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Baignes, dimanche 26 novembre, 7 heures

Angélique n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Ce n’était pas à cause de ces manifestations qu’elle redoutait tant, cette fois-ci. Une angoisse atroce la tenaillait, contre laquelle elle était sans défense. La disparition de Sacha avait détruit ce qu’il y avait de plus stable, de plus doux dans son existence : l’homme qu’elle aimait n’était plus là, on le lui avait pris, il semblait rayé de son univers, et elle pleurait sans cesse.

Sa mère, madame Alice Girard, était à ses côtés depuis la veille. Elle était arrivée à Baignes vers minuit, ainsi que les parents de Sacha. Trois policiers étaient déjà là, dont les inspecteurs Vernier et Boisseau. Ils venaient d’entendre les déclarations d’Angélique et de Didier, le copain de Sacha.

Plusieurs fois, ils firent répéter au jeune homme les événements de la soirée, analysant chaque mot, notant les horaires. Toute la nuit, les hommes de la gendarmerie, secondés par la brigade de Barbezieux, avaient fouillé la ville et la campagne environnante. Le procureur, contacté d’urgence, avait autorisé une perquisition dans la belle demeure des Chantrel, qui sentait le renfermé, avec ses meubles couverts de draps blancs, tels des spectres immobiles dans les pièces sombres. Il y avait même un chien dressé spécialement, mais la piste de Sacha s’arrêtait dans le salon de cette maison déserte. C’était vraiment incompréhensible.

L’inspecteur divisionnaire Vernier était resté des heures sur le terrain. Il montrait à tous un visage effrayant, dur, des yeux froids, rougis par la fatigue. L’ancien vivier des moines de l’abbaye, près de l’église Saint-Étienne, avait été dragué, ainsi que les plans d’eau des alentours, surtout l’étang Vallier, à Brossac, qui, à la belle saison, offrait ses riantes berges aux amateurs de baignade ou de plaisirs nautiques. Comme beaucoup de gens de la région, Sacha et Angélique s’y rendaient fréquemment. Mais tous ces efforts avaient été vains : le jeune homme semblait s’être volatilisé.

La déposition d’Angélique était très précise : elle avait attendu son mari au Café. Vers 20 heures, elle s’était impatientée sans réelle inquiétude. La discussion entre les deux hommes avait dû se prolonger. Ils évoquaient sans doute des souvenirs d’enfance après avoir bu un verre. Mais, à 20 h 45, elle avait décidé de retourner là-bas, et Didier, qui s’était aperçu de sa pâleur, de sa nervosité, lui avait demandé ce qui n’allait pas. C’était un garçon gentil, serviable. Il avait conduit la voiture de Sacha, s’était garé devant la maison des Chantrel. Pas une lumière, aucun autre véhicule ne se trouvait dans les alentours. Angélique croyait qu’ils avaient croisé son mari sans le voir, et ils étaient repartis au café. Pas de Sacha.

Prise de panique, poussée par un vague pressentiment, Angélique avait appelé la police, celle d’Angoulême. Il lui paraissait en effet naturel de joindre Irwan et Xavier, puisqu’ils enquêtaient sur Raymond Chantrel. Lorsque les deux inspecteurs étaient entrés chez elle, à leur seule expression Angélique avait compris : la situation était beaucoup plus grave qu’elle ne le pensait. Des heures s’étaient écoulées depuis. Xavier dormait sur le canapé du salon, enroulé dans un duvet. Dimitri, le plus jeune du trio, était auprès d’Irwan, mais on ne savait où. Dehors, autour de la ville, ou ailleurs.

Angélique refit du café, alluma encore une cigarette en reniflant. Sa mère bâilla, secoua la tête d’un air navré.

— Ma pauvre petite, il ne manquait plus que ça.

Les parents de Sacha, bouleversés, étaient allés s’allonger un peu dans la chambre d’amis. Leur belle-fille avait promis de les réveiller s’il y avait du nouveau.

— Maman, tu crois qu’on va le retrouver? J’ai tellement peur.

— Fais confiance à la police. Ces gens font le nécessaire, tu sais.

Les deux femmes soupirèrent. Derrière la fenêtre, le bleu profond de la nuit s’était lentement éclairci. Les nuages, chassés par le vent du nord, avaient dévoilé une lune en croissant, argentée, qui dissipait les ténèbres.

— Au moins, il ne neigera pas, commenta Alice d’un ton maussade. La gelée a fait assez de mal comme ça.

Angélique ne répondit pas à sa mère. Elle s’acharnait à guetter la route, le nez au carreau. Où pouvait bien être Sacha? Des phares, sur la gauche. Une voiture de police. Elle se précipita sur le perron, espérant de toute son âme qu’on lui ramène son bien-aimé. Vivant, surtout…

Irwan s’avança vers elle, suivi de Dimitri, ce jeune homme silencieux au visage fin, aimable.

— Alors? leur cria-t-elle.

— Rien.

L’inspecteur Vernier baissa la tête, posa une main sur l’épaule de la jeune femme qui le regarda avec incrédulité.

— Angélique, je suis désolé. Tout est ma faute. Je ferai l’impossible pour retrouver Sacha. J’ai donné des ordres, il y a des barrages de police pour arrêter la voiture de Chantrel, dont nous avons enfin découvert la fausse immatriculation.

Angélique possédait un cœur d’or. Malgré son chagrin, elle eut pitié de la mine défaite d’Irwan.

— Venez donc boire un café, oui, vous aussi, monsieur, dit-elle à l’adresse de Dimitri. Xavier s’est endormi.

— Oh! lui, un vrai père tranquille, grogna l’inspecteur Vernier, amer.

Ils entrèrent dans la cuisine, découvrirent Xavier, justement, qui discutait avec la mère d’Angélique.

— Eh oui, je suis d’attaque. Je vous ai entendus parler de moi. Le père tranquille est réveillé!

— Te fâche pas, vieux, j’en veux au monde entier, et à moi, en particulier, répliqua Irwan.

— Alors, quoi de neuf? demanda Xavier.

— Ici, rien. Je file à Angoulême avec Dimitri.

— Je suis trop idiot pour savoir ce que tu vas y faire. Tu peux me changer de service, si tu veux.

— Xavier, tais-toi. Ce n’est pas le moment de se quereller comme des collégiens. Tu restes là, tu gardes un émetteur radio pour me tenir au courant si, par miracle, Sacha réapparaissait. Angélique, sois courageuse. Je vais faire l’impossible, jouer le tout pour le tout.

S’il n’avait pas été en présence de témoins, l’inspecteur Boisseau aurait explosé. Il contint sa colère, saisit Irwan par le bras et l’entraîna dans le vestibule. Là, il ouvrit la porte, sortit avec son otage et, sur le perron, dit tout bas :

— Tes mystères me fatiguent. On est des potes, pas vrai? Tu peux bien me dire, à moi, ce que tu sais.

— Je n’ai pas envie. J’en ai marre. Tu peux comprendre ça? Hier soir, on surveillait Marie-Madeleine Hurel, mais ça n’a rien donné. Elle n’a pas bougé, ni téléphoné. Donc, j’en conclus que je me suis trompé sur toute la ligne. Dans cette affaire, la malchance me poursuit. J’avais fait surveiller la maison de Chantrel, jour et nuit. Ceux qui devaient prendre la relève sont arrivés avec une demi-heure de retard à cause d’une double crevaison. Avoue que c’est rare. Encore plus rare : ceux qui attendaient à Baignes sont repartis sur un ordre du patron, qui a décidé d’étudier le dossier. Il m’a traité de fou, a jugé que l’affaire était close en raison du dernier rapport, que tu connais comme moi. Conclusion, il avait besoin de ses hommes, leur a indiqué de se rendre à Roullet pour une tout autre enquête et, de plus, il exigeait ma présence. Évidemment, la disparition imprévue de Sacha, précisément pendant le laps de temps où plus personne ne surveillait cette maudite maison, a relancé le dossier, et le patron, avec qui je suis resté une bonne heure au bout du fil, m’a enfin pris au sérieux. Maintenant, je dois coincer Chantrel avant demain, car, d’après moi, il va disparaître pour de bon, et nous perdons nos chances de sauver Sacha.

— Et tu ne veux pas de moi? Tu préfères emmener Dimitri. Pourquoi?

— Pour une bonne raison : Dimitri est incapable de tenir compagnie à cette malheureuse Angélique, de l’aider à supporter le pire si les gendarmes retrouvent le corps de Sacha. Tu as de précieuses qualités humaines, Xavier, et tu as le don de faire rire même quand on a envie de pleurer. C’est pour ça que je te laisse ici, et uniquement pour ça.

Xavier, ému, tapota l’épaule d’Irwan. Les deux hommes se regardèrent, se sourirent.

— Allez, file, mon vieux, et dis-toi bien que, dans cette histoire, le patron est aussi coupable que toi. De toute façon, si tu avais déconseillé à Sacha de rencontrer ce fameux Chantrel, il ne t’aurait pas écouté. C’était son copain d’enfance; il avait confiance en lui.

— Justement, j’ai manqué de jugeote. J’aurais dû lui faire part de mes soupçons et lui dire que…

Angélique ouvrit la porte d’entrée, les appela. Elle les dévisagea d’un air étrange, ce qui n’était pas surprenant vu la durée de leur conciliabule en plein froid, dans la nuit.

— Vite, Irwan! C’est Maud au téléphone.

*

Au bout du fil, Maud soupira, exaspérée. Elle était déjà habillée d’un jean noir, d’un grand pull de même couleur en laine angora, et ses cheveux étaient attachés sur la nuque. Annaële, assise sur un bras du canapé, attendait le résultat de la discussion.

— Irwan, ne te soucie pas de ma santé. Je ne pourrai pas tenir en place aujourd’hui, après les événements de la nuit. Dimitri m’a résumé la situation. Si j’ai appelé, c’est avec l’idée de vous aider. À soutenir Angélique, par exemple. Et puis, il y a autre chose : je dois venir, il le faut. Je le sens. Ne me pose pas de questions, je t’en prie. Maman va me conduire.

— Bien. Si tu insistes… Viens, mais n’espère pas te mêler de notre travail. Tu es trop fatiguée, et je ne sais pas si c’est bon pour toi de…

— Irwan, on perd du temps. J’arrive.

Elle avait raccroché. Irwan passa la main dans ses cheveux, déclara d’une voix tendue :

— Angélique, tu as dû comprendre ce qui se passe? Maud vient ici avec sa mère, qui lui sert de chauffeur. Elle dit que, plus tu seras entourée, mieux ce sera.

— Oui, je sais, elle me l’a expliqué elle-même. C’est vraiment gentil de sa part.

— C’est une chic fille. Allez, Dimitri, on y va. Xavier, je te confie ces dames.

L’inspecteur Boisseau fit un signe de tête affirmatif. Il avait lu dans le regard de son collègue et ami une recommandation : « Garde l’œil. »

*

Sacha ouvrit les yeux. Il ne s’était jamais trouvé dans une telle obscurité. La terre et les gravats qui lui recouvraient en partie le visage étaient humides. Son corps n’était plus que douleur, sa nuque lui paraissait en feu, ainsi qu’une de ses épaules. Après cette chute vertigineuse, il avait perdu connaissance pour de bon. Même si le jeune mécanicien n’avait pas eu à affronter de difficiles épreuves physiques au cours de sa vie, il était d’une constitution robuste, ce qui l’avait sauvé.

Comme il était doté de nerfs solides, la première chose qui lui vint à l’esprit fut de faire le point, un réflexe pour ne pas s’abandonner à la peur, à la souffrance. Avec méthode, il examina sa position : il était couché en chien de fusil, une jambe repliée, l’autre presque relevée sur sa poitrine. Un de ses pieds s’appuyait à une paroi dure, bosselée, sûrement un mur de pierres. Sa tête reposait contre un amas de terre souple, parsemée de débris. Il respirait sans peine, ce qui le rassura. Malgré ses raisonnements, une crainte horrible l’envahit, qu’il repoussa vaillamment. Pourtant, l’idée revenait de temps en temps, par vagues : Et si j’étais dans un caveau, un trou, emmuré?

— Non, impossible, souffla-t-il.

Le son rauque de sa voix l’impressionna dans cet univers de silence et de nuit.

— Impossible, reprit-il, je suis tombé trop longtemps… Oui, comme si j’étais tombé au fond d’un puits, d’une fosse.

Sacha dégagea son bras droit, tâtonna d’une main, toucha le sol un peu spongieux qui dégageait une odeur prenante, celle des marais, des eaux sales. L’obscurité totale commençait à l’oppresser. Il n’osait pas bouger, à cause de la sensation de brûlure qui paralysait son épaule.

Si je tenais le salaud qui m’a balancé là-dedans…

Soudain, la pensée d’Angélique s’imposa à lui. Angélique, sa femme. Elle devait s’inquiéter, elle allait prévenir la police. Sacha se rendit compte qu’il n’avait aucune notion du temps écoulé. Il était peut-être resté des heures sans connaissance.

Angélique… Elle était si mignonne dans la voiture, vêtue de ce vieux ciré jaune, avec ses boucles brunes, ses yeux noirs, si tendres. Sacha tenta de se redresser. Il n’allait pas croupir dans ce trou, il devait s’en sortir.

Le jeune homme parvint à s’asseoir, sans gestes brusques, avec d’infinies précautions. Il avait l’impression d’être un pantin que l’on dépliait.

Mon vieux Sacha, du cran. Pour le moment, tu es vivant, c’est une sacrée chance.

Il éprouva une drôle de sensation, au niveau de l’omoplate, une tiédeur visqueuse sur sa peau. Du sang! Il réfléchit, domina son angoisse, chercha une explication. Le type qui avait voulu l’assommer avait dû, après l’avoir fait tomber dans ce puits, tirer quelques balles au hasard pour l’achever. Sacha se calma. C’était du sang, oui, mais qui devait suinter et non couler. La blessure causée par la balle ne devait pas être très profonde, sans doute grâce à l’épaisseur de son blouson, un vêtement de son père, en cuir épais, doublé de feutre. Ou bien le projectile avait ricoché une fois ou deux contre la pierre, ce qui avait diminué la puissance de l’impact.

Sacha rit dans l’ombre épaisse. Il n’avait pas survécu à ça pour mourir de faim et de soif dans une sorte de tombe.

Je dois chercher une issue, un passage. Une main tendue, il entreprit d’examiner la paroi qui l’entourait. De toute son âme, il refusait l’hypothèse d’un fond de puits, car jamais il n’aurait la force de remonter, bien qu’il connût la technique.

Voyons, je suis sous la maison de Raymond. Qu’y a-t-il dans ce quartier? L’Église est vers là-bas, le Pharon coule de ce côté. Et chez moi, chez moi… Oh! ce n’est pas si loin.

Un sanglot secoua Sacha. La peur revint, et il eut une brusque envie de hurler. Le silence lui parut insupportable. Pas le moindre bruit, rien. Sa main droite avait fait le tour. Rien. Il recommença un peu plus bas, au ras du sol. Son épaule gauche le faisait souffrir de façon lancinante, son bras ne lui obéissait guère.

— Ils m’ont eu, ils m’ont bien eu, répétait-il.

Sans savoir pourquoi, il employait le pluriel. Épuisé, il se reposa, fermant les yeux pour échapper aux ténèbres. Son esprit torturé lui renvoya ces étranges instants qu’il avait connus, il y avait quelques heures… Hier ou ce soir?

Il avait sonné chez Raymond Chantrel, un inconnu lui avait ouvert. Quand il avait demandé à voir son ami, l’homme, avec un sourire, l’avait fait entrer dans le grand salon en lui recommandant d’attendre un instant.

— Je vais prévenir monsieur Chantrel de votre visite, monsieur…?

Déconcerté par la tournure que prenait cette visite, Sacha n’avait pas révélé son identité. Il avait simplement dit :

— Un vieil ami, de Baignes.

L’homme avait encore souri et quitté la pièce d’un pas silencieux. Sacha, qui n’avait jamais eu l’occasion de pénétrer dans la maison de Raymond, s’était approché d’une luxueuse commode, sur laquelle trônait, dans un cadre doré, la photographie d’un enfant blond, en aube de communiant. Ensuite, il avait cru entendre un bruit, avait fait le geste de se retourner, sans méfiance, et il avait eu l’impression que sa nuque éclatait sous un choc violent. Un coup de matraque, songea-t-il vaguement.

Il s’était écroulé, à demi inconscient. Des mains brutales l’avaient traîné sur le sol, et là, il avait encore perçu un bruit sourd, métallique. D’instinct, malgré son état, il avait compris qu’on le croyait mort et avait gardé les yeux clos. Puis on l’avait poussé dans une ouverture, et son corps avait basculé pour une chute horrible, comme on en vit dans certains cauchemars. Après, il ne savait plus. Maintenant, Sacha était là, seul, blessé, assoiffé, prêt à pleurer de terreur, dans le noir, à bout de forces.

Angélique, c’est un puits, un puits, je ne pourrai jamais remonter.

Pour la deuxième fois, la pensée de sa femme lui donna un regain d’énergie. Il n’allait pas baisser les bras, se coucher comme une bête et attendre la fin. Dans la voiture, avant de le déposer chez Raymond, Angélique l’avait embrassé sur la joue et, dans le creux de l’oreille, elle avait chuchoté quelques mots.

J’avais oublié. Comment ai-je pu oublier ça?

Sacha se mit debout, serrant les dents. La souffrance le fit grimacer, mais soudain il se sentit capable de tout, même de monter en rappel, à l’aide des pieds et des mains, vers le haut de ce conduit rond qui, à la base, semblait creusé dans le roc, mais offrait peut-être aussi quelques pierres en saillie.

Ses jambes flageolaient, un vertige le prit : il allait tomber. D’instinct, il lança les mains en avant pour se retenir à la paroi, ce qui provoqua une telle douleur dans son épaule qu’il vacilla, s’appuya contre le roc. Un courant d’air passa sur ses doigts. Sacha entendit, comme en écho, sa respiration haletante. Ses oreilles bourdonnaient. Il ne voulait pas se laisser aller au malaise qui le terrassait, car ce serait perdre son unique chance de survie. Il ne se relèverait pas. Pris d’un espoir insensé, ses doigts tâtonnèrent, constatèrent qu’il y avait un espace vide, à la hauteur de son front. Un passage ou l’arrivée d’une source. Sa main s’avança, sentit une terre poisseuse. Comment se hisser à plus d’un mètre, prendre appui, se rétablir? Et pour trouver quoi, une niche peut-être, une cavité sans issue? Découragé, le jeune homme n’eut plus qu’une envie : s’affaler sur le sol. Angélique avait dû prévenir la police. Elle raconterait tout ce qu’elle savait, et ils viendraient le chercher dans la maison de Raymond. C’était d’une telle logique qu’il soupira, rassuré. Le mieux était de se ménager, de s’asseoir à nouveau et de guetter le moindre bruit venant de là-haut. Dès qu’il percevrait quelque chose, il hurlerait de toutes ses forces. On le tirerait de là.

Sacha hocha la tête, sceptique. Ils étaient sans doute déjà venus pendant qu’il était évanoui. Ils le cherchaient, oui, mais ailleurs, pas là. Penser à Angélique. Il fallait penser très fort à Angélique, oublier les blessures de son dos, avoir une volonté d’acier.

Dans cette nuit d’encre, un cri retentit, mi-souffrance, mi-triomphe. Un cri qui résonna puis se perdit, faiblit. Sacha avait réussi : il s’était hissé vers cette sorte de passage, puis il s’était couché à plat ventre dans la boue, haletant, terrassé par l’effort accompli.

Dormir, dormir un peu. Ses yeux se fermèrent un instant sur le visage rond d’Angélique. Que lui avait-elle dit? Un bébé, c’est ça. Elle était presque sûre d’attendre un bébé.

Je ne le verrai jamais, songea Sacha.

Il lutta contre le sommeil. Son esprit lui offrit encore une image, celle du paquet de bonbons qu’il avait toujours sur lui, dans sa poche intérieure. Sa main remonta, glissa sous sa poitrine, chercha, trouva. Sans impatience, le jeune homme mangea cette provende inespérée, et, bientôt, ses idées lui semblèrent plus nettes, ordonnées. Il fit le tri : Je dois sortir de ce trou, avancer doucement, avancer toujours. Pour Angélique.

Sacha s’engagea dans ce boyau étroit en rampant sur le côté droit, afin d’épargner au maximum son épaule blessée. Il s’aida de ses pieds pour se propulser en avant, s’accorda des pauses, puis repartit, tel un animal malhabile, condamné à errer dans les profondeurs de la terre.

Baignes, dimanche 26 novembre, 14 heures

La cuisine d’Angélique était inondée de soleil. Xavier était assis à la table, un verre de cognac entre les mains. Annaële Delage lui faisait face; tous deux étaient silencieux. La mère d’Angélique, en voyant sa fille aussi bien entourée, était repartie chez elle, afin de nourrir ses volailles et ses lapins.

Les parents de Sacha, de plus en plus inquiets au fil des heures, avaient décidé d’aller en personne explorer les environs, qu’ils connaissaient bien. Si la police semblait déclarer forfait, pas eux. Ils avaient promis de rentrer avant la tombée de la nuit. Quant à Maud, elle avait convaincu Angélique de prendre un peu de repos et l’avait accompagnée dans sa chambre. La jeune femme s’était couchée, le visage tuméfié par les larmes. Elle avait froid, s’était recroquevillée sous une couette fleurie, mais ne cessait de parler, comme pour s’étourdir :

— Maud, mon père est mort quand j’étais toute petite. Je ne me souviens même pas de lui.

— Ne pense pas à des choses tristes. Essaie de dormir un peu.

— Attends, je voulais te dire. Je crois que je suis enceinte. Si Sacha ne revient pas, ce sera horrible pour moi. Je ne peux pas imaginer ma vie sans lui.

— Il reviendra et vous serez heureux.

Maud se mordit les lèvres, bouleversée. Elle aurait tellement voulu avoir dit la vérité. Pleine de compassion, elle s’assit au bord du lit et caressa les cheveux d’Angélique d’un mouvement apaisant, jusqu’à ce qu’elle entende sa respiration se faire régulière. À pas de loup, elle regagna la cuisine.

— Elle dort. La pauvre, comme je la plains. Ça va, maman? Tu ne t’ennuies pas trop?

— Non, ma chérie, tout va bien pour moi. Par contre, le malheur de cette famille me désole. Je n’ai jamais été aux premières loges d’une pareille tragédie et j’avoue que c’est vraiment éprouvant. Comment fais-tu pour vivre ainsi à longueur d’année?

— On s’habitue, et parfois tout finit bien, n’est-ce pas, Xavier?

— Oui, une fois sur dix…

Maud sourit sans joie. Elle n’avait pas arrêté de rassurer, avec maintes paroles sensées, les parents de Sacha et la mère d’Angélique. Ils avaient déjeuné ensemble, sans grand appétit, mais Xavier avait tenu sans faillir son rôle d’amuseur public et réussi l’exploit de faire rire, quelques secondes, la jeune épouse du disparu. Annaële lui avait prêté main-forte pour détendre l’atmosphère en donnant une petite conférence sur les charmes de la Bretagne.

— J’irais bien faire un tour, déclara Xavier en jetant un regard par la fenêtre. Je me sens tout engourdi. Puis-je vous laisser seules, mes chères amies? Oh! un quart d’heure, pas plus. J’en profiterai pour fumer un cigare.

— Allez-y, Xavier, répondit Annaële, et Maud pourrait vous accompagner. J’ai apporté de la lecture.

— Non, maman, je reste avec toi.

— Ma chérie, tu as une mine de chien battu. Va donc prendre l’air. Un peu de soleil te fera du bien. Je veille sur Angélique, ne te fais aucun souci.

Xavier encouragea également sa collègue à sortir. Elle accepta enfin, s’enveloppa d’un poncho en laine.

— Grâce à ma clavicule cassée, j’ai découvert les avantages de ce genre de vêtements. C’est chaud et ça cache les bras en écharpe, dit-elle avec un petit rire désabusé.

Soudain, sa mère et Xavier la virent se figer, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés. Elle n’osait plus bouger. Enfin, très doucement, elle tourna un peu la tête, comme pour regarder derrière elle.

— Ma chérie, qu’est-ce que tu as, un faux mouvement? s’écria Annaële, soucieuse. Ce n’est pas le moment d’avoir un torticolis, en plus!

— Ce n’est rien, maman, laisse, un faux mouvement, oui, c’est ça. Tu viens, Xavier?

Ils sortirent dans l’air vif, glacé, lumineux. Le ciel était d’un bleu très clair, le paysage tout entier semblait scintiller sous le soleil. Dans les jardins et les prés, pourtant, demeuraient des zones d’herbes blanches de givre, le long des murs, sous les bosquets.

— Ça va, Maud?

— Oui, oui, répondit-elle, l’air absent.

Ils approchèrent du château de l’Abbé-Michon, apparition de charme, comme sertie dans un décor champêtre : sapins, haies de cyprès, sans oublier le gigantesque magnolia aux feuilles vernissées.

— J’aimerais bien habiter une demeure de ce genre, déclara Xavier avec un soupir. Quel cadre agréable! Et ces galeries couvertes, qui font office de balcons, en somme, me plaisent beaucoup. Imagine, Maud, être enfant et vivre là, se cacher dans le parc, monter dans les combles avec l’espoir d’y trouver quelque trésor…

Maud sourit, amusée. Elle avait pris le bras de son ami pour marcher.

— Personnellement, je préfère cette vieille tour en moellons et je m’étonne que tu ne m’aies pas encore fait l’historique du lieu.

— J’ai des lacunes, comme tout le monde. Mais je peux te dire, malgré cela, que cette tour est un vestige de l’ancien château des Montauzier, qui s’étendait sans doute de part et d’autre de cette route. Quand j’étais plus jeune, je me souviens d’avoir visité ce monument en compagnie de mes parents, qui connaissaient les propriétaires. Je crois me rappeler une pièce là-haut, peinte en blanc. Il y avait une tête de chevreuil au-dessus de la cheminée, des chandeliers. En bas de l’escalier, il y a un écusson surmonté d’une couronne. Viens, approchons.

Maud suivit Xavier, découvrit dans un pré voisin des poneys, très occupés à brouter. Cette image simple la réconforta, lui donna des envies de vacances en dehors des lieux fréquentés.

— Regarde, Maud, là, cette fenêtre ornée de sculptures. On distingue deux visages humains de chaque côté. Remarque aussi l’architecture bien spéciale de la tour, avec ses deux excroissances cylindriques, en avancées.

Maud observa distraitement ces murs séculaires, dont les volets clos, délavés par les intempéries, semblaient renfermer des secrets oubliés. Xavier, rêveur, ajouta :

— Dommage que cet endroit ne se visite pas. On pourrait même en faire un petit musée, de quoi attirer les touristes ou ceux qui ont le goût des sites chargés de souvenirs, comme ici.

Ils s’éloignèrent à regret de cette tour imposante, qui laissait présumer la majestueuse puissance de la forteresse dont elle faisait partie. Xavier, qui désignait un ruisseau d’un geste discret, continua à parler sans prêter attention à l’air tourmenté de sa compagne de balade.

— Le ruisseau de la Font-Madame. C’est en fait le nom d’une source, qui aurait la propriété de soigner les maladies des yeux et des nerfs. Marguerite de Chateaubriand – la mère de Charles de Saint-Maure, qui, lui, deviendra duc de Montauzier – l’avait fait aménager : une cuvette en pierre blanche, encadrée d’une demi-voûte en arc roman. L’emplacement exact de cette fontaine se trouve sur une propriété privée. Une nouvelle fois, c’est dommage. On dit même que Louis XIII, lors d’un de ses séjours en Angoumois, vint baigner ici ses yeux malades et fut guéri. Passionnant, non? Maud, tu ne m’écoutais pas…

— Mais si, je t’écoutais.

Xavier, lui, avait l’impression que sa collègue était comme absente, attentive à quelque chose de bien différent. Sans l’attendre, elle traversa la route, s’engagea dans l’allée qui menait au château de l’Abbé-Michon.