CHAPITRE 50

— J’aimerais prendre Aya pour épouse.

Pris de court, mon père baissa son arme. Ses yeux, attentifs et concentrés quelques secondes plus tôt, tandis qu’il s’appliquait à m’enseigner comment passer d’une position défensive, pied gauche en avant, à une posture de riposte, parurent soudain songeurs.

— Je vois.

Le voyant sourciller, je me préparai à une nouvelle dispute, mais fus vite détrompé.

— Alors il n’y a pas à hésiter, dit-il simplement.

Quelques jours auparavant, nous avions abandonné une piste chamelière afin d’établir notre camp aux portes du désert. Ce matin-là, j’avais quitté la tente que je partageais avec Aya et jeté un coup d’œil à celle de mon père ; tranquillisé par ses paisibles ronflements, je m’étais mis à scruter le désert, sa vaste étendue arénacée, les arbres à l’horizon et, au loin, la ville. Le vent portait le parfum fétide de la mer et l’odeur humide d’un matin prêt à se laisser consumer par le soleil. Toutes ces choses que je retrouvais invariablement à mon réveil. Le monde qui m’entourait demeurait le même.

Je ne pouvais pas en dire autant de moi. J’avais changé, à tel point qu’on aurait difficilement reconnu le jeune de quinze ans qui avait quitté Siwa, il y avait si longtemps. J’étais différent. Je savais désormais quelle voie je devais suivre : celle qui ferait de moi un Medjaÿ.

« Tu manques encore d’entraînement », me répondait toujours mon père chaque fois que j’osais hasarder que ses nombreuses années d’instruction m’avaient peut-être enfin conféré ce statut. Jamais il ne me disait quand, d’après lui, j’aurais achevé ma formation, se contentant d’affirmer qu’il le saurait le moment venu et qu’alors, je serais le premier à l’apprendre.

Après notre passage sur l’île Éléphantine, nous avions fait nos adieux à Khensa et à Neka ; ils rentreraient à Thèbes pour y retrouver leur tribu tandis que, de notre côté, nous ne pouvions nous attacher à un seul lieu. Mon père, Aya et moi devions en effet conserver un coup d’avance sur l’assassin qui, malgré sa blessure, continuait à inquiéter mon mentor. Ce fantôme, ce « démon » semblait le talonner comme son ombre.

En premier lieu, nous avions tenu à parler à l’Ancien, un homme du nom de Hemon, ainsi qu’à son protégé, Sabestet ; nous avions passé plusieurs mois sur les routes pour nous rendre chez eux, à Djerty. À notre arrivée, nous n’avions trouvé qu’une demeure vide et négligée. Mon père n’y avait jeté qu’un coup d’œil avant de soupirer :

Pour telecharger plus d'ebooks gratuitement et légalement, veuillez visiter notre site :www.bookys.me

— Par les dieux, pas encore.

Inquiets, nous avions parcouru les rues de Djerty, où nos craintes s’étaient vues confirmées : Hemon et Sabestet avaient été assassinés.

La nouvelle avait ébranlé mon père. Les choses avaient changé. Il s’était renfermé un temps en lui-même, comme pour trouver des réponses auprès de sa conscience. Durant cette période, Aya et moi veillâmes l’un sur l’autre tout en lui offrant tant bien que mal notre soutien.

Il finit par se ressaisir et, un matin, au cours d’une chasse, il s’était tourné vers moi d’un air solennel.

— Ton apprentissage de Medjaÿ commence demain, avait-il décrété.

Par là, il reconnaissait à sa manière qu’il ne m’avait pas réellement formé jusqu’ici. D’abord vint une étape qu’il appela le « désapprentissage » : il s’agissait de me débarrasser de toutes les mauvaises habitudes que j’avais prises. Je repensai aux heures qu’Aya et moi avions passées à nous entraîner lors de notre séjour à Thèbes. De mauvaises bases, d’après mon père, même s’il n’y voyait rien de désastreux étant donné que nous avions improvisé nos exercices en autodidactes.

Pendant tout ce temps, nous avions continué à nous déplacer régulièrement ; des années de « cavale », comme disait Aya. Je pense m’être entraîné dans toutes les villes et villages de la région, à aiguiser mes talents de bretteur et d’archer, à m’ériger en expert de la mort et de la protection.

En outre, mon père m’inculqua aussi l’histoire et les coutumes des Medjaÿ. Jadis, ces fiers guerriers avaient le statut de phulakes, ou Garde royale. Ils étaient les protecteurs du peuple, les meketyou des temples, tombeaux, statues et idoles. Gardiens de la vie quotidienne, ils tenaient également à distance les forces étrangères qui nous menaçaient.

Comme la prêtresse Nitocris me l’avait expliqué, il me confirma l’idée que, même si les Medjaÿ avaient effectivement protégé les temples et tombeaux d’Égypte – et, dans le cas de Siwa, les défendaient toujours –, leur puissance et leur influence s’étaient affaiblies au fil des décennies. Ils n’avaient désormais plus rien des fières sentinelles qui veillaient sur la brique, la chair et le sang. Diminués, ils protégeaient quelque chose de plus précieux : une philosophie de vie, une idéologie. Cependant, l’opinion de mon père différait de celle de la prêtresse en un point essentiel : à ses yeux, l’Égypte n’était qu’un pays sur lequel des nations étrangères imprimaient leurs propres convictions. Nous avions d’abord connu les idéologies d’Alexandre, et, à présent, c’était le tour des voix romaines, qui criaient pour se faire entendre. Pourtant, chaque fois, nos compatriotes avaient accueilli ces changements avec joie, voire enthousiasme. La grande Alexandrie, qu’Aya chérissait tant, avait même été érigée à l’image de notre conquérant.

— Nous n’avons pas demandé à adopter ce mode de vie, il nous a été imposé, disait mon père. On ne cesse de nous exhorter à vénérer le prestige, le pouvoir et l’or, et ce, au détriment de nos traditions et même de nos dieux. Mais les Medjaÿ peuvent encore renaître et restaurer les principes que nous suivions autrefois, quand la vie était plus simple et moins gangrenée par la corruption. Nous sommes au cœur de cette résurgence, Bayek. Un jour, tu porteras le flambeau de notre credo tout entier. Nous renaîtrons, mon fils. Hemon en rêvait et a œuvré pour que ce rêve devienne réalité. Toi et moi sommes les clés de ce projet. Le sort des Medjaÿ repose sur nos épaules.

D’un autre côté, il y avait Aya. Rien n’avait changé entre nous, et pourtant tout semblait différent. Elle n’appréciait pas particulièrement mon père, et réciproquement. S’ils se toléraient, c’était avant tout pour moi. Mon père ne cachait pas qu’à ses yeux elle ne serait jamais une Medjaÿ ; quant à Aya, elle ne témoignait pas le moindre intérêt pour la confrérie en sa présence. Sa soif de connaissance la poussait néanmoins à m’assaillir de questions tous les soirs, et, bien qu’elle se contente de m’écouter en offrant rarement son opinion, je percevais nettement ses doutes. Quels que fussent ses sentiments à ce sujet, elle voyait ce que ces enseignements représentaient pour moi ; quant à savoir si les principes des Medjaÿ tels que les décrivait mon père correspondaient aux siens, je n’en eus jamais la certitude. Après tout, son cœur demeurait à Alexandrie ; elle était une fervente adepte de la philosophie qu’elle y avait apprise, ce qui impliquait, sans nul doute, de soutenir activement son idéologie progressiste.

Peut-être eût-il mieux valu que nous en discutions davantage.

En dépit de toutes leurs différences, mon père et elle s’entendaient sur un point : l’utilité de me voir jouer auprès d’Aya le rôle de tuteur que mon père exerçait auprès de moi. Tout acte d’enseignement recélait une part de savoir, avait affirmé Aya, ce à quoi mon père avait acquiescé dans la foulée. Ainsi s’instaura notre routine : je m’entraînais le matin avec mon père et devenais à mon tour instructeur l’après-midi, avec Aya.

Nous passions des moments merveilleux. Du moins, de mon point de vue, même si je pense qu’elle le partageait, car ces heures évoquaient fortement notre enfance à Siwa et les mois passés à Thèbes, à l’époque où nous étions le plus… ensemble. Former, apprendre, et, à la fin de la journée, savourer la compagnie de l’autre. Je puisais du réconfort dans ses bras, goûtais à l’extase sur ses lèvres. Que de jours enivrants, enveloppés dans l’amour de l’autre et dans la joie de découvrir les guerriers qui sommeillaient en nous.

Naturellement, toutes les bonnes choses ayant une fin, cette existence idyllique ne dura guère. À bien des égards, j’en fus responsable, car pendant plusieurs années j’eus la sensation que notre vie de couple plaisait à Aya. Nos déplacements, quoique incessants, avaient le goût de l’aventure, ce qui n’était pas pour lui déplaire ; et elle adorait apprendre.

Il en allait de même pour moi… et, tandis que je progressais dans mon apprentissage, je me mis, un peu malgré moi, à me rapprocher de mon père. J’éprouvais une joie incommensurable à enfin apercevoir l’homme qui se cachait derrière son apparente austérité, à sentir un lien familial se tisser entre nous. Constatant l’impact de cette évolution sur ma relation avec Aya, je pris une décision qui, je l’espérais, me permettrait de trouver un juste équilibre entre les deux : je décidai de l’épouser.

L’assentiment de mon père m’étonna beaucoup. Le plus dur était désormais derrière moi ; Aya accepterait certainement ma demande.