Je me réveillai en sursaut le lendemain matin. Je passai une main sur mon visage pour essuyer les gouttes de sueur qui perlaient sur mon front et poussai un soupir. Je m'assis sur mon lit et tentai de me calmer.
Je faisais le même cauchemar depuis des années. Je voyais mes parents mourir encore et encore sous mes yeux, et comme chaque fois que je faisais ce cauchemar, je souhaitai oublier cette soirée horrible. Je me trouvais lâche de vouloir oublier le dernier souvenir que j'avais de mes parents. Mais je n'y pouvais rien.
J'ouvris la fenêtre de ma chambre et respirai l'air frais. Il faisait presque jour. Les lueurs de l'aube pointaient leur nez en une douce explosion de couleurs, ce qui me changea les idées. J'allai me rincer le visage et m'habillai pour mon premier entraînement. Comme je ne savais pas vraiment en quoi celui-ci allait consister, je pris un tee-shirt blanc et un short. J'attachai mes cheveux cuivrés et fixai mon reflet. J'étais plus petite que la majorité des elfes, et avec mes yeux dorés, je sortais du lot, puisque la majorité de mes congénères possédaient des yeux verts ou noirs. Très peu avaient les yeux dorés, à l’exception des membres de ma famille, du côté de mon père. Comme tous les elfes, ma peau était pâle et mes lèvres minces. Je cessai de me contempler en poussant un soupir et sortis de la salle de bain. Mon reflet me rappelait ma mère.
Réalisant que j'allais être en retard, je me dépêchai de manger quelque chose et sortis en courant pour me diriger vers la salle du trône. Je regardai au passage les gens qui allaient au village primaire se procurer des produits au marché. Une petite fille tenait la main de ses parents et souriait sans avoir à se soucier de quoi que ce soit. Je tentai de me rappeler si j'avais jadis marché ainsi avec mes parents et secouai la tête pour chasser ces idées de ma tête. Je n’avais pas le temps de penser à cela.
Devant la porte de la salle du trône, un garde m’ouvrit sans prendre la peine de me regarder. Je levai les yeux au ciel sans y prêter plus d’attention et pénétrai à l’intérieur. J’avais l’habitude de me faire ignorer. Je préférai porter mon attention sur les magnifiques fresques qui ornaient le haut plafond. Plusieurs vases et statues reposaient ici et là, figés dans le temps pour l'éternité. Ces vases, qui pouvaient avoir plusieurs centaines d'années, étaient conservés avec le plus grand soin. Malgré notre difficulté à nous adapter au mode de vie des humains, plusieurs de ceux qui nous avaient croisés étaient tombés sous notre charme. Notre beauté naturelle nous avait valu bien des compliments, et notre intelligence, supérieure à la normale, nous avait aidés pour la résolution de nombreux problèmes. Nous nous étions mêlés en secret aux humains pour tenter d'être plus discrets et pour voir si nous pouvions procréer avec eux. Malheureusement, nous étions désormais près de l'extinction, et les enfants qui avaient résulté de cette union étaient simplement humains et ne possédaient aucun gène elfique.
Mes pas, unique bruit de la pièce, résonnaient. Je m’arrêtai à une distance raisonnable de la reine et attendis. Celle-ci était debout et regardait la cour par l'une des fenêtres, les mains croisées derrière son dos.
— Tu es encore une fois en retard, Oracle, dit-elle en se retournant pour me regarder.
Je m'inclinai pour la saluer et essayai de deviner ce qu'elle pensait de moi. Puisque c'est elle qui m'avait élevée après la mort de mes parents, je pensais être un jour capable de deviner ses pensées, mais ce ne fut jamais le cas. Une rumeur circulait selon laquelle autrefois, avant la mort de son mari, elle avait été la gentillesse incarnée. Maintenant, elle était d’une froideur imbattable, et rien ne laissait paraître la moindre once de gentillesse en elle. Elle commença à marcher vers la sortie d’une démarche lente, et je la suivis des yeux sans faire le moindre mouvement. Une fois à ma hauteur, elle croisa mon regard et inclina la tête de côté, ce qui fit glisser sa longue chevelure argentée sur son visage.
— Suis-moi.
Elle reprit sa route sans me laisser le temps de dire un mot. En m'assurant de marcher deux pas derrière elle comme preuve de politesse, je la suivis à l'extérieur en fixant le sol. Plusieurs questions me trottaient dans la tête depuis ces dernières heures. Par exemple, qui allait m’entraîner, et en quoi allait consister mon entraînement ? Il était évident que cela n’allait pas être facile. Je ne possédais aucun talent en combat, et mes gestes dans la vie de tous les jours étaient maladroits. Je mordillai ma lèvre inférieure. Nous étions plus forts et rapides que les humains, et nous égalions les garous en matière de vitesse. Notre ouïe était plus faible, mais notre vision surpassait la leur, qu’ils soient sous forme humaine ou animale. Nous nous équivalions, mais eux possédaient des griffes et des crocs. Je savais que je devais entraîner mon cœur pour être en mesure de faire de plus longues distances, ainsi que mes muscles pour au moins leur arriver à la cheville.
Je redressai la tête quand les pas de la reine s’arrêtèrent. Nous étions devant l’armurerie. Un garde s'empressa d’ouvrir la porte à grand-mère en s’inclinant, et celle-ci pénétra dans le bâtiment. Je la suivis tout en ralentissant, incertaine. Le garde, qui venait de m’apercevoir, me regarda avec froideur et lâcha la porte qu’il tenait toujours. Faisant mine de ne pas l'avoir vu, je continuai ma route avant que la porte ne se referme sur moi. Je rejoignis Sa Majesté qui attendait dans le milieu de la salle. En sentant ma présence derrière elle, elle pointa du doigt un jeune homme qui s’entraînait au fond de la pièce.
— Lui, dit-elle simplement.
Je me retins de sursauter. Il était extrêmement grand, et l'on pouvait apercevoir la forme de ses muscles sous son chandail. Ses cheveux blonds rasés de près, ainsi que ses yeux verts, lui donnaient à la fois l'air d'un militaire et d'un dieu. Il avait peut-être deux ans de plus que moi, sinon trois. Ma grand-mère fit un signe de tête à un garde qui se trouvait un peu plus loin, et ce dernier acquiesça. D’une démarche rapide, il alla voir mon futur entraîneur et lui chuchota quelque chose à l’oreille. Le type que ma grand-mère avait pointé du doigt tourna la tête pour nous observer puis vint nous voir. Il fit une révérence à la reine et lui baisa la main. Il m'observa ensuite de la tête aux pieds en m'analysant. Pas le moins du monde gênée par ce qu’il faisait, je me contentai de le fixer. Il jeta un regard à grand-mère, et celle-ci hocha la tête. Il refit une révérence à la reine et commença à marcher vers l'escalier qui menait au deuxième étage. Me demandant si je devais le suivre, je regardai la reine.
— Suis-le.
Je fis à mon tour une révérence et courus pour rejoindre l'inconnu. Une fois arrivée au deuxième étage, j'observai curieusement les pièces tout en continuant de regarder du coin de l'œil où mon entraîneur allait. Toutes les pièces étaient vastes et contenaient des tapis d'entraînement. Un mur sur quatre comptait des armes, et, sur les autres, il y avait d'énormes miroirs. Je fus soudainement déstabilisée et perdis l’équilibre. Sans comprendre ce qui se passait, je me retrouvai plaquée au sol en plein corridor. Je restai quelques secondes dans cet état d’hébétude avant de comprendre qu’un corps se pressait contre le mien.
— Par Dacre ! m’exclamai-je. Peux-tu me dire ce que tu fabriques ?
Mon entraîneur ne me répondit pas immédiatement, se contentant de me fixer et de me maintenir au sol. J’approchai mon visage du sien pour le faire réagir, et il relâcha finalement mes poignets.
— Je testais simplement tes réflexes. Et de ce que j'ai pu voir à l'instant, ils sont inexistants, dit-il avec un accent qui, je l’aurais parié, était russe.
Était-il obligé d’être aussi direct ? Je cillai et secouai la tête pour repousser les mèches qui s’étaient échappées de ma queue de cheval.
— Eh ! Mais attends, si tu m'avais dit que l'entraînement commencerait maintenant, je me serais préparée mentalement.
Sans savoir pourquoi, je fus certaine que s’il avait été humain, il aurait éclaté de rire pour se moquer de moi.
— Tu vois, chérie, ce qui est pratique avec les réflexes, c'est que nous n'avons même pas besoin de réfléchir pour qu’ils s’activent.
Je levai les yeux au ciel, offensée par le fait qu’il m’ait appelée chérie et par son commentaire sur les réflexes. Je demandai :
— Il va y en avoir beaucoup, des tests comme celui-ci ?
— Un ou deux, oui.
Je rouspétai. Moi qui détestais les surprises.
— D’ailleurs, demandai-je, est-ce que tu pourrais te lever ? Je commence à étouffer à cause de ton poids.
Il se releva tranquillement en s’essuyant les mains sur son short noir. Il daigna finalement me jeter un regard et me tendit la main pour m'aider à me relever. J'acceptai son aide, et lorsque je me retrouvai à mi-chemin entre la position assise et debout, il me tira vers lui et me fit un croche-pied. Je me retrouvai de nouveau par terre. J’aurais presque dû m’y attendre. Je le regardai avec frustration pendant un instant, et lorsqu'il me tendit de nouveau la main, je fus choquée. Il me prenait pour une idiote ou quoi ?
— Tu me prends pour une idiote ou quoi ? demandai-je cette fois-ci à voix haute.
— Cela aurait pu arriver.
S'il avait pu sourire, je suis certaine qu'il l'aurait fait. Frustrant. Frustrant était ce qu’il était. Je me relevai toute seule en lui jetant un regard furibond, mais il s’était déjà remis à marcher sans prendre la peine de m’attendre. Je me dépêchai de le rejoindre en pestant et en lui accordant, cette fois-ci, mon entière concentration.
— Au fait, comment t'appelles-tu ?
Comme pour mes autres questions, il prit un moment pour répondre. J’ignorais si c’était parce que je lui tombais autant sur les nerfs qu’il tombait sur les miens, ou s’il n’avait tout simplement pas envie de me répondre.
— Tu peux m'appeler Aleksandr, ou maître, si tu préfères. Ne tiens pas compte de mon accent, en français on prononce mon nom de la même manière.
— Tu es russe ? lui demandai-je brusquement.
— C'est justement pour cela que je t'ai dit qu'il n'y avait pas de différence, excepté l'accent, me répondit-il comme si c'était évident.
Je me retins de l'étrangler. Il tourna à gauche et pénétra dans une pièce. Elle était plus petite que celles que j'avais observées tout à l'heure et ne possédait pas de tapis d'entraînement. Alexandre-Sans-Accent tira une chaise qui se situait dans un coin de la salle et s'assit. Il me demanda d'enlever mes chaussures et de m'asseoir devant lui. Une fois fait, il commença à parler :
— Nous allons commencer immédiatement. Inutile de perdre notre temps. Je te prie de faire le plus de pompes possible. Et lorsque je dis possible, je te demande d’être sur le point de vomir.
Je fronçai les sourcils. Sur le point de vomir ? D’accord, si c’était pour l’entraînement. Cependant…
— Il n'y a pas de tapis.
— Et il n'y en aura aucun pour tous les entraînements à venir. Lors d'un combat à mort, il n'y aura pas de tapis pour amortir ta chute, chérie.
Sur ce point, j'étais tout à fait d'accord avec lui, bien que j’eusse de la difficulté à l’admettre. Je commençai alors à faire des pompes et comptai. Au bout de seulement quelques minutes, je m’écroulai, haletante.
— Je…n’en…peux plus.
Comme il allait protester, j’ajoutai :
— Je peux le jurer si tu y tiens.
Il secoua la tête, certainement peu impressionné par mon endurance.
— Très bien, prends une petite pause si tu es à ce point épuisée. Je te donnerai par la suite d’autres exercices à faire.
Cette fois, ce fut moi qui ne dis rien. J’étais trop épuisée pour dire quoi que ce soit d’autre, alors je m’allongeai sur le dos en remerciant le ciel que le plancher soit aussi froid. Je regardai Alexandre en silence. Il ouvrit la bouche le premier.
— Ton cardio fait peine à voir, tes réflexes sont quasi inexistants et je suis prêt à parier que ta force est presque aussi insignifiante que tes réflexes. Je ne vois pas pourquoi ils ont décidé de t'envoyer, toi, en mission. À l'exception de tes expressions que l’on peut lire comme un livre ouvert, pourquoi t'envoyer toi ?
Il croisa les bras et répéta :
— Pourquoi toi ?
Je ne pus m’empêcher de lui répondre honnêtement. Il semblait réellement ne pas comprendre.
— Je n'en ai pas la moindre idée. Cependant, tout ce que je sais, c'est que je suis prête à tout pour accomplir ma tâche et que rien ne se mettra en travers de mon chemin. Je ne suis peut-être pas la plus qualifiée, mais je crois avoir plus de raisons que quiconque de réussir.
— Et si tu croisais le loup qui a tué tes parents ? Imagine que tu ne puisses rien faire pour les venger sans te compromettre, que feras-tu ?
Je gardai le silence un moment avant de répondre. Que ferais-je ? Il s’agissait d’une très bonne question. Laisser tomber ma couverture pour me venger directement, ou bien ne rien faire ?
— La tentation serait forte, mais je sais que ma mission ne détruira pas seulement ce monstre, mais tous les siens également, par la même occasion.
— Très bien raisonné, approuva-t-il. Mais je ne changerai d'avis sur ton cas que lorsque tu auras terminé ta formation et que les résultats seront concluants selon moi.
Il se leva et ajouta :
— Ta pause est terminée. On reprend.
Durant les heures qui suivirent, je fis des redressements assis, la planche et frappai sur un sac de sable jusqu'à avoir les mains endolories. Je fis d'autres pompes, et Alexandre me montra des positions de défense. Il répétait sans cesse à quel point il trouvait que j'étais un cas désespéré, mais cela me motivait davantage à lui faire regretter ses paroles. En guise de déjeuner, il me donna une barre tendre et un verre d'eau. Il me suggéra de ne pas tout boire d'un coup pour éviter les crampes et me dit qu'en après-midi nous irions courir. Nous courûmes vingt kilomètres, et jamais je n'avais été aussi fatiguée de toute ma vie.
— Ce sera tout pour aujourd'hui. Demain, à l'aube, tu viendras à l'armurerie et nous ferons le même programme qu'aujourd'hui.
Je manquai soupirer de soulagement, mais cela n’aurait certainement pas fait bonne impression.
— Pendant combien de temps ferons-nous cet entraînement ?
— Tu feras cela pendant quatre mois. Bien entendu, au fil des jours, nous augmenterons le rythme et tu feras plus d'exercices. Le cinquième mois, je te montrerai comment te battre. Ce sera difficile, et je t'avertis, tu auras des marques. Lorsque ton entraînement sera achevé, c'est-à-dire fin juin, tu seras envoyée sur Terre pour accomplir ta mission. Te penses-tu prête pour ce programme ?
— Plus que jamais.
— Alors, file te laver, tu empestes la sueur.
Je secouai la tête et allai directement dans mon appartement pour m'écrouler sur mon lit. Jamais je n'avais été aussi exténuée et, pour la première fois depuis longtemps, je m'endormis rapidement. Au diable le bain, je me laverais le lendemain.