exactement la même idée du péché tout en l'appliquant à des actions diamétralement opposées. »
Il faut prendre au sérieux la multiplicité et l'efficacité des dispositifs de montage adoptés par Mauss sur le manuscrit de Hertz. Ces actes matériels d'écriture sont de véritables déclencheurs de l'activité intellectuelle.
Pour autant, le travail éditorial de Mauss ne s'arrête pas à ces incursions graphiques. Dans un long « In Memoriam » qui ouvre en 1925 la deuxième série de L'Année sociologique, Mauss rappelle que Hertz avait « commencé une œuvre d'accumulation et d'élaboration de matériaux vraiment formidable{378} ». En plus des notes et des brouillons, Hertz avait laissé ses fiches, intactes et rangées dans l'ordre de la démonstration :
« J'ai pu récrire, approximativement et en abrégeant, à l'aide de ces fiches et de ces brouillons, le livre que Hertz eût écrit, peut-être autrement, mais j'ai fait effort pour rester fidèle à sa pensée. Le livre paraîtra, je l'espère fermement, bientôt, dans la collection des travaux de L'Année sous le nom de Robert Hertz, avec la mention de mon effort et de ma responsabilité... pour les fautes. Du moins, cette œuvre capitale sera sauvée. »
Il ne reste malheureusement plus aucune trace de ces fiches qu'utilisa Mauss plusieurs années de suite au Collège de France{379}. Dans le fonds Leiris, conservé au LAS, un des cours que Mauss fit sur Hertz en 1935, cours qui devait l'aider à éditer la suite de l'œuvre de son ami disparu, est conservé{380}.
Tout en reconnaissant la grande valeur des observations de Hertz, Mauss veut insister sur sa perception tout à fait singulière des faits sociaux. C'est cette perception que Mauss doit comprendre avant de pouvoir faire l'édition de ces matériaux. Il propose cependant un premier plan à ce livre à venir :
« a) La transgression et ses droits. Étude de la règle que la transgression lèse. b) Élimination du péché, les différents modes (lustration ; expulsion). c) Souffrance pénitentielle rédemptrice. Nécessité du sang, du sacrifice expiatoire, des victimes. »
Dans la suite de ces notes, on voit Mauss insister sur la nouveauté du travail de Hertz qui tient, en fait, à deux choses : s'être interrogé sur ce qu'est une transgression du tabou et ses conséquences, et avoir montré comment cette transgression affecte non seulement celui qui transgresse mais le monde extérieur en général. Dans un autre passage, il précise aussi que le but de Hertz était de démontrer la manière dont, après la transgression, le corps social devait s'occuper du rétablissement de l'équilibre rompu entre l'individu et le groupe.
Si Mauss cherche à affiner jusqu'en 1937 dans ses cours au Collège de France les hypothèses de Hertz, son édition ne verra jamais le jour. Les fiches et les matériaux de Hertz disparaîtront, en même temps que les « papiers » de Mauss en 1942. On peut cependant noter qu'à partir des années trente, Mauss veut éditer Hertz en répondant à un nouvel enjeu. En effet, il ne s'agit plus seulement de donner à voir le texte, et de souligner le regard novateur de Hertz sur certains points précis des rituels des sociétés primitives comme il l'avait fait en 1922, il faut désormais confronter ses matériaux avec les nouveautés de l'anthropologie. La mise à disposition des travaux de Hertz suppose donc, en même temps, une actualisation :
« Pour sauver cette œuvre, à cause de la fraîcheur encore intacte des idées, à cause de la sûreté des faits et des conclusions, il faut la réécrire et même la compléter, car les méthodes d'observation se sont perfectionnées et les documents multipliés et précisés depuis vingt ans. La tâche a donc consisté à mettre tout cet immense travail au point, en son fond comme en sa forme{381}. »
C'est en se logeant au cœur même de la pensée de Hertz que Mauss peut élaborer sa propre pensée. Un travail d'autant plus difficile qu'en parallèle il s'occupe aussi de la publication de trois ouvrages d'Hubert sur la civilisation celtique (Les Celtes et l'Expansion celtique jusqu'à l'époque de la Tène et Les Celtes depuis l'époque de la Tène et la civilisation celtique) et germanique (Les Germains).
Chargé du cours d'archéologie nationale à l'École du Louvre en 1906 après avoir obtenu, en 1901, celui des religions primitives de l'Europe à l'École pratique, Hubert a très tôt su diversifier ses compétences. Il connaît l'hébreu et le syriaque qu'il a appris pour s'engager dans la voie de l'orientalisme. Il s'intéresse à l'archéologie extrême-orientale et à l'histoire des techniques. Des connaissances qu'il mobilise dans plusieurs revues savantes dont L'Année sociologique, mais aussi la Revue préhistorique, la Revue archéologique ou encore L'Anthropologie et la Revue celtique.
Les archives d'Henri Hubert, conservées à l'IMEC et au musée de Saint-Germain-en-Laye, permettent d'établir une chronologie précise des phases de rédaction de ces deux volumes sur les Celtes et de celui sur les Germains, qui sont en grande partie issus de ses enseignements à l'École du Louvre. Les ouvrages seront tous les trois publiés de manière posthume dans la collection d'Henri Berr, « L'Évolution de l'Humanité ». Plus que la chronologie, ces archives permettent aussi de comprendre la logique qui était à l'œuvre dans la sélection des informations et des faits qui semblaient alors importants à l'historien.
C'est le 9 janvier 1924 qu'Hubert annonce à Henri Berr avoir fini son premier livre sur les Celtes. Trop long, cependant, il lui faut encore « relire, couper et recoudre ». Un travail qu'Hubert estime à deux mois{382}. Dans sa réponse, Berr insiste sur l'importance d'un tel livre pour sa collection :
« J'attendais votre manuscrit en février, je l'avais escompté, annoncé... Excusez-moi de vous talonner (vous me demandez de ne pas le faire) ; mais je vous assure que ma tâche n'est pas aisée, l'Évolution de l'Humanité réussit au-delà de mes espérances. Les libraires réclament une suite rapide. L'éditeur me réclame des manuscrits. Les auteurs me réclament souvent des délais{383}. »
Le 11 juillet 1924, la première prévision faite par Hubert évolue. Désormais, il compte achever la révision des Celtes en octobre mais, concernant les Germains, seul le tiers du livre est écrit : « Le reste sera la matière à mon cours de cette année qui vient. L'an prochain, à pareille époque je n'aurai plus qu'à réviser{384}. »
Deux ans plus tard, Hubert s'excuse pour son retard qu'il tente d'expliquer par une activité administrative de plus en plus importante au musée de Saint-Germain. Il lui devient même impossible de finaliser ses recherches puisque outre la préparation de ses cours pour l'École du Louvre, il doit encore s'occuper de l'éducation de ses deux fils dont il a complètement la charge suite au décès de son épouse :
« Le point final était bien mis quand je vous l'ai annoncé. Je n'irai même pas jusqu'à ce point final. J'ai poursuivi la révision de mon manuscrit jusqu'à la page 200 environ (page d'impression). Je serai obligé de laisser de côté toute la sociologie. Ce que je vous donnerai sera une histoire de l'expansion des Celtes en Europe et de leur régression avec un chapitre de preuve où je donnerai la quintessence de cette sociologie en indiquant le rôle dans la civilisation de l'Europe. Quand vous verrez mon manuscrit, vous constaterez qu'il est fait d'un manuscrit antérieur{385}. »
Cette lettre d'Hubert à Berr de janvier 1926 sera suivie quelques mois plus tard par le décès d'Hubert qui laissera à Mauss le soin de donner à son manuscrit « la forme d'un livre{386} ». Livre qui était, rappelle Mauss dans son avertissement, accompli aux deux tiers, le dernier tiers étant uniquement constitué de notes de cours.
Mauss était sans doute le mieux armé pour faire ce travail éditorial, lui qui partagea une grande proximité avec Hubert. Pourtant, c'est tout de suite qu'il fait part de ses craintes à Sylvain Lévi :
« Hubert m'a confié le soin de son œuvre scientifique : elle est littéralement écrasante. Il y a une trentaine de cours divers soit généraux, soit spéciaux, en parfait état, écrits de la première à la dernière ligne, et fiches à l'appui en ordre complet. La division du travail entre lui et moi était tellement complète que je ne sais rien de ce qu'il savait et que si je puis apprécier la valeur du travail et celle du résultat, je suis aussi incapable de contrôler les preuves qu'il était incapable de contrôler les miennes{387}. »
Aussi, et contrairement au manuscrit de Hertz, Mauss décide de ne pas s'aventurer seul dans cette nouvelle publication posthume. Il s'entoure de Jean Marx, qui officie à l'École pratique des hautes études comme celtisant, de Raymond Lantier qui a succédé à Hubert au musée de Saint-Germain et du linguiste Joseph Vendryes, spécialiste de la religion celte, qui doit vérifier les données linguistiques utilisées par Hubert. Un travail « collectif » qui est rendu d'autant plus difficile que les principaux éléments sur lesquels Hubert s'est basé datent du début du XXe siècle et viennent principalement des découvertes faites par l'archéologie allemande. Contrairement à ce que l'on pensait savoir sur ces deux volumes sur la civilisation celtique, Hubert avait terminé ses recherches avant 1914. C'est d'ailleurs ce qu'il écrit à Berr en 1919 : « Pendant la guerre je n'ai absolument rien pu faire et je ne suis pas encore prêt pour donner mon livre{388}. » C'est d'ailleurs ce qui explique pourquoi les ouvrages ne connaîtront qu'une assez faible réception en France, y compris du côté des archéologues qui lui préféreront le manuel de Déchelette dans lequel l'expression « civilisation des oppida » sera largement utilisée pour définir la période de la fin de la civilisation celtique sur le continent européen{389}. Même si Mauss met l'accent sur l'attente de ces ouvrages par la communauté des historiens et des archéologues, beaucoup ont regretté qu'Hubert en soit resté à des sources textuelles et qu'il se soit finalement très peu appuyé sur les traces archéologiques en tant que telles. Ouvrages comparatistes, ces deux volumes sur les Celtes tentent d'expliquer les changements culturels qui ont touché la civilisation celtique par des grands mouvements de populations. Une perspective qui pouvait certes paraître novatrice au début des années 1910 mais qui, vingt ans plus tard, est devenue traditionnelle, voire même dépassée.
Pour ne rien arranger, l'édition du premier volume est saturée d'erreurs qui résultent, pour certaines d'entre elles, d'Hubert, mais surtout de la manière dont les quatre auteurs ont travaillé, chacun s'occupant d'une pièce du dossier, usant d'une terminologie propre et partant de préoccupations théoriques variées. Il faut attendre la publication du second volume pour que l'ensemble des erreurs soient corrigées par Mauss et Lantier dans un long appendice{390}. C'est à ce moment que Lantier dit travailler à l'édition d'un troisième volume sur la sociologie des Celtes qu'il souhaite intituler : « Les Celtes et la Civilisation celtique. Notes complémentaires ». Les archives conservées au musée de Saint Germain-en-Laye permettent d'esquisser ce qu'aurait pu donner un tel ouvrage et de mieux comprendre ce que recouvrait cette « sociologie » qu'Hubert voulait adapter au cas des populations celtiques. Dans plusieurs notes préparatoires contenues dans un dossier intitulé « Sociologie celtique », Hubert liste plusieurs thèmes qui auraient pu former le sommaire de cet ouvrage : les tabous alimentaires, le suicide rituel, le système du don{391}, les principes du droit, la famille, les étrangers et les exclus, les artisans, la propriété foncière, la royauté, les magistratures, l'armée, la politique, la morphologie sociale (la forme des champs), la technologie, l'art gaulois, l'écriture, la littérature irlandaise et galloise, la propriété.
L'édition du volume sur les Germains a été tout aussi complexe. Le manuscrit d'Hubert est principalement composé par ses cours à l'École du Louvre. Un manuscrit qui va, lui aussi, passer de main en main, d'armoire en armoire, d'institution en institution avant de disparaître presque totalement. En effet, Mauss n'intervient pas immédiatement dans le travail d'édition. C'est Olav Jansé qui, à la mort d'Hubert, prend en charge ce projet éditorial. Diplômé en 1919 de l'université d'Uppsala et docteur en 1922 de la même université pour un travail sur l'or dans la Suède mérovingienne, Jansé est attaché au musée de Saint-Germain en 1922, puis supplée Hubert à l'École du Louvre en 1925. Délégué pour la Suède de la Société préhistorique française, Jansé sera aussi membre du conseil scientifique du musée Cernuschi.
Dans l'une des leçons qu'il donna à l'École pratique, Jansé évoque la genèse du travail d'Hubert concernant la civilisation germanique :
« C'est en 1922 que M. Hubert se mit au travail d'une façon active et étudia alors dans son cours à l'École du Louvre l'archéologie de la Germanie. À cette même époque, il avait eu l'occasion d'aborder dans son enseignement ici à l'École pratique des hautes études des sujets ayant trait aux mythes et aux rites religieux des Germains. M. Hubert, dont je m'honore d'avoir été l'élève et qui m'avait pris en amitié, me proposa à cette époque de collaborer avec lui pour rédiger cette histoire ancienne des Germains et j'ai eu alors l'occasion de faire ici sous sa direction quelques leçons de mythologie scandinave.
En 1925, M. Hubert avait déjà décrit la civilisation ancienne des Germains jusqu'à la [ill.] de l'âge du bronze. [...] J'aurais voulu continuer sans interruption la rédaction des Germains car je considérais et je considère toujours comme un devoir pour moi d'accomplir, dans toute la mesure de mes forces, les travaux dont nous parlons.
Malgré moi et pour plusieurs raisons, je fus pourtant obligé d'interrompre l'étude des Germains et de me rendre en Suède où je n'avais guère la possibilité de m'en occuper d'une façon active. C'est seulement maintenant grâce à M. Mauss, qui dirige et surveille la publication des ouvrages posthumes de M. Hubert, qu'il m'a été possible de reprendre les travaux interrompus en 1927. [...] Aujourd'hui, je me contente de vous citer à titre d'exemple la question que pose Hubert : les Germains ont-ils reçu des éléments civilisateurs des scytho-sarmathes, et si oui, quels sont ces éléments ? C'est là un problème de première importance pour le sujet qui nous intéresse particulièrement ici{392}. »
Le travail éditorial de Jansé démarre difficilement. Le 20 décembre 1928, il prévient Henri Berr d'un premier retard : « Le travail sur les Germains avance mais pas aussi vite que je l'avais espéré. » Quatre ans plus tard, le 17 mars 1932, Jansé s'excuse pour le retard accumulé. Retard qui vient de soucis matériels qui l'empêchent de se rendre au musée de Saint-Germain pour finaliser ses notes. Il regrette, au passage, que le musée ne fasse rien pour lui faciliter son travail : « Croyez-vous que le musée, où j'ai travaillé tant d'années sans rétribution, puisse faire quelque chose pour moi ? » C'est à ce moment que Mauss décide d'intervenir. Il trouve, en qualité de professeur du Collège de France, une bourse de 17 000 francs pour Jansé. En contrepartie, celui-ci doit donner des leçons à l'École pratique. Malheureusement, cette somme ne va pas lui permettre de séjourner assez longtemps à Paris pour terminer son travail. Le 3 août 1932, Mauss décide alors de participer à la lecture et à la préparation des manuscrits :
« Il me faudra aussi me mettre au courant d'une partie de la récente littérature, afin de me faire moi-même un avis sur les mises à jour qui seront nécessaires. Le deuxième volume des “Celtes” sort ces jours-ci. C'est encore moi qui ai été obligé de rédiger en entier, d'après mon travail et les indications des autres, un erratum de deux cents corrections. Toutes ces choses-là sont difficiles{393}. »
Dans sa réponse, Jansé donne une première indication précieuse concernant le manuscrit d'Hubert :
« Mon cher maître, j'ai bien reçu ici votre lettre. Les manuscrits de M. Hubert sont à St Germain dans une valise placée dans l'ancien bureau de feu M. Hubert*. Je pense que le gardien chef du musée peut l'apporter à Paris où il va au moins une fois par semaine. Vraisemblablement la valise n'est pas fermée mais pour toute éventualité, je vous envoie, ci-incluse, la clef. J'ai ici deux fascicules de manuscrits de M. Hubert, que j'étudie en ce moment. Si vous n'en avez pas besoin immédiatement, je les apporterai moi-même à Paris.
* Dans le meuble derrière la table à écrire de M. Hubert{394}. »
Le 13 décembre, Mauss complète personnellement la bourse de Jansé avec un chèque d'un montant de 5 500 francs. Il espère alors une suite positive à la procédure de nomination de Jansé comme conservateur adjoint au musée de Saint-Germain. Un an plus tard, le travail de Mauss semble porter ses fruits. Jansé reprend l'édition et annonce à Berr qu'il s'occupe activement de « la Germanie{395} ». Le 15 novembre 1934, il fait part à Berr de nouvelles difficultés qui l'empêchent d'avancer et exprime certains regrets concernant le manuscrit :
« [Il] s'arrête à la fin de l'âge du bronze. Pour ce qui concerne l'âge de Hallstatt et l'âge de la Tène il n'y a pas grand-chose à faire. Ces périodes ont laissé si peu de traces en Germanie. Par contre, l'époque de l'Empire romain mérite d'être étudiée plus longuement. J'aurais bien voulu consacrer un cours à ce sujet l'année prochaine à l'EHE, si cela est possible{396}. »
Lettre de Mauss à Jansé du 11 juillet 1933. Fonds Mauss, IMEC.
En 1935, Mauss décide d'arrêter un calendrier définitif avec Jansé et décide pour ce faire d'inscrire ce travail dans ses cours au Collège de France :
« Il est probable que nous pourrons vous livrer le manuscrit à la fin de cette année ou au début de 36, et peut-être à la fin de 36 un deuxième volume sur les institutions et la civilisation des Germains{397}. »
Comme pour les Celtes, ce sont deux volumes sur les Germains qui sont prévus. C'est sans compter le fait que Jansé se trouve en Indochine durant une bonne partie de l'année 1937. Dans ses lettres, il continue à mettre en cause l'inertie du musée de Saint-Germain pour expliquer son retard, regrettant aussi le fait de ne pouvoir bénéficier d'un autre financement qui lui permettrait de venir à Paris consulter les ouvrages d'Hubert.
De son côté, Mauss ne cesse de lui rappeler l'importance d'une telle édition, tout en étant très conscient des limites de son savoir sur les civilisations pré et surtout protohistoriques :
« J'y travaille, non pas à temps perdu, mais assez régulièrement, en faisant mes cours au Collège, justement sur les “Germains”. Je crois qu'à la rigueur je peux faire progresser ces connaissances moi-même, mais au point de vue archéologique, je reste incompétent – je n'ai pas dans le manuscrit d'Hubert les fiches, je n'ai pas l'illustration et je n'ai pas le moyen de mettre toutes mes notes, et surtout les notes qu'il m'adresse, à jour et au point, par rapport aux dernières découvertes d'Hubert. Tout ceci est une longue entreprise qui nécessite votre présence{398}. »
En janvier 1940, Jansé indique à Berr avoir fini le manuscrit et en avoir envoyé une copie à Mauss même si, là encore, un problème de taille persiste :
« Je n'ai pas dans le manuscrit d'Hubert les fiches, je n'ai pas l'illustration et je n'ai pas le moyen de mettre toutes mes notes, et surtout les notes qu'il m'adresse, à jour et au point, par rapport aux dernières découvertes d'Hubert{399}. »
Engagée tout de suite après la mort d'Hubert en 1927, l'édition de cet ouvrage sur les Germains va finalement aboutir le 14 mai 1940 dans la cave de Mauss. Le manuscrit du cours, les illustrations et les négatifs ont été transportés dans cette cave « relativement bien blindée », ajoute Mauss dans l'une de ses lettres écrite pour rassurer Berr, et ce en attendant de pouvoir reprendre la collaboration avec Jansé. Ce ne sera malheureusement pas le cas, la guerre vient mettre un coup d'arrêt à ce travail d'édition.
Dans son avant-propos aux Germains, Berr reviendra sur cette genèse sinueuse sans pour autant faire mention du travail de Jansé :
« Celui des élèves d'Henri Hubert qui avait été chargé de le mettre au point [Jansé] a eu toutes sortes d'aventures : des missions, des voyages au long cours l'ont mené d'Europe en Asie, d'Asie en Amérique, d'Amérique en Europe, puis de nouveau en Amérique ; et le manuscrit souvent réclamé ne revenait pas. Finalement, on l'a cru perdu. Survinrent, à la fin des années 1950, deux découvertes surprenantes : après la mort de Marcel Mauss, parmi ses papiers, un texte des Germains, écrit de la main d'Hubert ; quelque temps après, dans une armoire du musée Cernuschi, ouverte par hasard, et où l'ancien élève d'Hubert avait mis des objets en dépôt, un texte dactylographié. »
Paul Chalus, proche collaborateur de Berr, s'est chargé de l'édition après la redécouverte du manuscrit. Il fut aidé, lui aussi, par Joseph Vendryes ainsi que par Fernand Mossé, spécialiste des langues germaniques et de la philologie nordique, pour les quatre chapitres qui ont trait à des questions linguistiques. Chalus met un point final à cette aventure éditoriale où l'on voit comment, finalement, tout travail de recherche participe d'univers sociaux multiples, parfois non universitaires, qui obligent les chercheurs à travailler autrement, souvent collectivement, et donc en négociation.
En focalisant notre attention sur la « vie » de certains objets comme des fiches, des manuscrits, ainsi que sur l'infrastructure matérielle du travail scientifique, l'on s'aperçoit que le travail éditorial mené par Mauss a été semé d'embûches et s'est révélé à bien des égards fort complexe. La démarche qui consiste à restituer les textes en reflétant le mieux possible l'intention de l'auteur est hérissée de difficultés, y compris pour celui qui – comme Mauss – semble pourtant le mieux armé pour le faire. Éditer ne se résume jamais à une « simple » activité machinale, chaque corpus présente des particularités et pose des problèmes qui ne peuvent pas être résolus de manière normalisée.