J'ignorais si j'étais trop choquée par ce que je venais d'entendre ou si j'étais tout simplement dépassée par les événements. Je regardais ma grand-mère avec consternation. Mon cerveau tentait d'assimiler la nouvelle qu’il venait de recevoir. Je sentais mon cœur battre dans mes tempes et mon sang bouillir dans mes veines. Cela faisait près de neuf ans que je ne m'étais pas sentie aussi vivante. Pour la première fois depuis tout ce temps, l’occasion de me venger venait de m'être accordée.
Cette guerre avait commencé il y avait très longtemps, six cents ans peut-être. Je n'étais pas encore née lorsque tout avait commencé, et mes parents non plus. Les elfes, notre peuple, vivaient sur Terre avant que tout ne dégénère. Ils demeuraient dans l'ombre des humains, discrets et paisibles.
C’était avant de tomber sur leur espèce, celle de ces monstres, de ces êtres sanguinaires qui se déguisaient en humains alors qu'il n'en était rien. Ils se proclamaient loups-garous. Notre peuple a appris à les connaître, mais, peu à peu, nos différences nous séparèrent, et nous n’avons plus voulu entretenir de relations avec eux. Nous, les elfes, étions des créatures de la nature et détestions tuer. Eux, par contre, bien qu’appartenant également à la nature, tuaient pour le plaisir et détruisaient leur environnement, comme les humains.
Dégoûtés, nous nous séparâmes d'eux. Pendant quelque temps, rien ne se produisit. Mais, lentement, nos peuples se firent compétition, nos relations prenant la tournure d’une rivalité qui consistait à démontrer qui détenait les meilleures habilités. Cette compétition, qui sembla au départ si banale, tourna en jalousie, et cette jalousie en rage. Les meurtres débutèrent et la guerre éclata. Innocents ou non, si un loup et un elfe se croisaient, la mort frappait obligatoirement l'un d'eux. Personne ne savait vraiment qui était à l’origine de cette guerre. Évidemment, les loups mettaient la faute sur le dos des elfes, et les elfes accusaient les loups.
Plusieurs tentatives de trêve furent proposées, mais aucune ne fonctionna. Et tristement pour moi, cette guerre avait coûté la vie à mes parents. Le jour de mon huitième anniversaire, les loups nous avaient forcés à nous rassembler près de différents portails à travers le monde pour nous replier dans un univers parallèle à celui de la Terre. Ces portails ne pouvant être traversés que par des membres de notre espèce, aucun loup ne pouvait plus nous atteindre. Ce jour-là, mes parents avaient été assassinés à quelques pas seulement du portail.
Mais le temps était désormais venu. Je pourrais enfin venger la mort de mes parents. Il pourrait y avoir justice.
Malgré mon jeune âge, la haine que j'éprouvais envers les garous, un diminutif que notre peuple utilisait pour désigner les loups-garous, était sans égale. En grandissant, cette rage n'avait cessé d'augmenter. Je réalisais davantage ce qui m'avait été arraché. Traumatisée, je n'avais plus ouvert la bouche jusqu'à l'âge de douze ans. C'était mon cher cousin Noah qui m’avait sortie, en partie seulement, de cette misère. La seule personne qui était parvenue à me réconforter après cet incident. Son génie lui permettait de faire partie du conseil et de prendre des décisions parmi les plus importantes, et ce, malgré son jeune âge, puisqu’il n’avait que 17 ans.
Lorsqu'il y avait un problème, on se fiait à lui pour l'analyser et pour penser à toutes les solutions possibles pour le régler. Noah avait également perdu sa mère à cause des loups, et son père, le frère de ma défunte mère, n'avait pas le temps de s'occuper de moi.
Depuis notre arrivée à Nomeck, quasiment personne ne m'avait parlé. Les autres ne voulaient pas être vus avec moi. Ils m’appelaient « l'Erreur » en me désignant du doigt et chuchotaient pour parler de mon anomalie.
Mon cœur se mit à battre plus lentement, soudainement plus lourd.
Durant l'enfance, il était tout à fait normal de pouvoir montrer quelque peu nos sentiments, mais en grandissant, cette capacité était censée disparaître. Les elfes étaient habituellement des êtres inexpressifs. Ils considéraient qu’exposer des sentiments était un signe de faiblesse, c'est pourquoi ils me rejetaient.
Pour une raison inconnue, je ne pouvais cacher ce que je ressentais. J'avais pourtant essayé, mais mes tentatives avaient toutes été inutiles. À l’époque, mes parents avaient ignoré que cela m’arriverait. M'auraient-ils acceptée ainsi ? Ou m'auraient-ils rejetée comme tous les autres ?
Certains elfes avaient autrefois été capables de feindre de sourire, et, sur Terre, cela s’était avéré fort pratique pour se fondre dans la masse. Mais ici, feindre un sourire était devenu inutile. Nous n'avions plus personne à tromper, et, peu à peu, les gens capables de faire semblant perdirent ce précieux atout.
Je mordillai ma lèvre inférieure avant de revenir à la réalité.
Grand-mère agitait les lèvres, mais, trop absorbée par mes pensées, j'avais cessé de l'écouter.
Mes parents avaient été des amis de longue date de la famille royale. La reine, que j’appelais grand-mère, m'avait prise sous son aile. Elle avait été le père et la mère que j’avais perdus, l’affection en moins.
— Oracle, répéta-t-elle plusieurs fois avant d'être certaine d’avoir mon attention. Je te prie d'être plus attentive. Je n'ai pas de temps à perdre avec toi.
Je cillai devant son ton glacial. Je pris une profonde inspiration et cessai de la regarder pour fixer le sol blanc fait de marbre.
— Je vous prie de m'excuser, Votre Majesté. Votre requête m'a tant surprise que je suis restée abasourdie. Veuillez reprendre, si vous le voulez bien.
Je la sentis m'observer de la tête aux pieds, puis elle reprit :
— Vois-tu, ta... différence pourrait être extrêmement utile pour cette mission. Comme tu le sais, les garous repèrent facilement que nous ne sommes pas humains en raison de notre manque d'expression. Mais toi, tu es la candidate parfaite. J'ai réalisé pour la première fois que tu avais du potentiel.
Je me retins de lui couper la parole. À la place, je me contentai de hocher la tête. Ce n'était pas la première fois que la reine m'insultait, et je m'y étais habituée. Pourtant, chaque fois qu'elle le faisait, j'avais l'impression de me faire poignarder en plein cœur.
— Je dois te prévenir, le conseil te force à faire cette mission. Tu n'as pas ton mot à dire. Il n'acceptera aucun refus.
Elle marqua une pause avant d’ajouter :
— Moi non plus, d'ailleurs.
Je ressentis un certain malaise.
— Puis-je savoir en quoi consistera ma tâche, Votre Majesté ? Je sais que vous avez déjà envoyé des espions sur Terre, et qu'ils ne reviennent jamais vivants. M'envoyez-vous également vers une mort certaine ?
Je n'étais guère surprise que le conseil et grand-mère ne me laissent pas le choix. Je n'étais qu'une erreur. Je n'étais pas dans une position idéale pour marchander.
— En ce moment, l'hiver frappe de plein fouet l'Amérique du Nord, expliqua la reine. Quand l'été commencera, nous exigerons que tu ailles dans le même camp d'été que le fils de l'alpha pour obtenir des informations sur lui et les autres garous. Pour ce qui est de ta sécurité, je ne peux rien garantir. Sache simplement que tu es notre seul espoir.
Je sentis aussitôt les poils de mes bras se hérisser et je déglutis. L'alpha était le chef de meute. Le chef de tous les loups-garous et surtout le plus puissant. Je ne doutais pas un instant que cette puissance était transmise à son fils. Celui-ci devait donc être redoutable, lui aussi, puisque l'alpha actuel avait tué des centaines d'elfes.
Le fait de devoir espionner son fils n’était pas très encourageant, mais peu importait. Si je voulais obtenir ma vengeance, je devais tenter n'importe quoi, bien que ma vie fût en jeu. Grand-mère ne me laissa pas le temps d’ajouter quoi que ce soit et dit :
— Dans ce camp, je veux que tu obtiennes tous les noms des personnes qui entourent le fils de l'alpha, ainsi que leurs faiblesses. Tu enverras une lettre toutes les deux semaines à une adresse que nous te donnerons plus tard, avec les informations que tu découvriras. Tout ce que nous savons du fils de l'alpha, c'est qu'il s'appelle Christopher Black et qu'il a 18 ans. Nous avons déjà envoyé ta candidature au camp, car il est extrêmement réputé et les places sont limitées. La seule chose que tu dois faire avant de commencer ta mission est de suivre un entraînement rigoureux.
Je fronçai les sourcils. Un truc ou deux me tracassaient.
— Puis-je vous poser des questions ?
Je cessai de fixer le sol pour la regarder et elle hocha la tête.
— Comment se fait-il que vous possédiez ces informations si tous les espions que vous avez envoyés se sont fait assassiner ?
— Nous avons des sources, peu, mais elles nous aident tout de même de l'extérieur. J'estime que tu comprends le fait que tu ne dois pas partager ces informations, n’est-ce pas ?
Ce fut à mon tour de hocher la tête.
— J'ai une dernière question, si je peux me permettre. Quand l'entraînement débutera-t-il ?
J'attendis sa réponse en trépignant d'impatience, suspendue à ses lèvres.
— Tu viendras me retrouver ici à l'aube, demain matin. Ne sois pas en retard, Oracle.
Je réprimai un sourire.
Niveau ponctualité, j'avais du chemin à faire. La reine me congédia du revers de la main. Je m'inclinai pour la saluer et me retournai pour quitter la salle du trône. J'avais l'impression de rêver. Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas été aussi heureuse.