XVII

Une nouvelle esquisse de l’histoire du monde

Pour les colonies d’Amérique, 1776 est le point de départ d’une série de révoltes qui mettront plusieurs décennies à trouver leur épilogue. Outre qu’ils marquent une époque dans l’histoire des deux continents américains, ces soulèvements constituent un excellent observatoire pour considérer dans sa globalité la première phase de l’hégémonie européenne. D’autres parties du monde connaissent elles aussi une sorte de changement de rythme, en raison de facteurs particuliers comme l’élimination de toute concurrence française sérieuse pour les Britanniques en Inde et l’ouverture à la colonisation du dernier-né des continents habitables, l’Asie australe. A la fin du XVIIIe siècle flotte dans l’air un sentiment de fin d’époque, avec déjà les prémices d’une autre. Un bon point de départ, en somme, pour juger de la façon dont les trois siècles précédents ont fait diverger le cours de l’histoire du monde.

Trois cents ans au cours desquels l’hégémonie européenne a surtout pris la forme de conquêtes directes, suivies d’une occupation. Grâce à elles, l’Europe a acquis les richesses lui permettant d’accroître encore sa relative supériorité sur les autres civilisations, et elle a pu mettre en place des structures politiques étendant son influence sous d’autres formes. Ces conquêtes sont l’œuvre d’une poignée d’Etats européens, premières grandes puissances mondiales sinon par leur force, du moins par l’étendue géographique de leurs intérêts : ce sont les pays de la façade atlantique, à qui l’époque des grandes découvertes a fourni des opportunités et permis des destinées historiques distinctes de celles d’autres Etats européens.

Les premiers à sauter sur ces occasions ont été l’Espagne et le Portugal, les deux seules grandes puissances coloniales du XVIe siècle. Mais en 1763, au moment de la signature du traité qui met fin à la guerre de Sept Ans, leur heure de gloire est passée. Le traité de Paris constitue un excellent marqueur du nouvel ordre mondial qui a déjà remplacé la suprématie de l’Espagne et du Portugal. Il reflète l’ascendant qu’exerce outre-Atlantique la Grande-Bretagne sur sa rivale, la France, un grand sujet de préoccupation pour les Britanniques depuis presque trois quarts de siècle. Le duel n’est pas fini et les Français peuvent encore espérer reconquérir les territoires perdus. Il n’empêche, la Grande-Bretagne est devenue la grande puissance impériale de demain. Les deux nations, française et britannique, ont éclipsé les Hollandais, qui au XVIIe siècle avaient comme elles bâti un empire, profitant du déclin des puissances portugaise et espagnole. Cependant, l’Espagne, le Portugal et les Provinces-Unies détiennent toujours de vastes territoires coloniaux. La carte du monde porte encore leur empreinte.

Au XVIIIe siècle, leur activité sur les océans a différencié ces cinq nations des pays enclavés d’Europe centrale comme des Etats méditerranéens, si importants au cours des siècles précédents. Les intérêts commerciaux particuliers des colonies d’outre-mer ont donné aux diplomates de nouveaux lieux et motifs à défendre. La plupart des autres Etats ont mis plus de temps à reconnaître la possible importance des questions extérieures à l’Europe, comme parfois certaines de ces cinq nations. L’Espagne, engagée dans d’âpres combats (d’abord contre les Habsbourg en Italie, puis contre les Ottomans, et enfin, pendant la guerre de Trente Ans, pour la suprématie en Europe), a fini par dilapider le trésor rapporté des « Indes occidentales ». Quant aux Français, engagés dans un long bras de fer avec les Britanniques, ils ont toujours été plus prompts que leurs rivaux à se laisser distraire et à détourner leurs effectifs militaires afin d’intervenir sur le continent.

Après tout, personne ne s’aperçoit encore vraiment que les questions extra-européennes sont intrinsèquement liées aux intérêts diplomatiques. Une fois qu’Espagnols et Portugais ont délimité les leurs d’une façon qui leur convient, il reste peu de choses susceptibles d’intéresser les autres nations d’Europe. Le sort d’une colonie française huguenote qui tente de s’établir en Floride, ou l’absence totale de considération pour les vagues revendications espagnoles, implicite dans les expéditions à Roanoké, ne troublent guère les diplomates européens et influent encore moins sur les négociations. Les choses commencent à bouger lorsque les dommages occasionnés par les pirates anglais et les corsaires d’Elisabeth Ire à la flotte et aux colonies espagnoles deviennent vraiment importants. Bientôt, les Hollandais s’y mettent eux aussi. Dès lors apparaît l’un des grands thèmes de la diplomatie du siècle à venir ; pour reprendre les termes de Colbert, ministre de Louis XIV, « le commerce cause un combat perpétuel en paix et en guerre entre les nations de l’Europe, à qui en emportera la meilleure partie ». En deux cents ans, la situation a donc beaucoup évolué.

Certes, les souverains se sont toujours intéressés aux richesses, et aux occasions d’en amasser. Venise a longtemps défendu son commerce à grands renforts de diplomatie, et les Anglais ont signé de nombreux traités pour protéger leurs exportations de drap de laine en Flandre. Il est communément admis que les profits ne sont pas illimités et qu’un pays ne peut donc s’enrichir qu’aux dépens des autres. Toutefois, il a fallu longtemps avant que les diplomates ne soient obligés de tenir compte de la course au trésor extra-européenne. On a même la trace d’une tentative de séparation formelle entre les deux préoccupations : en 1559, Français et Espagnols conviennent que toute intervention de leurs capitaines de vaisseau « au-delà de la ligne des Amitiés » (c’est-à-dire au-delà du méridien à l’ouest des Açores et au sud du tropique du Cancer) ne saurait être considérée comme une cause d’affrontement entre les deux Etats.

Le revirement qui va aboutir à une révision des présupposés diplomatiques, si l’on peut parler ainsi, commence par des conflits avec l’Empire espagnol à propos du commerce. Il est encore communément tenu pour acquis que, dans le domaine des relations avec les colonies, les intérêts de la puissance métropolitaine priment toujours. Pour autant qu’il s’agisse d’intérêts économiques, les colonies sont censées représenter un net avantage pour la mère patrie, soit par l’exploitation des ressources minérales et naturelles, soit par leur balance commerciale, si possible en restant dans l’autosuffisance tandis que les comptoirs commerciaux donnent à la métropole la capacité de dominer certains secteurs du trafic international. Vers 1600, il apparaît clairement que de la puissance maritime dépendra le règlement des droits et prétentions, et, depuis la défaite de l’Invincible Armada, les Espagnols ne sont plus maîtres des mers et ne commandent plus le même respect qu’avant.

Philippe II est confronté à un dilemme fondamental sur l’endroit où porter ses efforts : d’un côté l’Europe, où la lutte contre Elisabeth Tudor et les Valois, ainsi que la révolte des Pays-Bas et la Contre-Réforme, exigent la mobilisation de ses effectifs militaires ; de l’autre, les Antilles, où la sécurité réside uniquement dans la puissance maritime et l’organisation efficace de l’envoi de denrées espagnoles pour répondre aux besoins des colons. Le roi d’Espagne choisit de tenter de garder l’empire et de s’en servir pour payer sa politique européenne. Ce faisant, il sous-estime la difficulté de contrôler un territoire aussi vaste avec l’administration et les communications que l’on connaît au XVIe siècle. Néanmoins, l’Espagne va s’efforcer de garder pour elle le trésor des Indes au moyen d’un système très complexe de convois réguliers, d’une concentration du commerce avec les colonies autour de quelques ports autorisés, et du maintien de l’ordre par des navires garde-côtes.

Les premiers à montrer clairement leur volonté de se battre pour obtenir leur part du gâteau sont les Hollandais, obligeant ainsi les diplomates, pour la première fois, à s’intéresser au commerce extra-européen et à déployer toutes leurs compétences en vue d’une réglementation. Pour les Hollandais, la prédominance des échanges commerciaux prévaut sur toute autre considération. Dès le début du XVIIe siècle, ils montrent clairement leur détermination en envoyant des flottes importantes aux Indes orientales, aux Caraïbes et au Brésil contre les forces hispano-portugaises protégeant le premier producteur mondial de sucre. La dernière tentative les conduit à leur seule défaite sérieuse : en 1654, ils sont expulsés de leurs garnisons par les Portugais, qui reprennent le contrôle de la région sans être inquiétés par la suite.

Cette quête d’un graal commercial contrarie les désirs du plus protestant des gouvernements anglais du XVIIe siècle. Au siècle précédent, l’Angleterre a été l’alliée des Gueux en révolte, et Cromwell n’aimerait rien tant que diriger une alliance de protestants contre l’Espagne catholique. Au lieu de cela, il se trouve embarqué dans la première de trois guerres anglo-néerlandaises. L’enjeu du conflit, qui durera de 1652 à 1654, est essentiellement commercial : les Anglais ont décidé de restreindre leurs importations aux marchandises transportées sur les navires de Sa Majesté ou ceux des pays producteurs. Il s’agit là d’une manœuvre délibérée pour encourager la marine marchande anglaise et la mettre en position de rattraper les Hollandais. Les Anglais frappent donc au cœur de la prospérité batave, les navires de commerce hollandais transportant la marchandise européenne, notamment celle de la Baltique. Le Commonwealth d’Angleterre, avec sa flotte aguerrie, sort vainqueur du conflit. La deuxième manche a lieu en 1665, après une nouvelle provocation : la prise de La Nouvelle-Amsterdam par les Anglais. Cette fois, les Pays-Bas rallient la France et le Danemark et se montrent les meilleurs sur mer. En 1667, le traité de Breda entérine la paix. Les Hollandais sont en position d’exiger des Anglais un assouplissement des restrictions à l’importation, mais ils doivent céder La Nouvelle-Amsterdam en échange du Surinam, un rejeton des plantations sucrières de la Barbade. La paix de Breda est le premier accord multilatéral européen qui aborde autant la réglementation extra-européenne que celle de l’Europe. Aux termes de ce traité, la France rend les Antilles à l’Angleterre et reçoit en retour la reconnaissance de ses possessions en Acadie, un territoire inhabité et hostile de la Nouvelle-France, mais d’une grande importance sur le plan stratégique. Les Anglais s’en sortent bien, leurs nouvelles acquisitions dans les Caraïbes s’inscrivant dans une tradition établie sous le Commonwealth, lorsqu’ils ont enlevé la Jamaïque à l’Espagne. C’est la première acquisition transocéanique que l’Angleterre obtient par voie de conquête.

La politique de Cromwell a été perçue comme un virage décisif vers une politique sciemment impérialiste. C’est peut-être accorder trop d’importance à sa vision personnelle des choses. A leur retour, en effet, les Stuarts ont conservé sans les modifier la majeure partie des Navigation Acts destinés à protéger le transport des marchandises et le commerce avec les colonies. Ils s’accrochent aussi à la Jamaïque et maintiennent leur reconnaissance de la nouvelle importance des Antilles. Charles II accorde une charte royale à une compagnie qui prend le nom de Compagnie de la Baie d’Hudson, pour concurrencer le commerce français de fourrures dans les colonies du Nord et de l’Ouest. En dépit de quelques revers, Charles II et son successeur, Jacques II, pourtant incompétent à bien d’autres égards, parviennent au moins à maintenir à niveau la flotte anglaise, de sorte que leur successeur, Guillaume d’Orange, peut en disposer lors des guerres contre Louis XIV.

Il serait fastidieux de retracer en détail l’évolution de la situation au XVIIIe siècle, au cours duquel s’affirme le nouvel élan impérialiste insufflé par les diplomates anglais, puis britanniques. La troisième guerre anglo-néerlandaise, de courte durée (elle n’aura pratiquement aucune conséquence majeure), n’appartient pas vraiment à une époque dominée par une longue rivalité entre l’Angleterre et la France. Avec la guerre de Succession d’Espagne, la situation est très différente. Il s’agit d’une guerre mondiale, la première, qui va décider du sort de l’Empire espagnol autant que de celui de la France en tant que puissance. A la fin du conflit, les Britanniques ne se contentent pas de prendre l’Acadie (désormais la Nouvelle-Ecosse) à la France, en même temps que d’autres de ses territoires de l’hémisphère occidental, ils gagnent aussi le droit de fournir des esclaves aux colonies espagnoles et d’y envoyer chaque année un navire plein de marchandises à leur vendre.

Après cela, les affaires d’outre-mer s’interposent de plus en plus clairement dans la politique étrangère britannique. Les considérations européennes importent moins, malgré un changement de dynastie en 1714, lorsque, pour la première fois, la couronne de Grande-Bretagne passe à un prince-électeur de Hanovre. En dépit de quelques épisodes embarrassants, la politique britannique reste remarquablement cohérente, revenant toujours à son seul objectif : promouvoir, soutenir et étendre le commerce national. Souvent, le meilleur moyen d’y parvenir consiste à maintenir une paix générale, parfois sous l’effet de la pression diplomatique et parfois par les armes, pour conserver des privilèges ou un avantage stratégique.

L’importance des guerres s’impose de plus en plus clairement. La toute première fois que deux grandes puissances européennes entrent en conflit sur une affaire tout à fait étrangère à l’Europe, c’est en 1739, lorsque le gouvernement britannique lance les hostilités contre l’Espagne. Le facteur déclenchant est essentiellement lié au droit qu’ont les « garde-côtes » espagnols d’inspecter les vaisseaux sillonnant la mer des Caraïbes – ou, pour reprendre les termes des autorités de la péninsule, aux mesures adéquates destinées à protéger leur empire d’un abus des privilèges commerciaux accordés à Utrecht, en 1713. L’épisode restera gravé dans la mémoire collective comme la « guerre de l’oreille de Jenkins », du nom du capitaine anglais venu provoquer l’indignation d’une Chambre des communes au patriotisme sensible en présentant un bocal à cornichons contenant son oreille, prétendument coupée par un garde-côte espagnol. Très vite, le conflit, rattrapé par la guerre de Succession d’Autriche, devient une lutte ouverte entre l’Angleterre et la France. Le traité de 1748 ne change pas grand-chose aux avantages territoriaux respectifs des deux rivales, pas plus qu’il ne met fin aux combats en Amérique du Nord, où les Français semblent sur le point de couper définitivement la route de l’ouest aux colonies britanniques en édifiant une chaîne de fortins. Pour les en empêcher et pour la première fois, le gouvernement britannique envoie des contingents réguliers en Amérique, mais sans succès. Il faudra la guerre de Sept Ans pour qu’un ministre comprenne que leur chance d’en finir avec ce long duel, c’est de voir la France s’engager aux côtés de l’Autriche, son alliée en Europe. Une fois les troupes britanniques affectées aux bons endroits, les victoires se succèdent rapidement en Amérique du Nord et en Inde, suivies par d’autres aux Caraïbes, dont quelques-unes aux dépens de l’Espagne. Un bataillon britannique s’empare même des Philippines. C’est une guerre mondiale.

En réalité, le traité de 1763 ne paralyse pas la France et l’Espagne autant que le souhaitent de nombreux Anglais, mais il n’en élimine pas moins la quasi-totalité de la concurrence française en Amérique du Nord et aux Indes. Lorsqu’il est question de choisir de garder le Canada ou la Guadeloupe, une île productrice de sucre, l’un des arguments qui font pencher la balance en faveur du Canada est la crainte des planteurs des Caraïbes, déjà sous contrôle de la Couronne, de se voir concurrencer par un autre producteur de sucre. Dès lors émerge un nouvel Empire britannique, sur un territoire immense. En 1763, toute la côte est de l’Amérique du Nord et le littoral du golfe du Mexique, à l’ouest, jusqu’à l’embouchure du Mississippi, sont sous contrôle britannique. L’élimination du Canada français a écarté tout espoir – ou toute menace, selon le point de vue où l’on se place – d’un Empire français dans la vallée du Mississippi, du Saint-Laurent à La Nouvelle-Orléans, fondée par les grands explorateurs français du XVIIe siècle. Au large de la côte américaine, les Bahamas constituent le premier grain d’un chapelet de petites îles, éparpillées des Petites Antilles à Tobago et fermant presque entièrement la mer des Caraïbes. La Jamaïque, le Honduras et la côte de Belize sont britanniques. Au traité d’Utrecht, en 1713, la Grande-Bretagne a exigé le monopole, pour une durée limitée, du commerce d’esclaves avec l’empire colonial espagnol, mais très vite elle a largement dépassé les limites autorisées. En Afrique, la Côte de l’Or ne recense que quelques comptoirs anglais, mais ils sont le point de départ d’un gigantesque trafic d’esclaves africains. En Asie, le gouvernement direct du Bengale va permettre de lancer la phase territoriale de l’expansion britannique en Inde.

L’hégémonie de l’Empire britannique est fondée sur une puissance maritime dont on peut faire remonter la toute première origine aux vaisseaux construits sous Henri VIII, les plus impressionnants de l’époque (le Henry Grâce à Dieu comportait 186 canons), mais il a fallu attendre le règne d’Elisabeth Ire pour retrouver cette précocité. Les capitaines de la Reine vierge, disposant d’un maigre financement, de la Couronne ou d’investisseurs privés, se sont forgé une réputation à la fois dans le combat et la construction navale avec le fruit de leurs opérations contre les Espagnols. Sous les premiers Stuarts apparaît un regain d’intérêt et d’efforts. Les revenus royaux ne peuvent suffire à construire de nouveaux navires (le financement de la construction navale fut effectivement à l’origine d’une taxe, décidée par le roi, qui déchaîna les foudres du Parlement). Ironie du sort, c’est seulement sous le Commonwealth d’Angleterre que naît cet intérêt profond et soutenu pour une puissance navale qui donnera naissance à la future Royal Navy. A cette époque, le lien entre la supériorité de la marine marchande néerlandaise et leur puissance navale est pris très au sérieux et débouche sur les Navigation Acts, une série de lois qui provoqueront la première guerre anglo-néerlandaise. La vitalité de la marine marchande permet d’alimenter le vivier des marins de la flotte de combat et un flux d’échanges commerciaux dont la taxation, via les droits de douane, financera l’entretien des vaisseaux de guerre. La force d’une marine marchande vient de son aptitude à transporter des marchandises d’autres pays que le sien, d’où l’importance de pénétrer et de concurrencer, au besoin par les armes, les secteurs réservés, comme le commerce de l’Amérique espagnole.

L’arsenal de combat développé entre le XVe et le XIXe siècle pour participer à cette compétition s’est spécialisé et a connu des améliorations régulières, mais aucun changement révolutionnaire. Une fois adoptés les gréements carrés et l’artillerie sur les flancs, la forme des vaisseaux est essentiellement déterminée, même si la conception de chaque bâtiment peut encore beaucoup pour décider de la supériorité navale. Au cours du duel auquel les deux nations se livrent au XVIIIe siècle, les Français construisent généralement de meilleurs vaisseaux. Au XVIe siècle, sous l’influence anglaise, les navires se sont allongés proportionnellement à leur largeur. Globalement, sur cette même période, la hauteur relative du barrot et de la poupe au-dessus du pont a été progressivement réduite également. Au début du XVIIe siècle, les canons en bronze étaient déjà très au point ; par la suite, l’artillerie a fait l’objet d’améliorations dans le dessin, la précision du tir et le poids des boulets. Au XVIIIe siècle ont eu lieu deux innovations majeures : d’une part la caronade en fer, de courte portée mais tirant des boulets de gros calibre et lourdement plombés, ce qui augmente considérablement la puissance de tir même sur les petits navires, et d’autre part un mécanisme de mise à feu incorporant une platine à silex, laquelle permet un tir plus précis.

Au milieu du XVIIe siècle, la spécialisation des bâtiments de guerre et des navires marchands, de fonction et de conception différentes, était acceptée, bien que la frontière entre les deux fût encore un peu floue, du fait de l’existence de vaisseaux plus anciens et de l’activité des corsaires. La guerre de course était une façon d’augmenter sa puissance navale à peu de frais. En temps de guerre, les souverains autorisaient des capitaines indépendants ou leurs employés à attaquer la flotte marchande ennemie, afin de tirer profit de leurs prises. Il s’agissait d’une forme de piraterie autorisée. Les corsaires anglais, hollandais et français ont tous sillonné les mers, à diverses époques, et remporté de francs succès contre les navires marchands des uns et des autres. La première grande guerre de course est celle que les Français ont perdue contre les Anglais et les Hollandais, sous le règne de Guillaume d’Orange.

Les autres innovations du XVIIe siècle ont été d’ordre tactique et administratif, avec la formalisation des signaux et la distribution des premières instructions de combat, les Fighting Instructions, à la Royal Navy. Le recrutement est alors devenu plus important et le racolage a fait son apparition en Angleterre (de leur côté, les Français ont recours au système des classes pour former des contingents de marins dans les provinces du littoral). Ainsi s’est constitué l’équipage de flottes importantes, et il est apparu clairement qu’au vu de l’égalité des compétences et des dommages limités occasionnés par les canons, même les plus gros, le nombre était toujours un facteur décisif dans l’issue d’un conflit.

De cette grande période de développement au XVIIe siècle émerge en Angleterre une suprématie maritime qui va durer plus de deux cents ans et étayer une Pax Britannica d’envergure internationale. La concurrence hollandaise diminue à mesure que la République des Provinces-Unies ploie sous la nécessité d’avoir à défendre sur la terre ferme son indépendance contre les Français. Jusqu’à présent, en mer, la grande rivale de l’Angleterre était la France, et l’on s’aperçoit maintenant, à la fin du règne de Guillaume III, qu’un cap décisif vient d’être franchi. Confrontée à la nécessité de choisir d’être une puissance maritime ou terrestre, la France a tranché en faveur de la seconde. De ce fait, elle perd à jamais tout espoir de voir lui sourire à nouveau la promesse d’une suprématie maritime, même si la construction navale française, par sa compétence, et les capitaines de vaisseau, par leur courage, lui rapportent encore quelques victoires. Les Anglais n’ont rien qui les détournent de leur puissance sur mer ; il leur suffit de maintenir leurs alliés continentaux sur le champ de bataille ; ils n’ont pas besoin d’entretenir de grandes armées.

On ne saurait néanmoins s’arrêter à l’idée que tout cela n’est qu’une simple affaire de concentration d’effectifs militaires. La stratégie maritime britannique a également évolué d’une manière très différente de celle des autres puissances navales. Le désintérêt français pour la marine de Louis XIV, par exemple, est délibéré : il survient après qu’une défaite retentissante de la flotte, en 1692, face aux Anglais a jeté le discrédit sur l’amirauté française. Cette victoire anglaise est suivie de beaucoup d’autres semblables, qui démontrent une juste évaluation de la réalité stratégique : en définitive, la puissance maritime est une question de maîtrise des mers, où l’on permet aux vaisseaux amis de voguer en toute sécurité tandis que les navires ennemis en sont empêchés. Le meilleur moyen de parvenir à ce résultat est de neutraliser la flotte ennemie. Tant qu’elle est présente, le danger ne peut être écarté. La vaincre dès les tout premiers stades d’un affrontement devient par conséquent le but suprême des capitaines de la marine britannique. Pendant un siècle, sans interruption ou presque, ils donneront à la Royal Navy la maîtrise des mers et une redoutable réputation offensive.

La stratégie navale entretient l’initiative impérialiste, directement mais aussi de manière indirecte, car il devient de plus en plus nécessaire d’acquérir des bases à partir desquelles les escadres peuvent opérer. Il s’agit là d’un point particulièrement important de l’édification de l’Empire britannique. Et, à la fin du XVIIIe siècle, cet empire est sur le point de perdre une grande partie de ses colonies, ce qui souligne une fois de plus à quel point, en dehors du Nouveau Monde, l’hégémonie européenne est, encore en 1800, une affaire de comptoirs commerciaux, de plantations et de bases insulaires, et de contrôle des navires de transport de marchandises plus que d’occupation de vastes territoires.

Il a fallu moins de trois siècles de cette forme même limitée d’impérialisme pour révolutionner l’économie mondiale. Avant 1500, il existait des centaines d’économies autarciques et autonomes, dont certaines avaient établi des relations commerciales. Les Amériques et l’Afrique étaient encore des contrées peu connues de l’Europe, et l’Asie australe totalement inconnue. A côté des vastes étendues de territoires, les voies de communication étaient d’une importance ridicule et, de ce fait, le flux des marchandises de luxe exportées d’Asie en Europe plutôt restreint. Vers 1800, un réseau d’échanges international est apparu. Le Japon lui-même y participe, et l’Afrique centrale, bien que toujours en dehors des principales voies de communication, y est liée par les esclaves et les Arabes. Deux événements marquants sont à l’origine de ce phénomène : d’une part, le détournement des échanges entre l’Asie et l’Europe vers les routes maritimes dominées par les Portugais et, d’autre part, l’afflux en Europe des lingots en provenance des colonies hispano-américaines. Sans ce courant, du minerai d’argent surtout, le commerce avec l’Asie serait quasiment inexistant, faute de produits européens susceptibles de l’intéresser. En cela réside peut-être le principal intérêt de l’argent des Amériques, dont l’afflux atteint son niveau record à la fin du XVIe siècle et durant les premières décennies du XVIIe.

Si cette récente abondance de métaux précieux est la première et la plus spectaculaire des répercussions économiques de la nouvelle interaction de l’Europe avec l’Asie et l’Amérique, elle est cependant moins importante que l’essor général du commerce, y compris le trafic d’esclaves envoyés d’Afrique vers les Caraïbes et le Brésil. Après avoir déposé leur cargaison humaine aux Amériques, les négriers regagnent généralement l’Europe chargés de produits coloniaux de plus en plus nécessaires aux Européens. Le port international d’Anvers voit ses activités dépassées par celui d’Amsterdam d’abord, puis de Londres, et ce en grande partie en raison de la croissance spectaculaire du volume de réexportation des produits des colonies transportés par les navires hollandais et anglais. Autour de ces artères commerciales prolifèrent des ramifications et sous-ramifications qui en amènent d’autres. La construction navale, les étoffes, et plus tard les services financiers comme les assurances, prospèrent de concert, se partageant les effets d’une extraordinaire expansion du seul volume des activités commerciales. Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les échanges avec l’Orient constituent un quart de l’ensemble du commerce extérieur hollandais, et le siècle des Lumières voit multiplier par trois le nombre de vaisseaux de la Compagnie des Indes orientales au départ de Londres. En outre, ces navires de conception améliorée transportent plus de marchandises et requièrent moins de matelots qu’aux premiers temps.

Les conséquences matérielles de cette nouvelle implication mondiale de l’Europe sont beaucoup plus faciles à jauger que l’interaction de la nouvelle connaissance du monde et de la mentalité européenne. Les états d’esprit changent : en témoigne la forte augmentation, dès le début du XVIe siècle, des publications sur les grandes découvertes et les explorations. On peut dire que les études orientales ont ouvert tout un champ d’investigation au XVIe siècle, même si c’est seulement autour des années 1700 que les Européens ont commencé à montrer les effets de la connaissance anthropologique des autres peuples. Si l’on s’est appesanti sur les incidences de ces exposés, c’est parce qu’ils ont eu lieu à l’ère de l’imprimerie, ce qui accroît la difficulté d’évaluer la nouveauté de l’intérêt porté au monde extra-européen. Néanmoins, au début du XVIIIe siècle apparaissent les signes d’un impact notable et profond sur les esprits. Les descriptions idylliques de sauvages menant une vie moralement décente sans le concours du christianisme suscitent la réflexion. Un philosophe anglais, John Locke, se sert des autres continents pour montrer que les êtres humains ne partagent aucune idée innée qui leur viendrait de Dieu. En particulier, une représentation idéalisée et sentimentaliste de la Chine fournit maints exemples permettant de conjecturer sur la relativité des institutions sociales, tandis que la pénétration de la littérature chinoise, considérablement facilitée par les études des Jésuites, révèle une chronologie dont la longueur ôte toute logique aux calculs traditionnels de la date du Déluge, décrit dans la Bible comme le second commencement de l’humanité.

Ses produits devenant plus accessibles, la Chine fait naître chez les Européens du XVIIIe siècle un véritable engouement pour le style oriental, dans le mobilier, la porcelaine et la mode vestimentaire. L’influence artistique et intellectuelle de ce phénomène est plus évidente que la perspective nouvelle d’une Europe prête à faire son autocritique après avoir pris conscience de l’existence, ailleurs, de cultures différentes possédant des critères différents. Toutefois, si la comparaison entre l’Ancien et le Nouveau Monde a pu présenter des aspects dérangeants, montrant que, peut-être, l’Europe avait moins de raisons que la Chine de s’enorgueillir de son attitude à l’égard des autres religions, d’autres aspects, suggérés par de hauts faits d’armes à la façon des conquistadors, ont conforté les Européens dans l’idée qu’ils se faisaient de leur supériorité.

L’impact de l’Europe sur les peuples du monde n’est pas plus facile à résumer en quelques formules toutes simples que celui du monde sur l’Europe, mais il lui arrive parfois d’être plus spectaculaire, du moins dans certaines de ses manifestations. Il est consternant de voir que la majeure partie de la population des pays non européens n’a retiré aucun avantage matériel quelconque de la première phase de l’expansion européenne. Bien au contraire, beaucoup en ont terriblement souffert. Pourtant, la faute n’en incombe pas toujours aux Européens, sauf à considérer leur présence comme blâmable en soi. A cette époque d’ignorance quasi totale en matière de maladies infectieuses, il est impossible d’anticiper les effets dévastateurs de la variole ou d’autres maladies similaires venues d’Europe. Mais il ne s’agit pas moins là d’authentiques catastrophes sanitaires. On estime qu’au XVIe siècle le Mexique a perdu les trois quarts de sa population, et que certaines îles des Caraïbes ont vu la leur disparaître complètement.

Néanmoins, l’exploitation implacable des survivants, dont le labeur est d’autant plus précieux après cet effondrement démographique, est une tout autre affaire. Ce leitmotiv de la sujétion et de la domination revient dans la quasi-totalité des exemples des premiers effets de la présence européenne dans le reste du monde. Un environnement colonial différent et des traditions européennes distinctes offrent rarement d’autres possibilités qu’une augmentation progressive de l’oppression et de l’exploitation des autochtones. Toutes les sociétés coloniales ne sont pas fondées sur la même barbarie, mais toutes en sont entachées. La richesse des Provinces-Unies et la magnificence de leur civilisation au XVIIe siècle reposent sur des racines qui, au moins dans les îles aux épices et en Indonésie, poussent dans une terre gorgée de sang. Longtemps avant que l’expansion nord-américaine ne progresse à l’ouest des monts Allegheny, les bonnes relations brièvement nouées par les premiers colons anglais de Virginie avec les natifs se sont envenimées au point d’aboutir à l’extermination et à l’expulsion de ces derniers.

Bien que la population de l’Amérique espagnole ait été en quelque sorte protégée, par l’Etat, des pires abus du système de l’encomienda, la plupart des autochtones ont été réduits à l’état de péons, tandis que l’on s’efforçait de détruire leur culture, avec une grande détermination et les plus nobles motivations. En Afrique du Sud, le sort du peuple Khoï (qu’en Europe on désigne sous le nom de Hottentot) et, en Australie, celui des Aborigènes réitèrent la même leçon : la culture européenne est capable de détruire tout ce qu’elle touche, sauf les peuples protégés par d’anciennes civilisations avancées, comme l’Inde ou la Chine. Mais ces grandes nations sont elles-mêmes susceptibles d’être ravagées ou de se trouver dans l’incapacité de résister à l’Européen déterminé à user d’une force suffisante. Ce sont toutefois les colons qui illustrent le plus clairement ce schéma dominateur.

La prospérité de nombre d’entre eux dépend depuis longtemps du commerce des esclaves, dont l’importance dans le circuit économique a déjà été évoquée. Depuis le XVIIIe siècle, la traite des Africains obsède ses détracteurs, qui y voient l’exemple le plus brutal et le plus inhumain du comportement de l’homme envers un autre spécimen de son espèce, de l’homme blanc envers l’homme de couleur, de l’Européen envers le non-Européen, du capitaliste envers le travailleur. Le trafic d’esclaves a dominé une grande partie de l’historiographie de l’expansion européenne et de la civilisation américaine : dans les deux cas, il a constitué un phénomène majeur. D’une manière plus secondaire, en raison de son importance dans la forme qu’a prise une si grande partie du Nouveau Monde, il a détourné notre attention d’autres sortes d’esclavage, à des époques différentes, ou même d’attitudes alternatives, comme l’extermination, intentionnelle ou non, qui a frappé d’autres peuples.

Jusqu’à l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle, les débouchés offerts dans les colonies du Nouveau Monde indiquent la direction à donner à la traite des Africains. D’abord aux îles des Caraïbes, puis sur le continent américain, nord et sud, les marchands d’esclaves trouvent leurs plus fidèles clients. Les Portugais qui dirigent ce trafic humain sont vite écartés des Caraïbes par les Hollandais, puis par les « loups de mer » d’Elisabeth Tudor ; mais, au cours du XVIe siècle, les capitaines portugais se lancent dans l’importation d’esclaves à destination du Brésil. Au début du XVIIe, les Hollandais fondent leur Compagnie des Indes occidentales pour garantir un apport régulier de marchandise humaine aux Caraïbes. Toutefois, vers 1700, ils se laissent distancer à leur tour par les marchands français et anglais qui ont créé des comptoirs sur la « Côte des Esclaves » en Afrique. En tout, 9 ou 10 millions d’Africains seront vendus dans l’hémisphère occidental, dont 80 % après 1700. Au XVIIIe siècle, la traite connaît sa plus grande période de prospérité, avec 6 millions d’hommes transportés à fond de cale. Les ports européens de Bristol et de Nantes bâtissent leur fortune sur le trafic d’esclaves. De nouveaux territoires sont ouverts à l’exploitation puisque l’afflux d’Africains fournit la main-d’œuvre. La production à grande échelle de nouvelles récoltes entraîne à son tour un bouleversement de la demande européenne, dans les structures manufacturières et commerciales. Sur le plan racial aussi, nous en voyons encore les résultats.

Ce qui a disparu et ne sera jamais quantifiable, c’est la misère humaine engendrée non seulement en termes de souffrance physique (l’espérance de vie d’un Africain sur une plantation des Antilles se limitait parfois à quelques années, même après avoir survécu aux horribles conditions de transport), mais aussi en raison des traumatismes psychiques et émotionnels liés à cette immense migration. Il est impossible d’évaluer le degré de cruauté de ces tragédies. Si l’on détient la preuve de l’existence des chaînes et de la flagellation, il est également vrai que ces pratiques étaient alors courantes en Europe, et que, a priori, leur intérêt personnel aurait dû inciter les planteurs à prendre soin de leurs investissements. Ce qui n’était pas toujours le cas, si l’on en croit les révoltes des esclaves, pourtant peu fréquentes, sauf au Brésil, un fait qui mérite aussi que l’on s’y attarde. Avec l’installation de plantations en Amérique, l’esclavage des hommes, devenus des objets, a atteint un nouveau stade, qualitativement différent de ce qu’il était aux premiers temps de l’histoire, un stade d’exploitation de l’homme par l’homme, garantissant que bourreaux et victimes se conforment tous deux à leur rôle. En ce sens, le Nouveau Monde est né enchaîné.

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Il est encore plus difficile d’estimer les dommages causés à l’Afrique, lesquels n’ont quasiment jamais été répertoriés, les preuves étant encore plus sujettes à toutes sortes de conjectures. Les travaux les plus récents sur le sujet montrent que la traite des esclaves a probablement eu un impact direct et durable sur l’économie et la société des régions d’Afrique où elle avait cours. La diminution soudaine de la population, le caractère imprévisible des conditions de vie et la crainte perpétuelle du contact avec l’étranger ont conduit à des catastrophes sociétales. Certains économistes affirment que la chronicité du sentiment d’insécurité a provoqué une baisse du niveau de production qui, dans certaines régions d’Afrique, a duré jusqu’au siècle dernier. Les problèmes que connaît le continent africain aujourd’hui sont peut-être plus liés à l’esclavage qu’on ne le croit généralement, même si l’on ne saurait y voir la seule explication de son relatif sous-développement.

Chose remarquable, la traite des esclaves africains n’a suscité pendant longtemps aucun émoi semblable à celui des missionnaires espagnols à l’égard des Amérindiens, et les arguments avancés par les chrétiens réellement opposés à toute diminution du trafic d’esclaves laissent encore aujourd’hui une impression très pénible. C’est bien plus tard, au XVIIIe siècle, et surtout en France et en Angleterre, qu’un large public se laisse gagner par la culpabilité et par un sentiment de responsabilité, comme le montre l’utilisation par les philanthropes britanniques de la Sierra Leone, un territoire acquis en 1787, à vocation de refuge pour les esclaves libérés en Angleterre. Grâce à une conjoncture politique et économique favorable, le courant de compassion éveillé par la pensée humanitaire de l’époque aboutira à la suppression de la traite des Noirs au siècle suivant et à l’abolition de l’esclavage dans le monde européen, mais cette étape-là relève d’une autre histoire. L’esclavage a été une réalité socio-économique capitale dans le déploiement de la puissance mondiale européenne. Il deviendra aussi un grand mythe, symbole, à ses heures les plus sombres, du triomphe de la violence et de la cupidité sur l’humanité. C’est aussi l’expression la plus notable d’une domination accrue par la force de sociétés techniquement évoluées sur d’autres qui l’étaient moins.

Certains Européens l’ont reconnu, tout en restant convaincus que tout le mal dont ils étaient responsables a été compensé par ce qu’ils ont apporté au reste du monde, la religion chrétienne, surtout, comme en atteste une bulle du pape Paul III, celui-là même qui convoqua le concile de Trente : « Les Indiens sont vraiment des hommes et […] non seulement ils ont la capacité de comprendre la foi catholique, mais selon les informations dont nous disposons, ils sont aussi ardemment désireux de la recevoir. » Un si bel optimisme n’est pas seulement l’expression de l’esprit de la Contre-Réforme, car dès le début l’élan missionnaire est présent dans les territoires portugais et espagnols. A Goa, l’œuvre missionnaire jésuite commence en 1542, et de là rayonne dans tout l’océan Indien et en Asie du Sud-Est, jusqu’à atteindre l’archipel nippon. A l’instar des autres puissances catholiques, la France met elle aussi l’accent sur l’activité missionnaire, même dans les pays où elle n’est impliquée ni politiquement ni économiquement.

L’entreprise missionnaire n’en retrouve pas moins une nouvelle vigueur au XVIe et au XVIIe siècle, et il est permis d’y voir un effet dynamisant de la Contre-Réforme. Au XVIe siècle, l’Eglise romaine enregistre un plus grand nombre de conversions qu’auparavant, officiellement du moins, en même temps qu’elle étend son action à un plus vaste territoire. Mesurer l’incidence réelle de ce phénomène est plus difficile, certes, mais le fait est que le peu de protection dont bénéficient alors les natifs leur vient de l’Eglise catholique romaine, dont les théologiens ont préservé, quoique très vaguement parfois, la seule notion de curatelle qui existait au début de la théorie impérialiste à l’égard des peuples assujettis.

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Le protestantisme accuse un retard notable dans l’attention portée aux natifs des colonies comme dans ses activités missionnaires. Les Hollandais restent quasiment inactifs ; quant aux colons anglais d’Amérique du Nord, non seulement ils ne se soucient pas de convertir leurs voisins indigènes, mais ils en réduisent une partie en esclavage (les quakers de Pennsylvanie constituent une exception louable). Il faut attendre la fin du XVIIe siècle pour repérer les prémices des grands mouvements missionnaires anglo-saxons outre-Atlantique. De plus, quand il a lieu, ce don de l’Evangile au monde comporte en soi une tragique ambiguïté. Il s’agit là encore de l’exportation par les Européens d’un potentiel extrêmement corrosif, qui remet en cause et sape les structures et idées traditionnelles, menaçant l’autorité sociale, les institutions juridiques et morales, les modèles familiaux et conjugaux. Les missionnaires deviennent, bien souvent malgré eux, les instruments d’un processus de domination et d’assujettissement qui parcourt d’un bout à l’autre l’histoire des relations de l’Europe avec le reste du monde.

Peut-être n’y a-t-il rien, dans les apports des Européens, qui ne finisse par constituer une menace, ou du moins par se révéler à double tranchant. Les plantes comestibles introduites en Afrique au XVIe siècle par les Portugais venus d’Amérique – manioc, patate douce et maïs – représentent peut-être un progrès pour le régime alimentaire des Africains, mais d’aucuns y voient aussi l’origine possible d’une croissance démographique conduisant à des troubles sociaux et à des révoltes. D’un autre côté, les végétaux rapportés des Amériques sont à l’origine de nouvelles industries qui à leur tour créent une forte demande en main-d’œuvre esclave ; le café et le sucre en sont des exemples. Plus au nord, si la culture du blé dans laquelle se sont lancés les colons britanniques ne requiert pas le recours à l’esclavage, elle n’en stimule pas moins la demande de surfaces arables et ajoute à la pression qui pousse les colons à se ruer sur les terres ancestrales des Indiens chasseurs, qu’ils expulsent sans pitié.

La vie des générations suivantes s’en est trouvée façonnée, comme on peut le voir en prolongeant la perspective au-delà de 1800. Le blé a fini par transformer l’hémisphère occidental en grenier à céréales des grandes villes européennes ; au XXe siècle, la Russie et les pays d’Asie en ont eux-mêmes profité. L’industrie vinicole implantée par les Espagnols à Madère et en Amérique au début du XVIe siècle est toujours florissante aujourd’hui. L’introduction de la banane en Jamaïque, du café à Java et du thé à Ceylan (le Sri Lanka actuel) fournit le canevas d’une grande partie de la politique à venir. En outre, ces échanges se complexifient au XIXe siècle en raison de l’évolution de la demande, dont l’augmentation, en ce qui concerne les matières premières comme le coton, est liée à l’industrialisation (en 1760, l’Angleterre importe 2,5 millions de livres-poids de coton brut ; en 1837, elle sera passée à 360 millions). Parfois, le phénomène crée de nouvelles demandes, ce qui explique notamment la transplantation du caoutchouc d’Amérique du Sud, réussie, en Malaisie et en Indochine, un changement lourd d’implications stratégiques capitales pour l’avenir.

La portée de ces implications, aux premiers siècles de l’hégémonie européenne, va suffisamment ressortir dans les pages suivantes pour que nous puissions nous contenter ici d’en souligner une caractéristique supplémentaire, souvent répétée, à savoir sa nature imprévisible, fortuite. C’est un amalgame de nombreuses décisions individuelles par un nombre comparativement restreint de personnes. Leurs innovations les plus innocentes pouvaient avoir des conséquences explosives. Il n’est pas inutile de rappeler, en effet, que c’est à l’importation d’une douzaine de couples de lapins, en 1859, que l’on doit la dévastation en quelques années d’une grande partie des régions rurales de l’Australie par des millions d’entre eux. De la même façon, mais à plus petite échelle, les Bermudes ont été ravagées par des crapauds venus d’Angleterre.

Néanmoins, les importations délibérées de certaines espèces animales ont été plus importantes encore. La réaction première des Australiens à l’invasion des léporidés a été de faire venir d’Angleterre des hermines et des belettes ; il eût été préférable d’attendre les épidémies de myxomatose. En 1800, la quasi-totalité des animaux domestiques européens sont arrivés aux Amériques. Les plus importants sont les bovins et les chevaux. L’introduction de ces deux espèces va révolutionner la vie des Indiens des plaines et fera plus tard de l’Amérique du Sud, grâce aux bateaux réfrigérés, un grand exportateur de viande, tout comme l’Australasie lorsqu’elle développera l’élevage des moutons qu’à l’origine les Anglais ont eux-mêmes importés d’Espagne. Et, bien sûr, les Européens amènent un cheptel humain. Comme les Britanniques aux Amériques, les Hollandais se sont longtemps retenus d’encourager la mixité ethnique. Pourtant, en Amérique latine, à Goa et dans l’Afrique portugaise, les effets en sont profonds, comme ils le sont d’une manière tout à fait différente et négative dans l’Amérique du Nord britannique, où les mariages interethniques ne sont pas légion et où la coïncidence quasi totale entre la couleur de peau et le statut servile légal laisse aux générations futures un héritage important de difficultés politiques, économiques, sociales et culturelles.

La création de fortes populations coloniales façonne la carte du monde à venir, mais cela engendre aussi des problèmes de gouvernance. Les colonies britanniques ont presque toujours eu une sorte d’institution représentative reflétant la tradition et la pratique parlementaires, tandis que la France, le Portugal et l’Espagne ont toutes trois suivi un système institutionnel autoritaire et monarchique. Aucun de ces pays n’imagine une forme quelconque d’indépendance pour ses colonies, ou leur éventuel besoin de protéger leurs intérêts contre ceux de la mère patrie, que ceux-ci soient jugés primordiaux ou complémentaires. Cette situation finit par créer des difficultés et en 1763 commencent à apparaître, au moins dans les colonies britanniques nord-américaines, des signes évoquant le temps des conflits internes entre la Couronne et le Parlement au XVIIe siècle. Et dans la lutte qu’ils mènent contre d’autres pays, même lorsque leur gouvernement n’est pas officiellement en guerre, les colons montrent toujours un sens aigu de leurs propres intérêts. L’alliance des Hollandais et des Anglais contre la France n’empêchera pas leurs marins et marchands de se combattre « au-delà de la ligne ».

Les difficultés rencontrées par le gouvernement impérial au XVIIIe siècle se résument cependant en grande partie à l’hémisphère occidental. C’est là, en effet, que les colons se sont installés. Partout ailleurs dans le monde, en 1800, même en Inde, les échanges commerciaux importent toujours plus que la possession de territoires, et nombreuses sont les régions importantes qui n’ont pas encore senti le plein impact de l’Europe. En 1789, la Compagnie britannique des Indes orientales n’envoie encore que vingt et un navires chaque année à Canton. Les Hollandais ont droit à deux par an pour le Japon. A l’époque, le seul accès possible à l’Asie centrale est toujours le long itinéraire terrestre déjà emprunté du temps de Gengis Khan, et les Russes sont encore loin d’exercer une influence efficace sur l’arrière-pays. Quant à l’Afrique, son climat et les épidémies la protègent. Il reste encore bien des découvertes et explorations à entreprendre pour compléter la carte du continent avant que l’hégémonie européenne ne devienne réalité.

Dans le Pacifique et les « mers du Sud », la situation évolue plus vite. En 1699, un flibustier originaire du Somerset, William Dampier, a commencé à intégrer à la géographie de l’époque un continent encore inconnu, l’Australasie, mais il faudra un autre siècle pour achever le travail. Au nord, preuve a été faite de l’existence du détroit de Béring en 1730. Les expéditions de Bougainville et de Cook, dans les années 1760 et 1770, ajoutent Tahiti, Samoa, l’Australie orientale, Hawaï et la Nouvelle-Zélande au dernier Nouveau Monde à découvrir. Cook franchit même le cercle polaire antarctique. En 1788, une première cargaison de 717 prisonniers débarque en Nouvelle-Galles-du-Sud. Les juges britanniques créent un nouveau monde pénitentiaire pour redresser l’équilibre du Vieux Continent, puisqu’il n’est plus possible de déverser les Anglais indésirables aux Etats-Unis, incidemment occupés à fonder une nouvelle nation. Plus importante encore est l’arrivée du premier mouton quelques années plus tard : alors débute une industrie qui garantit l’avenir de la nation australienne. Avec les animaux, les aventuriers et les bons à rien, l’Evangile aussi pénètre dans le Pacifique sud. En 1797, les premiers missionnaires arrivent à Tahiti. Avec eux, on peut enfin considérer que la civilisation européenne est apparue, du moins sous une forme embryonnaire, dans tous les recoins du monde habitable.