Prendre appui sur les archives de Marcel Mauss, sur ses différents « ateliers{400} », nous a permis de dresser une cartographie de ses principaux gestes de savant, étant entendu que « le savant est celui qui n'a pas seulement un savoir de spécialité mais, au contraire, de totalité{401} ». Cette « archive », qui n'est pas exactement celle de la recherche, nous a permis de saisir à la fois l'ensemble des pratiques différenciées de conception, de notation, de conservation des données produites par un chercheur comme pouvait l'être Mauss, ainsi que la place importante dans sa conception scientifique du morcellement, des accidents et des aléas de la fabrication des hypothèses comme des textes. Son œuvre importante, imposante, fait partie de celle dont, de toute manière, on n'arrive jamais à bout. Mauss était trop amoureux du désordre pour cela : un désordre qui est en fait une condition même de la pensée.
Souvent incomplètes et dispersées, ces archives de chercheurs restent pourtant exemplaires d'une pratique singulière – celle de la recherche – ainsi que de la relation qu'un savant entretient, dans son quotidien, avec les savoirs, la publication et ses publics. Les interactions sont toujours complexes entre les activités strictement liées à la recherche et les contraintes imposées par le monde matériel et culturel qui nous entoure.
Cette cartographie invite aussi le lecteur à une lecture active du parcours de Mauss. Elle demande en effet de le découvrir à partir de ses ruptures, de ses marges, de ses apories ou de ses lignes de fuite, dans ses tensions encore avec d'autres travaux du même type. Il n'existe pas – vieux principe oublié de l'histoire des sciences – de trajectoire prédéterminée, ni de progression définie à l'avance. Une carrière de chercheur est rarement linéaire, ne se déploie que rarement dans le même établissement, dans le même lieu, etc. Un second principe, lui aussi oublié, permet d'expliquer l'aspect parfois complexe de notre construction : pour comprendre la nature particulière d'une activité de recherche, il faut accepter le fait qu'une nouveauté scientifique ou théorique circule toujours à l'intérieur d'une communauté qui la reprend, la transforme, lui associe d'autres connaissances, d'autres observations. C'est d'ailleurs dans ce moment de la circulation que certaines hypothèses se perdent alors que d'autres trouvent un espace où se stabiliser.
Cet essai a surtout pour ambition de donner au lecteur – qu'il connaisse ou non le travail de Mauss – la possibilité d'appréhender une œuvre foisonnante par une lecture attentive au fond comme à la forme. En effet, il est important de réfléchir à la genèse, à la construction et à la circulation des savoirs, sans pour autant chercher à séparer les textes des conditions sociales qui les expliquent et que les archives manifestent.
Précise et exigeante, cette lecture ne s'est voulue ni autorisée ni habilitée à approuver ou à trier les textes selon leur degré de pertinence. D'une certaine manière, le travail de Mauss prend tout son sens à partir de ses tâtonnements, de ses doutes, de ses mises en question, comme des controverses que ses hypothèses sur le sacrifice, la magie ou le don suscitèrent et continuent de susciter aujourd'hui. Il s'agit encore une fois de rompre, grâce à l'archive, avec la fatalité du commentaire pour essayer, au contraire, de se focaliser sur des gestes, des genres et des rituels qui, analysés ensemble, donnent à voir l'activité quotidienne du savant.
La manière dont les savants travaillent et pensent est au moins aussi importante que les résultats de leurs efforts !
Pour s'en convaincre, encore faut-il en passer par la prise en compte de la matérialité de l'archive, de ces multiples traces laissées par une activité « totale », au sens maussien du terme. Il s'agit en effet de traces qu'il ne faut pas vouloir, un peu faussement, dissoudre dans une temporalité continue mais qu'il est au contraire important d'analyser comme des pratiques à chaque fois localisées. De toute manière, une donnée isolée, coupée de son contexte de production – qui est aussi celui de sa validité –, est une donnée inutile pour la recherche historique. Il faut donc savoir précisément dans quelles conditions ces documents ont été conservés, d'où ils viennent, qui les a produits, à quelles fins, selon quelles démarches. Personnelles, les archives des chercheurs ont comme toute archive un côté impersonnel qui tient à leurs constitutions et au fait que d'autres personnes (la famille ou des institutions) les ont travaillées, ordonnées, divisées, parfois à plusieurs reprises.
Si nous avons pris le parti d'utiliser ce genre d'archives, et non celles des laboratoires ou d'autres institutions de la recherche, c'est que depuis plusieurs années l'effort de conservation s'est trop souvent porté sur la préservation des données institutionnelles des sciences. Les archives personnelles, plus qualitatives, posent des problèmes archivistiques qu'il est encore bien souvent difficile à résoudre, surtout en se basant sur la loi de 1979 qui en donne la définition{402} : Peut-on et doit-on tout conserver ? Quelles sont les institutions qui sont missionnées pour le faire ? Le problème de ces archives est aussi scientifique : dans quelles conditions et selon quelles règles ces données peuvent-elles constituer des ensembles disponibles pour de nouvelles recherches ?
C'est dès la collecte qu'il faut essayer désormais de se prémunir de ces reconstructions intellectualistes du passé d'une discipline qui, comme dans le cas de l'ethnologie, consistent à se représenter une discipline, un domaine d'étude, comme une succession de paradigmes ou pis encore, dans un enchaînement linéaire d'épisodes liés à un précurseur ou un inventeur. En voulant redonner coûte que coûte une cohérence profonde à un parcours, il n'est pas de meilleure façon que de passer sous silence les conditions sociales d'apparition d'une pensée ou d'une pratique.
Une dernière question se pose. Qu'en est-il de l'activité actuelle d'un chercheur en sciences humaines et sociales ? Et le cas de Mauss est-il encore opératoire pour décrire ce qui se passe aujourd'hui ?
Certes, les ressources humaines et matérielles n'ont plus rien à voir avec celles que Mauss a connues au début du XXe siècle, mais il continue d'exister dans ce monde de la recherche des normes et des pratiques semblables, un idéal commun – certainement. Ce que l'on désigne aujourd'hui comme relevant des « SHS » est le produit des épisodes historiques que nous avons décrits en partant du cas de Mauss, et ce même si d'autres « contingences » entrent désormais en ligne de compte pour décrire et comprendre le fonctionnement concret de la recherche{403}. Quel est par exemple le rôle joué par les congrès internationaux dans la diffusion des savoirs et la constitution de réseaux de savants ? Comment s'organise la science moderne ? Quels sont ses financements ? Comment se construit la vulgarisation des savoirs ? Documenter les formes de circulation des savoirs ne suffit plus, il faut aussi réfléchir aux routines académiques, maîtriser les généalogies intellectuelles et les effets de transfert de domaine d'étude à domaine d'étude, de discipline à discipline. Il devient urgent, aussi, de réfléchir au rythme de l'activité scientifique{404}, au rapport entre vie savante et vie civile, ainsi qu'aux multiples façons dont la pratique des sciences s'intègre dans l'existence individuelle et collective des chercheurs.
La question de l'écriture savante continue, elle aussi, à se poser, peut-être même avec plus de force. Il est en effet important de comprendre la nature des nombreuses écritures intermédiaires produites aujourd'hui tout au long de l'activité scientifique. Les fiches, les brouillons, les marginalia ne sont pas des débris sans intérêt. Il peut s'agir, dans bien des cas, de fragments mis en attente par l'auteur lui-même dans le but de les utiliser ailleurs, autrement. Ces inscriptions peuvent aussi révéler le facteur déclenchant d'une recherche qui peut venir d'une lecture, de la participation à un cours{405}, d'une inspiration ou plus prosaïquement d'une commande.
Pour autant, et il ne faut pas l'oublier, innombrables sont les documents dont nous pouvons déplorer la perte, nombreuses sont les destructions volontaires ou non, les accidents qui ont dessiné les contours de cette histoire que nous ne saurons jamais de l'acte de « chercher ». Il faut bien sûr prendre acte de ces pertes et essayer, dans la mesure du possible, de s'en prémunir en conservant la diversité de ces archives du travail scientifique{406}. Une question qui prend une ampleur toute particulière depuis la diversification des supports, la généralisation de l'informatique, et la « professionnalisation » de plus en plus importante de la recherche. Un simple exemple pour finir. Que faire de nos courriels qui, comme la correspondance de la fin du XIXe siècle, possèdent leurs codes et leurs dynamiques propres. Brefs, collectifs, agrémentés d'une pièce jointe plus ou moins volumineuse, les courriels ont profondément modifié le rôle de la correspondance scientifique. Pourtant, combien de chercheurs conservent leur mail sur papier ? Combien, même, les conservent tous ? combien les trient ? Cette archive, de plus en plus volatile, est en plus fortement soumise aux innovations technologiques.
Notre perspective n'a finalement fait que suivre un propos de Mauss qui, sans aucun doute, se serait amusé de la situation actuelle :
« De temps en temps, le savant doit faire, avec un certain humour, le tour de sa science, et en avouer l'impuissance. Il n'y a que des avantages à cette façon de décrire une discipline. [...] Pour l'avenir de notre science, il faut protester contre toutes ces confusions possibles, confesser que nous savons très peu, et sur le passé et sur le présent. [...] Car si on écarte les faiseurs de systèmes sociologiques, rien n'est plus évident, ni plus naturel que le caractère fragmentaire spécial, morcelé de tous les travaux des sciences sociales et particulièrement de ceux de Durkheim et de ses élèves{407}. »