Après 1500, l’histoire du monde passe un cap. Jamais encore une culture unique ne s’était propagée à l’échelle de la planète. Même au temps de la préhistoire, la marée culturelle semblait aller vers la différenciation. A présent, la tendance s’inverse. A la fin du XVIIIe siècle, pour l’essentiel, ce qui se trame apparaît clairement. Les nations européennes, Russie incluse, ont déjà revendiqué plus de la moitié de la surface du globe. Elles en contrôlent réellement – ou croient en contrôler – environ un tiers. Jamais encore des pays appartenant à une civilisation unique, particulière, ne sont parvenus à s’emparer pour leur propre usage d’un territoire aussi vaste.
Les conséquences de cette emprise sont en outre déjà perceptibles au travers de changements irréversibles. Les Européens ont transplanté des cultures et espèces animales, inaugurant ainsi la plus grande réorganisation écologique de la planète. Ils envoient dans l’hémisphère occidental des populations qui, dès 1800, reconstituent de nouveaux centres de civilisation avec leur corollaire, institutions gouvernementales, religieuses et académiques. Une nouvelle nation émerge des anciennes possessions britanniques en Amérique du Nord, tandis qu’au sud les Espagnols implantent leur civilisation après en avoir détruit deux grandes.
A l’est, l’histoire est différente, mais tout aussi remarquable. En 1800, une fois passé le cap de Bonne-Espérance, où vivent quelque 20 000 Hollandais, un Anglais voyageant à bord d’un navire armé pour rejoindre les Indes ne débarquera pas dans des colonies européennes comme celles des Amériques, à moins de s’éloigner de son itinéraire jusqu’en Australie, laquelle, d’ailleurs, commence seulement à accueillir ses colons. En revanche, en Afrique orientale, en Perse, en Inde et en Indonésie, il trouvera des Européens venus faire des affaires avant de repartir, à plus ou moins long terme, pour profiter de leurs gains. Il en trouvera même à Canton ou encore, mais en très petit nombre, au Japon, royaume insulaire fermé. Seul l’intérieur du continent africain, toujours isolé par la maladie et le climat, semble impénétrable.
La remarquable transformation ainsi amorcée (et qui ira beaucoup plus loin) débute comme un processus à sens unique, mais elle deviendra vite un processus d’intégration. Les convoyeurs sont les océans et les côtes qui les entourent, et les moyens employés, le commerce et la colonisation. Les Européens peuplent la plus grande partie des terres colonisées, mais les empires qu’ils créent ouvrent le Nouveau Monde aux Africains (des esclaves pour la plupart, mais pas exclusivement), l’Asie du Sud-Est aux Chinois et quasiment le reste du monde aux Indiens. En termes de voyages, de savoir et de population, la planète fait peau neuve.
Cette grande métamorphose des relations mondiales survient à la suite de bouleversements profonds intervenus en Europe. Elle repose sur une accumulation méthodique de plusieurs strates : explorations, initiatives, supériorité technique et parrainage gouvernemental. Vers la fin du XVIIIe siècle, la tendance semble irréversible, et en un sens elle le sera, même si l’administration directe de ces Etats par les puissances européennes disparaît plus vite qu’elle n’est apparue. Aucune civilisation n’a connu un succès plus rapide et plus fulgurant, ni une expansion aussi facile, malgré quelques revers occasionnels et temporaires. Et aucune n’a été aussi arrogante dans ses présomptions.
Les Européens ont pour atout leur puissante motivation : ils doivent réussir. La principale raison qui les pousse à entrer dans l’ère des grandes découvertes est le désir d’un contact plus facile et plus direct avec l’Asie, où se trouvent des produits et denrées dont l’Europe manque cruellement, à une époque où les pays asiatiques n’ont besoin de presque rien de ce que les Européens pourraient leur offrir en échange. Lorsque Vasco de Gama leur montre les présents qu’il compte remettre au roi qui l’accueille, les habitants de Calicut se moquent de lui : il n’a rien qui puisse soutenir la comparaison avec ce que les marchands arabes leur ont déjà apporté d’autres régions d’Asie. En effet, c’est la légendaire supériorité d’une très grande partie de la civilisation orientale qui pousse les Européens à tenter d’y avoir accès plus régulièrement et plus sûrement qu’à l’occasion du voyage occasionnel d’un Marco Polo. Coïncidence, au XVIe et au XVIIe siècle, la Chine, l’Inde et le Japon subissent tous trois des transformations majeures – sociétales, culturelles et politiques. Le blocus terrestre de l’Europe orientale par les Ottomans rend ces pays plus attrayants que jamais aux yeux des Européens. Les bénéfices potentiels sont énormes, justifiant l’importance des efforts.
Si l’anticipation d’une récompense est une excellente recette pour avoir un moral à toute épreuve, la perspective du succès ne l’est pas moins. Au XVIe siècle, les Européens ont acquis une expérience suffisante pour se lancer en toute confiance dans de nouvelles explorations et entreprises. Le facteur cumulatif compte aussi : chaque expédition réussie ajoute aux connaissances et à la certitude qu’il est possible d’aller plus loin. Avec le temps, les bénéfices dégagés serviront à financer la future expansion. A cela s’ajoute l’atout psychologique du christianisme. La fondation de colonies permet très vite à la religion de s’exprimer largement dans les missions, mais elle est toujours présente en tant que réalité culturelle, assurant les Européens de leur supériorité sur les peuples avec qui ils entrent en contact pour la première fois.
Au cours des quatre siècles suivants, le christianisme aura souvent des effets désastreux. Sûrs d’être dans le vrai, les Européens sont impatients et dédaigneux des valeurs et réalisations des peuples et civilisations qu’ils viennent perturber. Le résultat est toujours gênant et souvent violent. Il est vrai que la ferveur religieuse cache parfois des motifs moins avouables. Pour reprendre les termes du plus grand chroniqueur des conquêtes espagnoles, ses camarades et lui sont allés aux Indes en pensant « servir Dieu et Sa Majesté, apporter la lumière à ceux qui vivent dans les ténèbres, et s’enrichir, comme tous les hommes en ont envie ».
La convoitise mène vite à l’abus de pouvoir, à la domination et à l’exploitation par la violence. Tout cela finit par entraîner des crimes gravissimes, bien que souvent leurs auteurs n’en aient pas conscience. Parfois, des sociétés entières sont anéanties, mais il ne s’agit là que de la face la plus noire d’une volonté de dominer déjà présente au début des grandes explorations. Les premiers aventuriers à atteindre les côtes de l’Inde montent à l’abordage des navires marchands asiatiques, torturent et massacrent équipages et passagers, pillent les cargaisons et brûlent les épaves ravagées. D’une manière générale, les Européens finissent par être à même d’imposer leurs exigences grâce à une supériorité technique qui compense leurs faibles effectifs et leur donne un pouvoir excessif. Pendant quelques siècles, la balance penche en leur faveur, au détriment des grandes agglomérations de peuples et de civilisations que l’histoire a forgées.
Le premier capitaine portugais à prendre la suite de Vasco de Gama en est le symbole parfait : il bombarde Calicut. Un peu plus tard, en 1517, à leur arrivée à Canton, les Portugais tirent une salve d’artillerie en signe d’amitié et de respect pour la population, mais les coups de canon terrifient les Chinois, qui tout de suite leur donnent le nom de fo-lang-ki, lointaine déformation du mot « Francs ». L’artillerie des Européens est différente de tout ce qu’ils connaissent. Les canons existent depuis longtemps en Asie, et les Chinois ont inventé la poudre à canon bien avant les Européens, mais sur le plan technique l’artillerie n’a pas vraiment progressé. Au XVe siècle, en Europe, de grands progrès ont été réalisés dans le domaine de la métallurgie et du savoir-faire, pour donner des armes d’une efficacité inconnue ailleurs.
Ce bond en avant va de pair avec d’autres progrès, notamment dans le domaine de la construction navale et des outils de navigation. Associées, ces diverses avancées débouchent sur l’arme remarquable qui met le monde entier à la portée de l’Europe : le vaisseau équipé de canons. Là encore, alors qu’en 1517 on n’en était qu’aux premiers balbutiements, les Portugais avaient été à même de repousser la flotte ottomane qui cherchait à les empêcher de pénétrer dans l’océan Indien (les Ottomans eurent plus de succès dans les eaux étroites de la mer Rouge où les galères actionnées par des rames, permettant de finir par se colleter avec l’ennemi pendant l’abordage, gardaient toute leur utilité). La jonque de guerre chinoise n’est pas mieux que la galère. L’abandon des rames pour la propulsion vélique et l’installation d’un grand nombre de canons sur les flancs du bâtiment ont donc considérablement augmenté la valeur des maigres effectifs européens.
Cet avantage n’échappe pas aux contemporains. Dès 1481, le pape interdit la vente d’armes aux Africains. Au XVIIe siècle, les Hollandais gardent jalousement pour eux le secret de la fonte des canons et veillent à ne pas le laisser passer entre les mains des Asiatiques. Ces derniers l’obtiendront, pourtant : au XVe siècle, la présence en Inde de canonniers ottomans est avérée, et avant de parvenir en Chine les Portugais fournissent des canons aux Perses et leur enseignent le moyen d’en fondre davantage pour mettre les Turcs en difficulté. Au XVIIe siècle, entre autres intérêts, c’est leur expertise en matière de fonte de canons et d’artillerie qui conserve aux pères jésuites la faveur des autorités chinoises.
Pourtant, même quand le secret s’évente, comme le craignaient les Hollandais, et que les nouveaux procédés employés dans les fonderies pénètrent en Orient, les Européens conservent l’avantage. En dépit des enseignements jésuites, l’artillerie chinoise reste inférieure (mais assez bonne, cependant, pour permettre aux Qing de dominer la région). La disparité technologique entre le continent européen et le reste du monde dépasse le cadre du simple savoir-faire. L’atout de l’Europe, au début de son avènement, n’est pas seulement sa toute nouvelle expertise, mais l’attitude qu’elle adopte de ce fait, différente des autres cultures. Il y a chez les Européens une volonté de se concentrer sur les difficultés pratiques, d’avoir une approche technologique. Là s’enracine l’une des futures caractéristiques des élites européennes à l’heure des Lumières : leur confiance croissante dans leur capacité à changer les choses.
L’Afrique et l’Asie sont les premières cibles de ces nouvelles techniques avantageuses. Les deux continents resteront sous la coupe des Portugais pendant plus d’un siècle. Ces derniers jouent un rôle si important dans l’ouverture des routes maritimes d’Orient que le roi du Portugal prend le titre de « seigneur de la conquête, de la navigation et du commerce des Indes, de l’Ethiopie, de l’Arabie et de la Perse »… par la grâce de Dieu, c’est-à-dire avec la bénédiction du pape. Cette titulature montre bien l’ampleur de l’entreprise des Portugais et leurs visées orientales, malgré le caractère légèrement trompeur de la référence à l’Ethiopie, qui a très peu de contacts avec eux. En Afrique, la pénétration est impossible en effet, sauf à accepter qu’elle soit limitée et dangereuse. Selon les Portugais, Dieu a spécialement dressé une barrière autour du continent africain pour en isoler les maladies mystérieuses et nocives (ce qui tiendra les Européens à distance jusqu’à la fin du XIXe siècle). Les comptoirs de la côte occidentale de l’Afrique sont eux-mêmes malsains pour les Européens et uniquement tolérés en raison de leur importance pour la traite des esclaves et le commerce au long cours. Sur la côte est, les postes sont moins malsains, et s’ils présentent un intérêt, ce n’est pas non plus pour servir de tremplin vers l’intérieur des terres, mais parce qu’ils font partie d’un réseau commercial créé par les Arabes. Les Portugais les mettent à sac pour faire flamber le prix des épices destinées aux marchands vénitiens de la Méditerranée orientale, acheminées via la mer Rouge et le Moyen-Orient.
Les successeurs des Portugais, eux non plus, ne toucheront pas à l’intérieur de l’Afrique et pendant deux siècles encore l’histoire de ce continent poursuivra son évolution à son rythme, du moins en grande partie, dans les repaires de ses forêts et savanes. La population africaine n’approchera les Européens qu’à la périphérie, pour un contact destructeur et occasionnellement stimulant.
Les débuts de l’ère européenne en Asie ne s’accompagnent pas tout de suite d’un désir d’assujettissement ou de colonisation de vastes régions. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, on assiste à une multiplication des comptoirs commerciaux, des concessions dans les installations portuaires, des forteresses et des bases côtières, c’est-à-dire de tout l’arsenal nécessaire à la seule véritable visée des débuts de l’impérialisme en Asie : un commerce sûr et lucratif.
Au XVIe siècle, dans ce domaine, les Portugais dominent ; leur puissance de feu balayant tout sur leur passage, ils établissent très vite une chaîne de bases et comptoirs commerciaux sur lesquels repose le premier empire mondial. Douze ans après l’arrivée de Vasco de Gama à Calicut, ils fondent le plus important de leurs comptoirs dans l’océan Indien, à Goa, à presque 500 kilomètres de la côte occidentale de l’Inde. Goa deviendra le centre de l’action missionnaire autant que commerciale. Une fois établi, l’Empire portugais soutient fermement la propagation de la foi catholique, avec le concours actif des Franciscains. En 1513, les premiers vaisseaux portugais atteignent les Moluques, un archipel connu pour ses épices. Un nouvel horizon se dessine alors pour l’Europe avec la conquête de l’Indonésie, de l’Asie du Sud-Est et de Timor, au sud de l’archipel. Quatre ans plus tard, les premiers navires portugais accostent en Chine et lancent le commerce sino-européen direct par voie maritime. En 1527, les Chinois acceptent la création d’un comptoir à Macao, autorisation qui deviendra permanente en 1557. Lorsque Charles Quint cède au Portugal les droits revendiqués par l’Espagne aux Moluques, ne gardant que les Philippines et renonçant à tout intérêt dans l’océan Indien, les Portugais se trouvent en possession d’un empire oriental dont ils conserveront le monopole au cours des cinquante années suivantes. Plus tard, ils le relieront aux territoires conquis en Afrique et au Brésil, considérant ces bastions d’outre-mer comme les points d’ancrage d’un empire commercial maritime.
Les Portugais ne se contentent pas du commerce entre l’Europe et le reste du monde, ils font aussi office de transporteurs entre les pays d’Asie. Leurs navires acheminent les tapis persans vers les Indes, le girofle des Moluques ainsi que le cuivre et l’argent du Japon jusqu’en Chine, et les étoffes indiennes vers le Siam (la Thaïlande actuelle). Pour eux comme pour leurs successeurs, cette source de revenus salutaire permet de compenser une partie du déficit de la balance commerciale, la population asiatique manifestant peu d’intérêt pour les produits européens, excepté le minerai d’argent. Sur mer, leurs seuls concurrents sérieux sont les Arabes, efficacement contrôlés par les escadrilles portugaises parties des bases d’Afrique orientale, à savoir l’île de Socotra, à l’embouchure de la mer Rouge, où ils se sont établis en 1507, Ormuz, sur la côte nord à l’entrée du golfe Persique, et Goa. A partir de ces comptoirs, les Portugais étendent leurs activités commerciales à la mer Rouge, jusqu’au port de Massawa en Erythrée, et au fond du golfe Persique, où ils installent une usine à Bassora. Ils jouissent aussi de privilèges garantis en Birmanie et au Siam, et dans les années 1540 ce sont les premiers Européens à accoster au Japon. Ce réseau commercial s’appuie sur des accords diplomatiques avec les autorités locales et la supériorité de leur puissance de feu sur mer. Sur terre, la situation est différente : même s’ils le voulaient, ils ne pourraient pas s’appuyer sur leur capacité militaire, faute d’effectifs suffisants. Par conséquent, si l’établissement de cet empire commercial a du sens sur le plan économique, il correspond aussi aux moyens dont ils disposent.
La suprématie du Portugal dans l’océan Indien cache des déficiences fondamentales, à savoir le manque d’effectifs et une assise financière précaire. Elle ne se maintient que jusqu’à la fin du siècle, supplantée par les Hollandais qui portent à leur sommet les techniques et institutions de leur empire commercial. Impérialistes par excellence dans le domaine des échanges commerciaux, ils finissent eux aussi par installer des colonies en Indonésie. Leur chance se présente en 1580, au moment de l’unification de l’Espagne et du Portugal. La nouvelle union ibérique est un aiguillon pour les marins hollandais, désormais exclus du lucratif commerce de réexportation des produits d’Orient, de Lisbonne jusqu’en Europe septentrionale, dont jusqu’alors ils contrôlaient la majeure partie. Le contexte de la guerre de Quatre-Vingts Ans contre l’Espagne les incite encore plus à investir des régions susceptibles de leur rapporter des bénéfices aux dépens des Ibériques. Comme les Portugais, ils sont peu nombreux – à peine 2 millions d’individus – et leur survie repose sur une base étroite, d’où l’importance, vitale, de leur prospérité commerciale. Leurs atouts résident dans les effectifs de leur marine, leur flotte et la richesse et l’expérience acquises en pêchant et en transportant des marchandises dans les eaux nordiques. En Hollande, leur savoir-faire commercial facilite le rassemblement d’effectifs pour de nouvelles entreprises. Parallèlement, ils bénéficient du sursaut des Arabes, qui reprennent les comptoirs d’Afrique orientale au nord de Zanzibar lorsque la puissance portugaise vacille, après l’union avec l’Espagne.
Les premières décennies du XVIIe siècle voient donc l’effondrement d’une grande partie de l’Empire portugais en Asie et son remplacement par les Hollandais. Pendant un temps, ils s’établissent au Pernambouc, région productrice de sucre au Brésil, qu’ils ne sauront pas conserver. Leur principal objectif est l’archipel des Moluques. Les expéditions individuelles, entreprises sur une brève période (soixante-cinq en sept ans, quelques-unes par le détroit de Magellan et d’autres en contournant l’Afrique), prennent fin en 1602, lorsque les Provinces-Unies, à l’initiative des états généraux, créent la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, l’organisation qui deviendra l’instrument décisif de leur suprématie commerciale en Asie.
Comme les Portugais avant eux, pour exclure toute concurrence, les employés de la Compagnie ont recours à la voie diplomatique avec les autorités locales, et au système des comptoirs commerciaux. En 1623, les Hollandais montrent jusqu’où peut aller leur hostilité à l’égard de leurs concurrents : dix Anglais sont exécutés à Ambon, aux Moluques, un massacre qui met fin à toute velléité anglaise d’intervenir directement dans le commerce des épices. Ambon a été la première des bases saisies lors de la phase éclair de l’éradication des intérêts portugais, mais la réduction des principaux forts n’a commencé qu’en 1609, avec l’envoi d’un gouverneur général résident dans les îles indonésiennes. Au cœur de ces opérations figure l’établissement du quartier général hollandais à Djakarta (rebaptisée Batavia), sur l’île de Java. Il s’y maintiendra jusqu’à la fin du nouvel empire colonial. Djakarta devient le centre d’une colonie où les planteurs hollandais peuvent compter sur l’appui de la Compagnie pour exercer un contrôle implacable de la main-d’œuvre. L’histoire des colonies hollandaises à leurs débuts n’est qu’une triste succession d’insurrections, de déportations, de réduction en esclavage et d’exterminations. Les Hollandais détruisent délibérément le commerce des petits affréteurs locaux – et des jonques chinoises – afin de concentrer toutes les sources de profit entre leurs mains.
Le commerce européen des épices, très lucratif, est au centre de leur attention. Il représente, durant la majeure partie du XVIIe siècle, plus des deux tiers de la valeur des cargaisons envoyées à Amsterdam. Mais les Hollandais ont aussi décidé de supplanter les Portugais dans le précieux négoce d’Asie orientale. Si les nombreuses expéditions lancées contre les Portugais de Macao restent sans effet, ils parviennent à s’installer à Formose, d’où ils établissent les bases d’un commerce indirect avec la Chine continentale. En 1638, ils succèdent aux Portugais, chassés du Japon. Puis, au cours des deux décennies suivantes, viendra le tour de Ceylan. En revanche, malgré le succès des négociations en vue d’obtenir le monopole du commerce au Siam, ils se laisseront damer le pion par la France. Les liens de cette autre puissance coloniale avec la région commencent par hasard, en 1660, à l’arrivée de trois missionnaires français dans la capitale. La mise sur pied d’un vicariat apostolique, centre des missions, et la présence d’un conseiller grec à la cour du roi de Siam débouchent, en 1685, sur une mission diplomatique et militaire française. Ces débuts prometteurs échouent toutefois lamentablement à l’occasion d’une guerre civile et le Siam disparaît de nouveau, et pour deux siècles, de la sphère d’influence européenne.
Le début du XVIIIe siècle est donc marqué par la suprématie des Hollandais dans l’océan Indien et en Indonésie, et par l’intérêt qu’ils portent à la mer de Chine, orientale et méridionale. On assiste à une reproduction remarquable du modèle portugais, même si quelques-uns de leurs comptoirs subsistent, comme à Goa et à Macao. La puissance hollandaise est concentrée autour du détroit de Malacca, d’où elle rayonne, à travers la Malaisie et l’Indonésie, jusqu’à Formose et les points d’échanges commerciaux avec la Chine et le Japon au nord-est, et jusqu’aux précieuses Moluques au sud-est. La région devient un carrefour commercial si important qu’elle commence à s’autofinancer, avec, comme monnaie d’échange, l’or en barres du Japon et de la Chine plutôt que les lingots européens des débuts. Côté occidental, les Hollandais sont présents à Calicut, à Ceylan et au cap de Bonne-Espérance ; ils ont aussi installé des manufactures en Perse. Bien que Batavia soit une grande ville et que les Hollandais dirigent des plantations pour couvrir leurs besoins, leur empire commercial conserve son caractère insulaire et littoral. Il ne s’étend pas sur les terres de l’intérieur. S’appuyant en dernier ressort sur sa puissance navale, il succombera, sans pour autant disparaître, lorsque celle-ci trouvera plus fort qu’elle.
Les prémices de ce déclin apparaissent au cours des dernières décennies du XVIIe siècle. L’improbable concurrent, dans cette course à la suprématie dans l’océan Indien, est l’Angleterre. A une époque antérieure, les Anglais ont cherché à se faire une place dans le commerce des épices. Une Compagnie anglaise des Indes orientales a bien existé sous le règne de Jacques Ier, mais elle a valu bien des déboires à ses agents, tant pour coopérer avec les Hollandais que pour les combattre. En conséquence, vers 1700, les Anglais ont bel et bien tiré un trait sur leurs activités à l’est du détroit de Malacca. Comme les Hollandais en 1580, ils se trouvent face à la nécessité de changer de cap, et ils s’y plient. Le résultat de ce revirement – la suprématie britannique aux Indes – constitue l’événement le plus marquant de l’histoire britannique entre la Réforme anglicane et le début de l’ère industrielle.
Dans le sous-continent indien, les principaux concurrents des Anglais ne sont ni hollandais ni portugais, mais français, et pendant longtemps on ne voit pas très bien les enjeux de cette rivalité. La montée de la puissance britannique en Inde est très progressive. Jusqu’à la fin du siècle, l’Angleterre se contentera de la fondation de Fort St. George à Madras et de l’acquisition de Bombay, apportée en dot par l’épouse de Charles II, une princesse portugaise. A partir de ces tout premiers empiétements (Bombay est le seul territoire sur lequel ils exercent une souveraineté absolue), les Anglais se livrent au commerce du café et des textiles – moins prestigieux que celui des épices pour les Hollandais, mais dont la valeur et l’importance ne cessent de croître. Leurs coutumes s’en trouvent changées et du même coup la société, comme en témoigne la création de cafés à Londres. Bientôt, des vaisseaux partent des Indes pour se rendre en Chine et rapporter du thé. Vers 1700, les Anglais disposent d’une nouvelle boisson nationale, qu’un poète ne tardera pas à immortaliser en disant qu’elle « ragaillardit sans enivrer ».
Comme en témoigne la défaite de l’armée de la Compagnie des Indes orientales en 1689, la domination militaire du sous-continent indien ne s’annonce pas facile. Pas plus qu’elle n’est nécessaire à la prospérité. La Compagnie des Indes ne souhaite donc pas l’affrontement direct si elle peut l’éviter. Bien qu’elle ait été autorisée à occuper Fort William, construit à son initiative à Calcutta, les directeurs de 1700 jugent tout à fait irréaliste l’idée d’acquérir de nouveaux territoires ou d’implanter des colonies aux Indes. La chute de l’Empire moghol après la mort d’Aurangzeb, en 1707, va cependant bouleverser tous ces a priori. Ses conséquences ne seront pas visibles avant longtemps, mais l’Inde finit par se dissoudre en un ensemble d’Etats autonomes sans véritable pouvoir.
Avant 1707, l’Empire moghol a déjà subi les attaques des Marathes. Les tendances centrifuges de l’empire ont toujours favorisé les nababs, gouverneurs de provinces, et il apparaît de plus en plus clairement que ceux-ci se partagent le pouvoir avec les Marathes. La troisième catégorie d’acteurs, ce sont les sikhs. Apparus à l’origine, au XVIe siècle, comme une secte hindoue, ils se sont retournés contre les Moghols tout en s’éloignant d’un hindouisme orthodoxe pour constituer quasiment une troisième religion (l’autre étant l’islam). Les sikhs forment une confrérie militaire, sans castes, et lorsque survient le temps de la discorde, ils se montrent tout à fait capables de protéger leurs intérêts. Un Empire sikh finit par se constituer dans le nord-ouest de l’Inde. Il conservera sa souveraineté jusqu’en 1849. Entre-temps apparaîtront, au XVIIIe siècle, des signes révélateurs d’une polarisation croissante entre hindous et musulmans. Les premiers se retirent de plus en plus au sein de leur communauté et mettent l’accent sur les pratiques rituelles qui les distinguent publiquement. Les musulmans agissent de la même façon. Cette bipolarité toujours plus marquée, sous l’administration civile et militaire des Moghols, conservateurs et par conséquent fermés au progrès, servira de toile de fond à une invasion des Perses dans les années 1730, avec les pertes de territoires qui s’ensuivent.
Le contexte est éminemment favorable aux interventions étrangères. La tentation est forte, et rétrospectivement il paraît incroyable que Français et Anglais mettent autant de temps à en profiter (dans les années 1740 encore, la Compagnie britannique des Indes orientales est toujours moins fortunée et moins puissante que son homologue hollandaise). Cette lenteur atteste de l’importance du commerce à leurs yeux, en tant qu’objectif principal. Lorsque les Britanniques commencent réellement à intervenir, mus en grande partie par leur hostilité à l’égard des Français et par la crainte de ce que ceux-ci pourraient décider, ils disposent de plusieurs atouts maîtres, même s’ils n’ont pas encore en tête l’idée d’un empire en tant que tel. La possession d’un comptoir à Calcutta leur donne une place de choix pour ce qui est potentiellement le meilleur lot – le Bengale et le cours inférieur de la vallée du Gange. Ils ont assuré les communications par mer avec l’Europe, grâce à leur puissance maritime, et les marchands de la Compagnie des Indes sont bien plus écoutés des ministres anglais à Londres que leurs homologues français à Versailles. En outre, si les Français sont les plus dangereux des concurrents potentiels de la Grande-Bretagne, leur attention est toujours susceptible d’être détournée par leurs engagements sur le continent européen. Enfin, les Britanniques n’ont aucune ferveur missionnaire, comme en témoigne le retard que prennent les missions protestantes en Asie, comparativement à celles des catholiques. D’une manière générale, ils n’éprouvent nul besoin, dans l’immédiat, de se mêler des coutumes ou institutions locales, préférant apporter – un peu à la manière des Moghols – une structure globale au sein de laquelle les Indiens peuvent mener leur vie comme ils l’entendent, pendant que prospère en paix le commerce dont se nourrit la Compagnie. Un empire issu d’une opportunité commerciale en somme, et non l’inverse.
La voie qui mène à l’empire passe par la politique indienne. Français et Britanniques entrent d’abord en conflit de manière indirecte, en soutenant des princes indiens rivaux. En 1744, pour la première fois, ils en viennent aux armes, sur la côte carnatique, dans le sud-est du sous-continent. L’Inde se laisse irrésistiblement aspirer par un affrontement mondial entre la Grande-Bretagne et la France : la guerre de Sept Ans (1756-1763) revêt une importance capitale. Lorsqu’elle éclate, le sous-continent est toujours le théâtre d’opérations militaires, sans avoir connu de rémission, même après le traité d’Aix-la-Chapelle en 1748, entre la France et la Grande-Bretagne. La cause des Français a bien avancé, grâce à Dupleix, brillant gouverneur général du Carnatic, qui a beaucoup effrayé les Britanniques en employant la force autant que la diplomatie pour accroître la puissance française parmi les princes indiens. Mais Dupleix est rappelé en France et la Compagnie française des Indes orientales ne jouit pas du soutien inconditionnel de la métropole, condition nécessaire pour qu’elle émerge en tant que nouvelle puissance primordiale. Lorsqu’une guerre éclate à nouveau, en 1756, le nabab du Bengale assiège et prend Calcutta. Il inflige un affront supplémentaire aux Britanniques en enfermant ses prisonniers dans le désormais mythique « trou noir de Calcutta », un cachot exigu où les malheureux meurent étouffés. L’armée de la Compagnie britannique des Indes orientales, commandée par son employé Robert Clive, reprend la ville, s’empare du comptoir français de Chandernagor et affronte les troupes du nabab, largement supérieures en nombre, le 22 juin 1757 à Plassey, à 150 kilomètres environ de Calcutta, sur les rives du Hooghly, au cours d’une bataille décisive dont elle sort victorieuse.
L’affrontement n’est pas très violent car l’armée du nabab a été subornée, mais cette bataille donne accès au Bengale et à ses richesses, ce qui permet aux Britanniques de détruire la puissance française sur la côte carnatique et d’acquérir de nouveaux territoires conduisant inexorablement à leur futur monopole en Inde. Rien de tout cela n’a été planifié, mais le gouvernement, il est vrai, commence à comprendre les enjeux immédiats – la menace qui pèse sur les échanges commerciaux – et envoie en renfort un bataillon de troupes régulières. Un geste doublement révélateur, à la fois par sa reconnaissance d’un enjeu d’intérêt national et par le caractère minime de l’effort militaire consenti. Un très petit nombre de soldats européens, équipés de l’artillerie de campagne utilisée en Europe, ont été à même de jouer un rôle déterminant. Le sort de l’Inde bascule du fait d’une poignée de soldats de la Compagnie, européens et entraînés à l’européenne, et grâce aux compétences diplomatiques et à la perspicacité des agents que celle-ci a dépêchés sur place. C’est sur cette base restreinte et la nécessité de gouverner un sous-continent désagrégé que va se former le Raj britannique.
En 1764, la Compagnie des Indes orientales acquiert la souveraineté sur le Bengale. Ce n’était absolument pas l’intention de ses directeurs, dont le but était la pratique du commerce. Cependant, si le Bengale paie pour être gouverné, la chose est envisageable. Les quelques bases françaises qui subsistent sont éparpillées ; le traité de 1763 a laissé cinq comptoirs à la France, avec interdiction de les fortifier. En 1769, la Compagnie française des Indes orientales est dissoute. Peu après, les Britanniques prennent Ceylan aux Hollandais. La voie est libre désormais pour une entreprise impérialiste qui restera unique.
Le chemin sera long, et longtemps suivi à contrecœur, mais ses difficultés financières et le gouvernement anarchique des autorités locales dans les territoires adjacents incitent progressivement la Compagnie des Indes à étendre sa tutelle. Son rôle premier, la pratique du commerce, s’estompe et ce n’est pas bon pour les affaires. Les employés en profitent pour tirer leur épingle du jeu. Le phénomène éveille l’attention des hommes politiques britanniques, qui commencent par réduire les pouvoirs des directeurs de la Compagnie avant de la ramener avec fermeté sous la tutelle de la Couronne et d’instaurer en Inde, en 1784, un système de « double autorité » qui perdurera jusqu’en 1858. La même loi comporte des clauses interdisant toute ingérence dans les affaires locales : tout autant que la Compagnie, le gouvernement britannique espère éviter de se laisser entraîner plus avant sur la voie de l’impérialisme en Inde. L’augmentation importante des nouvelles acquisitions l’y obligera toutefois au siècle suivant. Aucun obstacle ne viendra désormais barrer la route au despotisme éclairé du Raj britannique du XIXe siècle. L’Inde est radicalement différente de tout autre Etat jamais placé sous l’autorité d’un souverain européen : des centaines de millions de sujets viennent s’ajouter à la population de l’Empire sans que soient envisagées une conversion ou une assimilation, hormis par quelques visionnaires et très tardivement. Les caractéristiques de la structure impériale britannique en seront profondément transformées, tout comme, au bout du compte, la stratégie, la diplomatie, les échanges commerciaux, et même les perspectives d’avenir.
Hormis l’Inde et les colonies hollandaises d’Indonésie, aucune acquisition territoriale de l’époque sur le continent asiatique n’est comparable à la vaste appropriation des terres américaines par les Européens. Le débarquement de Christophe Colomb est suivi d’une exploration assez rapide et complète des principales îles constituant les « Indes occidentales », Antilles actuelles. Très vite, il apparaît clairement que la conquête des terres d’Amérique est d’une facilité attrayante, comparée à l’hostilité des Maures d’Afrique du Nord qu’il avait tout de suite fallu combattre après la chute de Grenade et la fin de la Reconquista. La colonisation progresse rapidement, surtout à Hispaniola, la future Haïti, et à Cuba. L’édification de la première cathédrale américaine débute en 1523 ; les Espagnols ne sont pas venus dans l’intention de repartir, comme le montre leur activité de bâtisseurs de villes. En 1538 est fondée la première université (dans la même ville de Santo Domingo, l’actuelle Saint-Domingue), et l’année suivante voit s’installer à Mexico la première imprimerie.
Les colons espagnols recherchent des terres, pour les cultiver, et de l’or, pour spéculer. Personne ne les leur dispute, et de fait, le Brésil excepté, l’histoire de l’accès à l’Amérique centrale et à l’Amérique latine demeure espagnole jusqu’à la fin du XVIe siècle. Les premiers migrants des îles sont issus de la petite noblesse castillane, pauvre, coriace et ambitieuse. A leur arrivée sur le continent, tout en évoquant le message de la Croix et la gloire de la couronne de Castille, la plus grande, ils cherchent à mettre la main sur un butin. L’exploration du continent commence par le Venezuela, en 1499. Puis, en 1513, Vasco de Balboa franchit l’isthme de Panama, et les Européens découvrent le Pacifique. Les membres de l’expédition construisent des maisons et cultivent la terre : l’ère des conquistadors commence. Les aventures de l’un d’eux captiveront la postérité. A la fin de l’année 1518, en effet, Hernán Cortés quitte Cuba, accompagné de quelques centaines de personnes et passant outre l’autorité du gouverneur de l’île. Il justifiera sa décision après coup en rapportant un butin à la Couronne. Après avoir débarqué sur la côte mexicaine, près de l’actuelle Veracruz, en février 1519, Cortés commence par brûler ses vaisseaux pour s’assurer que ses hommes ne rentreront pas à Cuba ; puis il se met en route pour le haut plateau mexicain, une expédition qui alimentera l’un des récits les plus riches en rebondissements de toute l’histoire impérialiste. A son arrivée devant Tenochtitlán, il découvre la civilisation aztèque et en reste abasourdi. Outre sa richesse en or et en pierres précieuses, la terre est intéressante, car elle convient au genre de culture que connaissent bien les Castillans.
Les hommes de Cortés sont peu nombreux et leur conquête de l’Empire aztèque, dominant le plateau central, prend un caractère héroïque ; mais ils ont aussi des atouts et une bonne étoile. Sur le plan technologique, le peuple qu’ils rencontrent au fil de leur progression est primitif, impressionné par la poudre à canon, l’acier et les chevaux des conquistadors. En outre, la résistance aztèque est entravée par la sensation inconfortable que Cortés est peut-être l’incarnation du dieu dont ils attendent le retour. Les Aztèques sont aussi très sensibles aux maladies apportées par les Européens. Et comme ce sont d’autre part des exploiteurs, de surcroît cruels, leurs sujets indiens accueillent les nouveaux conquérants avec bonheur, sinon en libérateurs, du moins en initiateurs d’un changement. Si les circonstances sont favorables aux Castillans, au bout du compte les facteurs décisifs sont leur courage et leur caractère coriace et impitoyable.
En 1531, Francisco Pizarro entreprend une expédition similaire au Pérou. L’événement est plus remarquable encore que la conquête du Mexique et, si tant est que cela soit possible, il montre d’une façon plus terrible aussi la rapacité et l’implacabilité des conquistadors. La colonisation de ce nouvel empire commence dans les années 1540, et presque aussitôt a lieu l’une des découvertes les plus fabuleuses de l’histoire, celle de la montagne d’argent de Potosi, principale source d’extraction des lingots qui alimenteront l’Europe au cours des trois siècles suivants.
Théoriquement, en 1700, le territoire de l’Empire espagnol aux Amériques est immense : il s’étend du Nouveau-Mexique actuel jusqu’au Rio de la Plata. Panama et Acapulco le relient aux Espagnols des Philippines, de l’autre côté du Pacifique nord. Pourtant, la cartographie de cette vaste étendue est trompeuse. La Californie, le Texas et le Nouveau-Mexique, au nord du Rio Grande, ont une population très éparpillée, et l’occupation du territoire se résume en grande partie à la présence de quelques fortins et comptoirs, et davantage de missions. Au sud, le Chili d’aujourd’hui n’est pas encore très colonisé. Les régions les plus importantes et les plus densément peuplées se limitent à trois : la Nouvelle-Espagne (le Mexique actuel), rapidement devenue la partie la plus développée de l’Amérique espagnole ; le Pérou, à forte population et intéressant pour ses mines de métal précieux ; et quelques-unes des plus grandes îles des Caraïbes, colonisées depuis de nombreuses années. L’administration espagnole négligera longtemps les régions impropres à la colonisation.
Les Indes occidentales espagnoles sont gouvernées par des vice-rois, à Mexico et à Lima, car la Nouvelle-Espagne et le Pérou sont des royaumes rattachés à la couronne de Castille au même titre que ceux de Castille et d’Aragon. Ils ont en propre un Conseil des Indes, placé sous l’autorité directe du roi. En théorie, cela implique un pouvoir central fort, mais, en pratique, la géographie et la topographie des lieux rendent cette prétention parfaitement illusoire. Les communications de l’époque interdisent tout contrôle strict de la Nouvelle-Espagne ou du Pérou à partir de la péninsule Ibérique. Les vice-rois et leurs subordonnés, les capitaines généraux, jouissent d’une véritable indépendance au quotidien. Mais Madrid peut tirer des avantages fiscaux de ses colonies : l’Espagne et le Portugal sont les seules puissances à avoir colonisé l’hémisphère occidental pendant plus d’un siècle et réussi à faire en sorte que les nouvelles possessions s’autofinancent et rapportent en plus un bénéfice net à la métropole. Cette manne est due en grande partie à la circulation des métaux précieux. Après 1540, de l’autre côté de l’Atlantique, l’argent afflue, mais il sera dilapidé, au grand malheur de l’Espagne, lors des guerres menées par Charles Quint et Philippe II. Vers 1650, 16 000 tonnes d’argent ont déjà été introduites en Europe, sans parler des 180 tonnes d’objets en or.
Sur d’autres éventuelles retombées économiques, il est plus difficile de se prononcer. Comme plusieurs puissances colonisatrices de l’époque, l’Espagne a la conviction que le volume d’échanges commerciaux est limité et qu’en conséquence le commerce avec ses colonies lui est réservé, par la réglementation et la force des armes. En outre, elle adhère à un autre lieu commun des débuts de la théorie économique coloniale, à savoir qu’il ne faut pas laisser les territoires dépendants développer des industries susceptibles de réduire les opportunités que leurs marchés offrent au pays colonisateur. A cet égard, l’Espagne sera moins efficace que ses rivales. Si ses autorités parviennent à empêcher le développement industriel des Amériques, hormis dans le domaine de la production agricole, de l’extraction minière et de l’artisanat, elles se révèlent de plus en plus incapables de tenir à l’écart les marchands étrangers (les « intrus », comme on les appelle). Les planteurs espagnols réclament bientôt ce que l’Espagne métropolitaine ne peut leur fournir, à savoir, surtout, un contingent d’esclaves. L’extraction minière mise à part, l’économie des îles et de la Nouvelle-Espagne repose sur l’agriculture. Les îles en viendront rapidement à dépendre de l’esclavage. Dans la partie continentale des colonies, le gouvernement espagnol, peu enclin à l’encourager au sein des populations conquises, cherche d’autres moyens de garantir une offre de main-d’œuvre. Le premier, employé d’abord dans les îles puis étendu au Mexique, est l’instauration d’une sorte de seigneurie féodale : les colons espagnols reçoivent une encomienda, un groupe de villages qu’ils protègent en échange du travail des autochtones. Le système des encomiendas n’est pas toujours facile à distinguer du servage, ni même de l’esclavage, qui en vient vite à désigner la condition réservée aux Africains.
Pour différencier les deux formes de colonialisme, en Amérique centrale et latine et en Amérique du Nord, la présence, dès le début, d’un grand nombre d’indigènes de l’ère précoloniale susceptibles de servir de main-d’œuvre compte autant que la nature de l’occupant. En effet, des siècles d’occupation mauresque ayant accoutumé Espagnols et Portugais à l’idée de vivre dans une société multiraciale, l’Amérique latine présente très vite une population métissée. Au Brésil, où les Portugais l’emportent sur les Hollandais après trente années de guerre, le métissage est fréquent, issu à la fois de la population indigène et de l’augmentation du nombre d’esclaves noirs africains importés dès le XVIe siècle pour travailler sur les plantations de canne à sucre. En Afrique, les Portugais ne se soucient pas non plus du métissage. D’aucuns ont prétendu que cette absence de discrimination raciale était une façon d’atténuer les effets de leur impérialisme.
Néanmoins, bien que la constitution de sociétés métissées sur de vastes terriroires soit l’un des héritages les plus durables des Empires espagnol et portugais, ces sociétés sont stratifiées en fonction de critères raciaux. Les classes dominantes sont toujours constituées de natifs de la péninsule et de créoles, de sang européen mais nés dans les colonies. Avec le temps, les seconds finissent par avoir le sentiment que les premiers, les « Péninsulaires » comme on les appelle, les écartent des postes clés, et ils nourrissent des sentiments hostiles à leur égard. A partir des créoles, on passe les échelons indistincts des divers degrés de métissage, toujours plus nombreux, jusqu’aux plus pauvres et opprimés : les Indiens et les esclaves africains. Si les langues indiennes survivent, souvent grâce aux efforts des missionnaires espagnols, la langue dominante, sur le continent, devient bien sûr celle des colons.
Cette mutation linguistique influe de manière déterminante sur l’unification culturelle du continent, quoique le catholicisme romain ait une importance comparable. Le rôle de l’Eglise dans l’ouverture de l’Amérique espagnole et portugaise est prépondérant. Dès les premières années, ce sont les missionnaires des ordres réguliers – les Franciscains en particulier – qui mènent la danse, mais pendant trois siècles leurs successeurs travaillent d’arrache-pied à civiliser les autochtones. Les premiers frères missionnaires s’abstiennent d’apprendre l’espagnol aux Indiens, pour les protéger des tentatives de corruption par les colons. Plus tard, ils iront les chercher dans leurs tribus et villages pour leur enseigner le latin et la religion, les vêtir de pantalons et les renvoyer parmi leurs congénères pour répandre sur eux la lumière. Les postes de mission situés à la frontière déterminent la forme des pays qui existeront des centaines d’années plus tard. Les missionnaires ne rencontrent qu’une faible résistance. Les Mexicains, par exemple, adoptent avec enthousiasme le culte de la Vierge Marie, qu’ils assimilent à leur déesse mère Tonantzin.
Pour le meilleur et le pire, l’Eglise se considère dès le début comme la protectrice des sujets indiens de la couronne de Castille. Les conséquences de cette attitude ne se feront sentir qu’après des siècles de changements importants dans le centre de gravité démographique de la communion romaine, mais bien des effets seront visibles beaucoup plus tôt. En 1511, à Saint-Domingue, un dominicain se lance dans le premier sermon qui condamne la façon dont les Espagnols traitent leurs nouveaux sujets. Dès le début, la monarchie proclame sa mission morale et chrétienne dans le Nouveau Monde. Des lois sont votées pour protéger les Indiens, et l’on recueille l’avis des hommes d’Eglise au sujet de leurs droits et de la façon de les leur garantir. En 1550 a lieu un événement extraordinaire : le Conseil des Indes ouvre à Valladolid une enquête théologique et philosophique, sous forme de controverse, sur les principes régissant la manière de gouverner les peuples du Nouveau Monde. Mais l’Amérique est loin, et cet éloignement rend l’application des lois difficile. Il est d’autant plus problématique de protéger la population indigène qu’une baisse démographique catastrophique crée une pénurie de main-d’œuvre. Les premiers colons ont propagé la variole aux Caraïbes (la maladie est d’abord apparue en Afrique) et, l’un des hommes de Cortés l’ayant contractée, elle s’est propagée sur le continent. Là réside probablement l’explication de ce cataclysme survenu au cours du premier siècle de l’empire colonial espagnol.
Pendant ce temps, l’Eglise s’adonne presque sans répit à la conversion des autochtones, qu’elle place ensuite sous la protection de la mission et de la paroisse. A Xochimilco, deux franciscains baptisent 15 000 Indiens en une seule journée. D’autres ne cessent d’adresser au roi des protestations officielles. Il en est un qu’on ne saurait ignorer. Bartolomé de Las Casas est un frère dominicain. Arrivé aux Amériques en tant que colon, il est le premier prêtre à y être ordonné. Par la suite, devenu théologien et évêque, il passe sa vie à tenter d’influencer le gouvernement de Charles Quint, non sans succès. Il s’attache à refuser l’absolution, même lors des derniers sacrements, à ceux dont les confessions sur leur façon de traiter les Amérindiens ne lui semblent pas convaincantes, et il débat contre ses adversaires en usant d’arguments tirés de la tradition canonique médiévale. Comme Aristote, il présume que certains êtres humains sont effectivement esclaves « par nature », et lui-même a des esclaves noirs, mais selon lui ce postulat ne s’applique pas aux Indiens. S’il s’inscrit dans la mémoire collective, de manière tout à fait anachronique, comme l’un des premiers critiques du colonialisme, c’est en grande partie à cause de l’utilisation qui sera faite de ses écrits, deux cents ans plus tard, par un philosophe des Lumières.
Pendant des siècles, les paysans amérindiens n’auront quasiment pour seul accès à la culture européenne que les prêches et les rites de la religion catholique, dont ils trouveront certains traits compréhensibles et compatissants. Seuls quelques-uns ont accès à l’instruction européenne ; le Mexique ne comptera pas d’évêques autochtones avant le XVIIe siècle et, sauf à vouloir être prêtre, l’instruction ne mènera pas les paysans beaucoup plus loin que le catéchisme. En réalité, malgré tout le dévouement d’une grande partie de son clergé, l’Eglise a tendance à rester coloniale, importée. Curieusement, les efforts des ecclésiastiques envers les natifs chrétiens qu’ils veulent protéger n’ont pour effet que de les isoler davantage des voies permettant leur intégration : on ne leur enseigne pas l’espagnol, par exemple.
Peut-être était-ce inévitable. Le monopole de la religion catholique en Espagne et au Portugal implique fatalement que l’Eglise s’identifie dans une large mesure à la structure politique ; c’est une manière de renforcer considérablement un appareil administratif trop dispersé. Le prosélytisme enthousiaste des Espagnols n’est pas seulement un zèle de croisés. Très vite, l’Inquisition prend pied en Nouvelle-Espagne : au sud du Rio Grande, le catholicisme américain sera façonné par l’Eglise de la Contre-Réforme, avec de lourdes conséquences qui apparaîtront beaucoup plus tard. En dépit du rôle important joué par les prêtres dans les révolutions et mouvements d’indépendance en Amérique du Sud, et bien qu’au XVIIIe siècle les Jésuites, en voulant protéger la population autochtone, s’attirent le courroux des colons portugais et des autorités brésiliennes, l’Eglise en tant qu’organisation n’a jamais montré de facilités à adopter une attitude progressiste. En conséquence, à très long terme, dans l’Amérique latine indépendante, le libéralisme reprendra à son compte l’anticléricalisme auquel il sera associé dans l’Europe catholique. Le contraste avec l’enracinement, à la même époque, d’une société multiconfessionnelle dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord est particulièrement frappant.
Sur le plan économique, malgré l’extraordinaire afflux de lingots en provenance des colonies du continent, ce sont les îles des Caraïbes qui revêtent la plus grande importance pour l’Europe durant la majeure partie des Temps modernes. Cette situation repose sur la production agricole locale, le sucre surtout, introduit par les Arabes en Sicile et en Espagne, puis repris par les Européens d’abord à Madère et aux Canaries puis dans le Nouveau Monde. L’économie des Caraïbes et du Brésil va être transformée par la culture des plantes sucrières. L’homme du Moyen Age sucrait son alimentation avec du miel ; en 1700, le sucre est toujours une denrée chère, mais en Europe il est devenu indispensable. Avec le tabac, le bois de feuillus et le café, il constitue la principale ressource des îles et devient le pivot d’une traite des esclaves en plein essor. Conjuguées, ces exportations accentuent considérablement l’importance des planteurs dans les affaires de la métropole.
L’histoire de l’agriculture caribéenne à grande échelle commence avec les colons espagnols. Très vite, ils se lancent dans la culture fruitière, avec des fruits importés d’Europe, et l’élevage de bétail. Ils introduisent aussi le riz et la canne à sucre, mais la production souffre pendant longtemps d’une pénurie de main-d’œuvre liée à la baisse démographique des populations autochtones, décimées par la maladie et les mauvais traitements infligés par les colons. L’étape économique suivante est l’établissement d’industries parasites, comme la piraterie et la contrebande. En investissant les îles les plus étendues, les Grandes Antilles, les Espagnols ont en effet laissé des centaines de petites îles inoccupées. Situées pour la plupart en bordure de l’espace atlantique, elles attirent l’attention des capitaines de vaisseau anglais, français et hollandais, qui trouvent fort utile de s’en servir comme bases pour s’attaquer aux navires espagnols en partance pour la métropole et se lancer dans un commerce de contrebande avec les colons espagnols désireux de récupérer leur marchandise. Des accords avec les Européens sont également passés sur les côtes du Venezuela, où l’on trouve du sel pour conserver la viande. Dans les premiers temps, l’économie est dirigée par des individus, mais au XVIIe siècle suivront des entreprises gouvernementales, telles les concessions royales anglaises et la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales.
Depuis plusieurs dizaines d’années déjà, les Anglais sont à la recherche de lieux susceptibles de convenir à ce que leurs contemporains appellent des « plantations », c’est-à-dire des colonies, dans le Nouveau Monde. Ils commencent par tenter leur chance sur le continent nord-américain. Puis, dans les années 1620, ils s’installent à Saint-Christophe, dans les îles Sous-le-Vent, et à la Barbade, leurs deux premières colonies prospères des Antilles. En 1630, Saint-Christophe compte à peu près 3 000 habitants et la Barbade environ 2 000. Cet essor, les deux îles le doivent à la culture du tabac, une drogue que certains considèrent, avec la syphilis – apparue, croit-on, au retour des marins à Cadix en 1493 – et bien plus tard l’automobile bon marché, comme la vengeance du Nouveau Monde après sa violation par la Vieille Europe. Les colonies qui développent la culture du tabac acquièrent rapidement une grande importance pour l’Angleterre non seulement en raison des recettes douanières qu’elles génèrent, mais aussi parce que la récente croissance de la population des Caraïbes stimule la demande en matière d’exportations et fournit d’autres occasions d’ingérence dans le commerce de l’Empire espagnol. Très vite, les Français s’intéressent à cette nouvelle manne. Ils occupent les îles du Vent, et les Anglais le restant des îles Sous-le-Vent. Dans les années 1640, les « Indes occidentales » abritent environ 7 000 Français et plus de 50 000 Anglais.
Le reflux de la marée migratoire anglaise vers l’Amérique du Nord donnera un coup d’arrêt à l’arrivée d’un nombre élevé de colons blancs aux Antilles. La raison de ce reflux réside en partie dans le fait que le sucre s’ajoute désormais au tabac comme produit de base. Ce dernier, rentable lorsqu’il est produit en petites quantités, est adapté à la multiplication des petites exploitations et à la constitution d’une large population d’immigrés européens. Le premier n’est économiquement rentable que sur une surface étendue de terres cultivées. Il convient donc aux grandes plantations disposant d’une main-d’œuvre abondante qui, compte tenu de la baisse démographique enregistrée dans la région au XVIe siècle, est probablement constituée d’esclaves venus d’Afrique noire. Les Hollandais fournissent les esclaves, espérant établir dans l’hémisphère occidental le même type de monopole commercial qu’ils se constituent à l’époque en Asie orientale, à partir d’une base implantée à l’embouchure de l’Hudson, La Nouvelle-Amsterdam. C’est le début d’un grand bouleversement démographique aux Caraïbes. En 1643, la population de la Barbade est répartie de la façon suivante : 37 000 Blancs et seulement 6 000 esclaves noirs. En 1660, ces derniers seront plus de 50 000.
L’apparition du sucre au nombre des matières premières insuffle un nouvel élan aux colonies françaises de la Guadeloupe et de la Martinique. Elles aussi manquent d’esclaves. En termes de croissance, un processus complexe est en cours. L’immense marché en expansion dans les Caraïbes, dérivé du commerce des esclaves et des produits d’importation européens, s’ajoute à celui qu’offre déjà un Empire espagnol de moins en moins apte à défendre son monopole économique. Ainsi se décide le rôle joué par les Antilles dans les relations entre puissances européennes au siècle suivant. Longtemps, elles seront en proie au désordre. Dans l’espace caraïbe, les frontières coloniales se rejoignent, le maintien de l’ordre laisse à désirer et des cargaisons fabuleuses sont à prendre (une année, un capitaine de vaisseau hollandais parvient à s’emparer du trésor de la flota, le convoi qui ramène en Espagne la production minière de l’année). Rien d’étonnant, donc, à ce que cette région devienne le classique et mythique repaire de pirates que l’on connaît, et qui vit sa grande époque durant le dernier quart du XVIIe siècle. Peu à peu, les grandes puissances finissent par solder leurs différends en concluant des accords acceptables, et pendant ce temps, au XVIIIe siècle, les Antilles et le Brésil soutiennent le grand marché des esclaves et entretiennent en grande partie la traite négrière. Avec le temps, le commerce des esclaves deviendra également partie intégrante d’une puissance économique autre que celles de l’Europe, de l’Afrique et de la Nouvelle-Espagne : la toute nouvelle Amérique du Nord.
Longtemps, au vu de tous les critères de la théorie coloniale classique, la colonisation de l’Amérique du Nord ne présente qu’un intérêt très secondaire par rapport à l’Amérique latine et aux Caraïbes, sans parler des richesses de l’Asie. On n’y a pas encore découvert de gisements de métaux précieux et, à part les fourrures du Grand Nord, la région n’offre guère d’intérêt pour l’Europe. Néanmoins, étant donné le monopole de l’Espagne sur le Sud, il ne reste aucune autre destination possible. Alors un grand nombre de pays vont tenter leur chance. L’expansion espagnole au nord du Rio Grande ne présente aucune pertinence : il ne s’agit guère d’occupation, mais plutôt d’une entreprise à caractère missionnaire. En revanche, la Floride espagnole est intéressante sur le plan stratégique, car elle protège les communications avec l’Europe grâce au détroit permettant de sortir de la mer des Caraïbes par le nord. Les autres Européens sont plutôt attirés par la colonisation de la côte atlantique. Un moment émerge même brièvement une Nouvelle-Suède, qui prend sa place aux côtés des Nouveaux-Pays-Bas, de la Nouvelle-Angleterre et de la Nouvelle-France.
Les raisons qui motivent la colonisation de l’Amérique du Nord sont souvent les mêmes qu’ailleurs, bien que l’esprit de croisade et de zèle missionnaire de la Reconquista soit quasi inexistant au nord. Pendant la majeure partie du XVIe siècle, les Anglais, explorateurs les plus assidus des ressources nord-américaines, croient à l’existence de gisements miniers susceptibles de concurrencer ceux de la Nouvelle-Espagne. D’autres sont convaincus que la pression démographique rend l’émigration souhaitable, et la connaissance accrue de ces régions révèle l’existence de vastes étendues de zones tempérées abritant très peu d’autochtones, contrairement au Mexique. Et toujours miroite l’espoir de découvrir un passage au nord-ouest, qui ouvrirait la route vers l’Asie.
En 1600, ces motivations aboutissent à de nombreuses explorations, mais elles ne déboucheront que sur une seule colonie au nord de la Floride, vite reprise par les Amérindiens, celle de Roanoké, en Virginie. Les Anglais sont trop faibles pour aller plus loin, et les Français trop occupés ailleurs. Au cours du XVIIe siècle, les efforts deviennent plus soutenus, mieux circonscrits, et les moyens financiers plus importants. A cela s’ajoute la découverte de la possibilité de cultiver des produits de base recherchés sur le continent et, en Angleterre, une série de bouleversements politiques favorisant l’émigration, en même temps que se forge la grandeur de sa puissance maritime. Mis bout à bout, ces événements vont provoquer une transformation révolutionnaire du littoral outre-Atlantique. Les terres vierges de 1600, habitées seulement par quelques Indiens, deviendront cent ans plus tard un grand foyer de civilisation. En bien des endroits, les colons s’aventurent jusqu’aux monts Allegheny, dans les Appalaches. Pendant ce temps, les Français établissent une série de comptoirs commerciaux dans la vallée du Saint-Laurent et la région des Grands Lacs. Dans cette vaste colonie vit une population d’environ un demi-million d’hommes blancs, d’origine britannique et française pour la plupart.
L’Espagne revendique ses droits sur la totalité de l’Amérique du Nord, mais les Anglais les contestent depuis le début, arguant qu’« il ne sert à rien de prescrire ce que l’on ne possède pas ». Les aventuriers au service d’Elisabeth ont exploré une grande partie de la côte et donné le nom de Virginie, en l’honneur de leur souveraine, à tous les territoires situés au-dessus du 30e parallèle nord. En 1606, Jacques Ier accorde une charte à la Virginia Company, l’autorisant à établir une colonie. Ce n’est encore qu’une formalité ; les affaires de la compagnie nécessitent bientôt une refonte de son organisation, et les initiatives stériles se multiplient, mais en 1607 est créée la première colonie anglaise, qui perdurera jusqu’à nos jours, à Jamestown, dans l’Etat actuel de Virginie. Elle se sort de justesse des premières épreuves qu’elle traverse, mais, en 1620, l’époque de la famine est loin derrière et l’heure de la prospérité sonne enfin.
En 1608, l’année suivant la fondation de Jamestown, l’explorateur français Samuel de Champlain construit un fortin au Québec. Dans l’immédiat, l’avenir de la colonie est si incertain que la nourriture doit être apportée de France, mais l’événement marque le début de la colonisation au Canada. Enfin, en 1609, les Hollandais envoient un explorateur anglais, Henry Hudson, à la découverte du passage du Nord-Est, qui leur ouvrira l’Asie. Sa première tentative s’étant soldée par un échec, Hudson change complètement de direction et traverse l’Atlantique à la recherche d’un passage nord-ouest. A la place, il découvre le fleuve qui porte aujourd’hui son nom et par là même crée un préliminaire à la revendication de ce territoire par les Hollandais. Les années suivantes verront fleurir les colonies hollandaises sur les rives du fleuve, à Manhattan et à Long Island.
Les Anglais sont dans le peloton de tête et ils y restent. Leur réussite tient à deux raisons. D’abord, ils savent transplanter des communautés entières, hommes, femmes et enfants : ils ont la technique et en sont les premiers et les meilleurs représentants. Ces communautés créent des colonies d’agriculteurs qui travaillent eux-mêmes la terre et deviennent vite indépendants de la mère patrie. L’autre facteur de réussite, c’est la découverte du tabac, devenu un produit de base en Virginie d’abord, puis dans le Maryland, une colonie fondée en 1634. Plus au nord, la présence de terres exploitables selon les méthodes européennes assure la survie des colons. Si l’intérêt porté à cette région est d’abord suscité par la perspective de pratiquer le commerce des fourrures et d’exploiter les zones de pêche, les colons s’aperçoivent bientôt qu’ils disposent d’un léger surplus de céréales à exporter – une perspective attrayante pour des Anglais du XVIIe siècle, avides de terres dans un pays généralement considéré comme surpeuplé. Environ 20 000 personnes émigrent en Nouvelle-Angleterre dans les années 1630.
Les colonies de la Nouvelle-Angleterre présentent un autre caractère distinctif : leur association à la dissension religieuse et au calvinisme. Sans la Réforme, elles n’auraient pas eu le même profil. Certes, l’installation des colons s’accompagne des considérations économiques habituelles, mais la prépondérance d’hommes associés à la fraction puritaine du protestantisme anglais porte ses fruits dans cet ensemble de colonies dont la forme va de l’oligarchie théocratique à la démocratie. Bien que se trouvent parfois à leur tête des membres de la petite noblesse anglaise, ces immigrés arrivés au Massachusetts en 1630 se débarrassent plus rapidement que les colonies du Sud des inhibitions qui empêchent une rupture radicale avec les pratiques sociales et politiques en vigueur en Angleterre, et cela, ils le doivent moins aux conditions de leur survie qu’à leur non-conformisme religieux. A certains moments du séisme constitutionnel que connaît l’Angleterre au milieu du siècle, les colonies de la Nouvelle-Angleterre semblent même susceptibles d’échapper tout à fait au contrôle de la Couronne, mais il n’en sera rien.
En 1700, après que les Anglais ont absorbé les colonies hollandaises du futur Etat de New York, le littoral nord-américain est organisé en douze colonies réparties entre le nord de la Floride et les eaux du Kennebec (une treizième, la Géorgie, viendra s’y ajouter en 1732). La population de ces colonies est composée d’environ 400 000 Blancs et, peut-être, 40 000 esclaves africains. Plus au nord se trouvent encore des territoires disputés et, au-dessus, des terres incontestablement françaises. Les colons français sont beaucoup plus éparpillés que leurs homologues anglais. L’Amérique du Nord compte peut-être en tout et pour tout 15 000 Français qui, contrairement aux Anglais, n’ont pas profité de grands mouvements migratoires. Parmi eux, beaucoup de chasseurs et de trappeurs, de missionnaires et d’explorateurs, égrenés tout au long du Saint-Laurent ou éparpillés dans la région des Lacs, voire au-delà. La Nouvelle-France est géographiquement immense mais, en dehors de la vallée du Saint-Laurent et du Québec, ce n’est qu’une constellation de forts et de comptoirs commerciaux, dont l’importance est surtout stratégique.
La différence entre les colonies françaises et anglaises n’est pas seulement une question de densité de population. La Nouvelle-France est étroitement encadrée par la mère patrie. Après 1663, l’administration par la Compagnie cède la place à l’autorité royale directe : désormais, le Canada est sous la houlette d’un gouverneur français conseillé par un intendant, selon l’organisation en vigueur dans les provinces de la métropole. La liberté religieuse n’est pas de mise ; au Canada, l’Eglise est monopolistique et missionnaire. Son histoire regorge de glorieux exemples d’actes de bravoure et de martyrs, mais aussi des traces de son extrême intransigeance. Les fermes de la colonie sont regroupées en seigneuries, un procédé précieux dans la décentralisation de la responsabilité administrative. Bien plus que dans les colonies anglaises, la structure sociale reproduit donc celle du Vieux Continent, allant même jusqu’à produire une noblesse portant des titres canadiens.
Les colonies anglaises sont très variées. Etirées sur la quasi-totalité du littoral atlantique, elles présentent une grande diversité climatique, économique et géologique. Leur origine reflète en outre des motivations et des conditions d’établissement très diverses. Avec l’arrivée en nombre, après 1688, d’immigrants écossais, irlandais, allemands, huguenots et suisses, elles forment rapidement une sorte de creuset ethnique, même si, pendant longtemps, la prédominance de la langue anglaise et le nombre relativement restreint de colons non anglophones favorisent le maintien d’une culture très majoritairement anglo-saxonne. La diversité religieuse y prévaut, assortie même, vers 1700, d’une grande tolérance, bien que quelques-unes des colonies soient étroitement associées à des confessions religieuses spécifiques. Cette variété accroît la difficulté de se considérer comme participant d’une seule et même société. Ces colonies n’ont pas de centre américain : leur vie en collectivité est axée sur la Couronne et la mère patrie, car elles sont encore pétries de culture anglaise. Néanmoins, il ressort déjà de manière évidente que les colonies anglaises d’Amérique du Nord offrent aux colons des possibilités d’évolution personnelle inconnues dans la société canadienne, étroitement et strictement réglementée, comme dans leur patrie en Europe.
Vers 1700, quelques-unes ont déjà montré leur capacité à saisir la moindre occasion de se libérer de l’autorité monarchique. Il est tentant de rechercher dans un passé lointain les preuves de l’esprit d’indépendance qui jouera plus tard un rôle si important dans la tradition populaire. En réalité, ce serait se fourvoyer que de lire la préhistoire des Etats-Unis de cette façon. Les « Pères pèlerins » qui ont débarqué au cap Cod en 1620 n’ont pas été redécouverts ou élevés au premier plan de la mythologie nationale avant la fin du XVIIIe siècle. Pourtant, ils voulaient effectivement bâtir une nouvelle Angleterre. Ce qui est visible bien plus tôt que cette notion d’indépendance, c’est l’émergence de facteurs qui préparent le terrain pour, dans l’avenir, raisonner en ces termes d’indépendance et parler d’unité.
L’un de ces facteurs est le lent raffermissement d’une tradition représentative au cours du premier siècle de la colonisation. En dépit de leur diversité initiale, au début du siècle des Lumières les colonies travaillent chacune à la création d’une assemblée de représentants s’exprimant au nom des habitants face à un gouverneur nommé par le roi, à Londres. Certaines colonies ont dû coopérer, dans les premiers temps, pour lutter contre les Amérindiens, et, lors des affrontements avec les Français, ces coalitions ont revêtu une importance encore plus grande. Lorsque les Français envoient leurs alliés Hurons se battre contre les colons britanniques, un sentiment d’intérêt commun se fait jour au sein des différentes colonies. L’événement incite d’ailleurs les Britanniques à mettre de leur côté les Iroquois, ennemis jurés des Hurons.
De leur diversité économique aussi émerge une certaine corrélation. Les planteurs du sud et des colonies médianes produisent du riz, du tabac, de l’indigo et du bois ; la Nouvelle-Angleterre construit des bateaux, raffine et distille de l’alcool de grain et de mélasse, cultive le blé et pratique la pêche. De plus en plus grandit le sentiment, fondé sur une pensée apparemment cohérente, d’une possible aptitude des Américains à diriger leurs affaires dans leur propre intérêt, y compris celui des colonies antillaises, plutôt que dans l’intérêt de la mère patrie. La croissance économique modifie aussi les attitudes. Dans l’ensemble, les colonies de la Nouvelle-Angleterre, au nord du continent, sont sous-estimées, voire honnies par la métropole : ce sont des rivales dans le domaine de la construction navale, et des concurrentes illégales dans les Caraïbes. Comme les colonies de planteurs, elles ne produisent rien de ce dont la métropole a besoin. Et elles grouillent de dissidents religieux.
Au XVIIIe siècle, les richesses et la civilisation de l’Amérique britannique progressent considérablement. La population totale des colonies continue à augmenter, pour dépasser largement le million vers le milieu du siècle. Dans les années 1760, on évoque même l’idée que les colonies du continent puissent bientôt être beaucoup plus précieuses pour la Grande-Bretagne que les Antilles autrefois. En 1763, Philadelphie est à même de rivaliser avec de nombreuses grandes villes européennes en matière d’élégance et de culture. Cette année-là marque aussi la fin d’une grande incertitude : les Britanniques ont conquis le Canada, qui leur est définitivement cédé aux termes d’un traité de paix avec la France. L’événement change l’horizon de nombreux Américains, à la fois par rapport à la valeur à accorder à la protection du gouvernement impérial et par rapport à la question de l’expansion vers l’ouest. Car les fermiers colons gagnent du terrain, grignotant la totalité de la plaine côtière atlantique, et ils en viennent à traverser la barrière montagneuse des Appalaches et à descendre dans les vallées fluviales qui se trouvent de l’autre côté, jusqu’au cours supérieur de l’Ohio et aux territoires du Nord-Ouest.
Pour le gouvernement britannique, le risque de conflit avec les Français est désormais écarté, mais il est d’autres considérations à prendre en compte dans la gestion de l’expansion vers l’ouest après 1763. Les droits des Amérindiens et leur probable réaction sont d’autres paramètres qui entrent en ligne de compte. Se les mettre à dos reviendrait à aller au-devant d’un danger certain. D’un autre côté, éviter des guerres avec les Indiens en refoulant les colons obligerait à placer des troupes à la frontière pour maintenir l’ordre. A Londres, le gouvernement finit par décider d’imposer une politique foncière à l’ouest : l’expansion sera limitée et l’on prélèvera des taxes aux colonies pour couvrir le coût du maintien de l’ordre ; le commerce fera l’objet d’une réglementation plus stricte, et il ne sera plus question de fermer les yeux sur les infractions. Malheureusement, tout cela prend de l’importance au moment où les anciennes présomptions sur l’économie des dépendances coloniales et leur relation à la patrie cessent d’être acceptées sans détour, comme elles l’étaient jusqu’à présent, par les artisans de la politique coloniale.
Deux siècles et demi se sont écoulés depuis l’arrivée des premiers colons européens dans le Nouveau Monde. L’incidence globale de l’expansion aux Amériques sur l’histoire de l’Europe et du monde est déjà extrêmement forte, mais on aurait beaucoup de peine à la définir. Il ressort finalement qu’au XVIIIe siècle toutes les puissances coloniales ont pu tirer un certain profit de leurs colonies, bien que sous des formes différentes. L’afflux d’argent vers l’Espagne en est le signe le plus évident, avec, bien sûr, tout ce que cela implique pour l’ensemble de l’économie européenne, voire asiatique. L’augmentation de la population coloniale contribue aussi à stimuler les exportations et les manufactures. A cet égard, les colonies anglaises ont joué un rôle de la plus haute importance, traçant la voie pour un flux croissant d’immigrants venus d’Europe et d’Afrique d’abord, puis d’Asie. Ces mouvements de population se termineront par les dernières grandes vagues migratoires du XIXe et du début du XXe siècle. L’expansion coloniale doit aussi être associée au développement prodigieux des transports maritimes et de la construction navale. Constructeurs, armateurs et capitaines de vaisseau, tous en ont profité, que ce soit par le biais de la traite des esclaves, du commerce de contrebande, des importations et exportations légales entre la métropole et la colonie, ou de la pêche, pour approvisionner les nouveaux marchés. L’effet étant progressif et impossible à évaluer, il est très difficile de mesurer les conséquences de la possession des colonies américaines pour les grandes puissances des débuts de l’ère impérialiste.
En revanche, il est possible d’évoquer avec plus de certitudes l’importance primordiale, à long terme, de la colonisation sur le plan culturel et politique : culturellement, l’hémisphère occidental est européen. Espagnols, Portugais et Anglais sont peut-être différents, mais pas plus que ne le sont les versions révisées d’un même texte. Tous apportent avec eux des morceaux choisis de la civilisation européenne. Politiquement, cela revient à dire que, de la Terre de feu à la baie d’Hudson, deux immenses continents seront finalement organisés suivant des principes juridiques et administratifs européens, même quand ils auront cessé de dépendre de la puissance coloniale. L’hémisphère occidental sera aussi chrétien. L’hindouisme et l’islam y feront leur apparition, mais non en tant que rivaux d’une culture fondamentalement chrétienne. Ils resteront l’apanage d’une petite minorité.
Tout cela revêt une importance phénoménale, bien sûr. Aux Amériques, comme plus tard en Océanie et en Sibérie, les Européens ne se sont pas contentés de conquérir des territoires ; ils ont exterminé les civilisations et les populations locales pour les remplacer par les leurs. Les dernières régions faiblement peuplées le seront bientôt par des Européens de souche, au moins au début de leur phase moderne. C’est une évolution si étonnante, lorsqu’on élargit la perspective de l’histoire de l’humanité, qu’elle incite encore aujourd’hui à s’y arrêter. Du fait du rythme particulier de l’évolution de l’Europe, des cultures beaucoup plus anciennes seront privées de la possibilité de peupler les nouveaux mondes, ou de leur imprimer leur marque. A l’ère du nationalisme asiatique, au XXe siècle, on y verra le parfait reflet de la rapacité de l’Europe et sa marque de fabrique, le sceau d’une injustice dans les affaires internationales que les grandes puissances européennes ont imposée par la force.
Les conséquences écologiques de l’expansion coloniale européenne sont également colossales. Des milliers d’espèces ont disparu faute de pouvoir se défendre contre les nouvelles populations ou les animaux vecteurs de maladies. Parallèlement, des animaux et des plantes ont fait le voyage inverse, depuis les colonies jusqu’au Vieux Continent. Trois espèces de plantes, d’une importance capitale lors des explosions démographiques ultérieures, sont originaires des Amériques : la pomme de terre, la patate douce et le maïs. Les animaux d’élevage – porcs, moutons et poulets – ont pris la direction opposée. Cet « échange colombien » a peut-être marqué l’histoire de l’humanité plus fondamentalement que tout autre événement politique ou sociétal.
Néanmoins, la politique a eu son importance elle aussi, et celle-ci est en grande partie liée à la différenciation future des deux continents américains, nord et sud. Il est certain qu’en termes de culture les tribus amérindiennes du Nord ne pouvaient faire état de réalisations aussi impressionnantes que les grandes civilisations de l’Amérique centrale ou latine. Mais le colonialisme a été lui aussi facteur de différenciation. Il n’est pas fantaisiste de rappeler certains parallèles avec l’Antiquité. Les colonies de la Grèce antique étaient des communautés majoritairement indépendantes, un peu comme celles du littoral nord-américain. Une fois établies, elles tendaient à évoluer vers une prise de conscience de leur propre identité. L’Empire espagnol, lui, a visiblement créé un cadre institutionnel ordinaire, essentiellement métropolitain et impérial, s’inspirant plutôt du modèle des provinces romaines.
Il a fallu du temps pour comprendre que la forme initialement donnée à l’évolution des colonies britanniques de l’Amérique du Nord dessinerait les contours d’une future puissance mondiale. Cette évolution devait par conséquent façonner l’histoire du monde autant que celle de l’Amérique. Deux facteurs de transformation importants produiront encore leurs effets avant que les grandes lignes de l’avenir de l’Amérique du Nord ne soient arrêtées : les environnements différents découverts à mesure que le nouveau continent nord-américain se remplit des colons de la ruée vers l’ouest, et un afflux bien supérieur en nombre d’immigrants non anglo-saxons. Mais ces éléments se couleront dans et autour de moules hérités des Anglais, qui laisseront leur marque dans les futurs Etats-Unis comme Byzance en Russie. Une nation ne se débarrasse pas de ses origines, elle apprend seulement à les regarder autrement. Parfois, les étrangers sont mieux placés pour le faire. Bien des années plus tard, à la fin du XIXe siècle, un journaliste demandera à Bismarck quel est, selon lui, l’événement le plus marquant du siècle, et le chancelier prussien répondra : « Le fait que la Grande-Bretagne et les Etats-Unis parlent la même langue ! »