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Baignes, dimanche 26 novembre

Maud sentit une main bien réelle la saisir par l’épaule. Elle savait que c’était Xavier et constata ainsi la différence, car, trois fois déjà, on lui avait imposé ce contact discret, un geste bien ordinaire dans le monde quotidien, mais extrêmement surprenant lorsque personne ne se trouve derrière vous. La première fois, c’était dans la cuisine d’Angélique, à l’instant où elle s’enveloppait de son poncho. Près de la tour aussi, elle avait senti cette étreinte venue de nulle part, les doigts qui effleuraient, touchaient avec délicatesse. Elle n’avait rien dit à Xavier, trop subjuguée qu’elle était pour révéler aussitôt un fait si étrange. Ensuite, autant par la pensée que par le geste, « on » l’avait poussée vers l’ancienne demeure de l’abbé Michon.

Xavier lui barrait le chemin, à présent, et la dévisageait avec une expression indéfinissable.

— Maud, qu’est-ce que tu as? Tu n’es pas dans ton état normal. Tu as peur?

— Non, justement, je n’ai plus peur. Et j’ai l’impression qu’on m’appelle, qu’on me guide vers un endroit. C’est bizarre, cette sensation.

— Allez, suis-moi, je te ramène auprès de ta mère, tu m’inquiètes.

— Non, Xavier, il y a un homme, là-bas, qui nous regarde. Il va croire à une querelle d’amoureux au beau milieu de sa pelouse. Et moi, je veux absolument aller de ce côté. Par là, précisa-t-elle en lui montrant un amas rocheux, à demi couvert de broussailles.

— Bon, allons-y. Mais dis-moi comment tu as pu changer ainsi d’attitude face à ces… Enfin, ces… phénomènes surnaturels.

— Je suis sans doute influençable, émotive, mais j’essaie d’évoluer, de réfléchir aussi. La soirée que nous avons vécue chez Angélique et Sacha m’a effrayée, certes, mais j’ai eu le temps, le lendemain, de tout analyser, de penser au moindre détail. Et j’ai décidé de ne plus avoir une peur panique face à ces manifestations, une réaction en fait un peu stupide. En effet, si tu passes en revue d’autres témoignages, ou même notre propre expérience, tu constates vite qu’il n’y a aucun danger réel. Souvent, ces phénomènes ressemblent plus à des appels, à des prises de contact maladroites et désordonnées, qui nous sont destinées. Pourquoi, dans ce cas, ne pas se mettre à l’écoute sans perdre le contrôle de ses nerfs? Je vais t’avouer une chose étonnante : ça fait trois fois qu’on m’attrape par l’épaule. Eh bien, je n’ai plus peur.

— Bravo! Tu m’épateras toujours. Il faut du cran pour réagir comme tu l’as fait.

— Vous voulez un renseignement? leur cria un homme en tenue de jardinage, qui s’avançait vers eux après les avoir observés un moment.

— Excusez-nous, monsieur, dit Maud avec un adorable sourire. J’étais fascinée par ce petit château, mais nous ne savions pas si nous pouvions en faire le tour. Vous êtes peut-être le propriétaire?

— Oui. Mais vous pouvez vous promener, ça ne me dérange pas. Je fais un peu d’entretien dans le parc. Ma femme et moi sommes de Clermont-Ferrand, mais nous venons souvent ici en vacances. L’air y est déjà presque maritime. La mer n’est pas loin.

— C’est vrai. Merci beaucoup, monsieur, ce ne sera pas long. Nous sommes simplement curieux, dit Xavier qui avait décidé de ne pas faire état de leur profession.

— Oh! je vous comprends! C’est un site très attachant. Bien, je vous laisse.

— Au revoir, monsieur.

Sur ces mots, Maud continua son chemin, impatiente. Elle s’engagea sous le porche, s’arrêta, recula. Sur sa gauche, dans un mur, s’ouvrit une cavité. Xavier se pencha.

— C’est un puits.

À ses côtés, l’inspecteur Delage avait fermé les yeux une seconde avant de repartir. Bientôt, il la vit s’agenouiller au pied d’un talus rocheux, devant un trou.

— Xavier, viens voir. On dirait une entrée de souterrain.

Il se pencha, presque allongé dans l’herbe, intrigué.

— Oui, assurément, des souterrains partaient de là, mais, à première vue, ça ne va pas plus loin. Comme d’habitude, c’est muré, par prudence. Les gamins du coin seraient trop contents d’y aller en expédition.

Maud se releva, le visage tendu vers le ciel. Elle écouta, ferma à nouveau les yeux. Sa belle assurance parut battre de l’aile, car elle s’écria soudain d’un ton anxieux :

— Xavier, viens près de moi!

Il accourut, la prit par l’épaule, presque gêné de la voir en proie à des émotions inhabituelles chez elle.

— Xavier, j’entends des gémissements, des plaintes. C’est difficile à supporter. Tu n’entends rien, toi, vraiment rien?

— Non, je t’assure. À part les oiseaux, le bruit de la tronçonneuse… Rien.

— On dirait quelqu’un qui souffre de manière atroce, qui a peur, qui est en colère, qui est seul. C’est terrible. Je n’ai jamais rien entendu de semblable.

— Maud, ta mère va trouver notre absence un peu longue et tu es d’une pâleur affreuse. Viens, c’est inutile de rester là.

Comme elle ne bougeait pas, il dit tout bas :

— Irwan est peut-être de retour, et Angélique a dû se réveiller. Il faut rentrer.

— Tu as raison, allons-y.

*

Annaële Delage les attendait sur le perron, appuyée au mur. Maud, en lui adressant un signe de la main, fronça les sourcils. Sa mère lui présentait un visage tendu, angoissé.

— Maman, ça va?

— Oui, Angélique dort encore. Il n’y a eu aucun appel radio.

Xavier s’étonna lui aussi. Annaële était livide. Ils entrèrent tous les trois dans la cuisine. La lumière déclinait, plus dorée cependant. Tout paraissait calme.

Maud se servit un verre d’eau sans quitter sa mère des yeux.

— Maman, dis-nous. Il s’est passé quelque chose pendant notre absence?

Annaële poussa un long soupir en guise de réponse, se laissa tomber sur une chaise et croisa les bras.

— Autant en parler. J’ai entendu des bruits insolites juste après votre départ. Des gémissements, en vérité. J’ai tout de suite pensé à cette pauvre jeune femme. J’ai cru qu’elle faisait un cauchemar. Ou bien qu’elle s’était réveillée et pleurait. Je suis donc allée dans la chambre, mais elle dormait profondément. Je suis revenue dans la cuisine, et, là encore, des plaintes, des petits cris. Tu me connais, Maud, je suis un esprit logique. J’ai retenu la thèse du cauchemar qui expliquait tout. J’ai décidé de rester auprès d’Angélique pour vérifier. Mais elle dormait vraiment tranquillement, sans pleurer ni gémir. Au bout de cinq minutes, je suis retournée dans la cuisine. Par chance, tout s’est arrêté.

— Sans doute au moment où moi, sur la route, on m’a touché l’épaule. Ça me cherchait, me suivait. Maman, écoute, je vais te raconter ce qui m’est arrivé. Si tu n’y crois pas, tant pis.

Xavier participa à la discussion. Il avait choisi, afin de garder les idées claires, de tenir pour véridiques les propos de Maud. Il donnerait son opinion plus tard, quand le problème serait résolu, ce qui lui semblait cependant improbable.

— Ma chérie, déclara enfin Annaële, nous nageons dans le fantastique, je dois rêver. Si ton père était là, il…

— Chut! Excuse-moi, maman, c’est le téléphone, vite! Si c’était Sacha! On ne sait jamais, ce serait formidable!

Maud se précipita vers le salon, mais Angélique, qui avait dû se lever sans bruit, avait déjà décroché. Puis, très vite, d’un geste nerveux, elle raccrocha.

— Personne. Hier soir, j’ai eu droit à la même chose, deux fois, je crois. Oh! Maud, je n’en peux plus. Pas de nouvelles?

— Non, Angélique. Tu veux un thé ou un café?

— Rien, je voudrais voir Sacha. Je n’ai plus d’espoir.

Maud la prit par la main, comme pour lui donner du courage.

— Angélique, tant qu’on n’a pas retrouvé son corps, attends-le. C’est dur, ce que je te dis, je sais bien, mais, pour l’instant, il n’y a rien de définitif. Il reste une chance.

Les deux jeunes femmes allèrent sans hâte dans la cuisine, une pièce qui prenait des allures de quartier général. Il y faisait chaud, on s’y sentait à l’abri. Cinq minutes plus tard, la mère d’Angélique sonna à la porte. Alice Girard prit sa fille dans ses bras après avoir déposé une marmite en aluminium sur la table.

— J’ai préparé de la soupe. Ça fera du bien à tout le monde. Il ne faut pas baisser les bras. Il va revenir, ton Sacha. Ma voisine, madame Rose, je lui ai dit ce qui se passait, et elle a fait tourner son pendule. Elle dit qu’il est vivant, et à Baignes.

— Mon Dieu, quel bonheur! fit Angélique, qui fondit en larmes sans songer un instant à douter.

Xavier leva les yeux au ciel, puis les baissa et rencontra ainsi le regard bleu, consterné, d’Annaële qui, l’air égaré, dit à voix basse :

— Puisque voilà du renfort, je vais marcher un peu. Ça me détendra.

— Je vous accompagne, madame! s’exclama l’inspecteur Boisseau.

Maud approuva cette initiative d’un sourire et précisa à son collègue qu’en son absence, elle s’occuperait des liaisons radio, jusqu’à présent inexistantes.

Une fois dans la rue, Annaële s’écria d’un ton véhément :

— Oh! Cette histoire de pendule! Et cette jeune femme qui se raccroche à de telles sottises.

Xavier, les mains dans les poches, haussa les épaules.

— Il y a une foule de gens qui utilisent le pendule. Vous savez, chère Annaële, même notre inspecteur divisionnaire a ses manies venues du fond des âges. Lui, c’est la baguette de sourcier pour trouver de l’eau. Alors…

— Alors, ces superstitions me dépassent. Nous sommes pourtant des êtres civilisés, nous vivons à l’heure des satellites, des navettes spatiales. Et, le pire, c’est encore l’attitude de ma propre fille qui, maintenant, voit des fantômes partout. Ça me fait un choc, Xavier. Maud est une personne sensée.

— Calmez-vous, Annaële, nous vivons des heures étranges, particulières, mais, un jour, elles ne seront plus que des souvenirs. Ainsi va la vie.

— Vous avez raison, dans un sens.

En remontant la rue de l’Abbé-Michon, ils étaient arrivés sur la place de l’Horloge. Baignes, en ce dimanche après-midi de novembre, semblait une ville déserte, pétrie de froid. De plus, la disparition inexpliquée de Sacha avait fait souffler un vent de panique. Si le matin, dans les cafés et les commerces, on commentait haut et fort l’événement, à présent, deux heures avant la nuit, on s’enfermait par prudence.

— Voulez-vous aller jusqu’à l’église? proposa Xavier. C’est un monument assez simple d’apparence, mais il faut le regarder d’un autre œil. C’est une ancienne abbatiale et, à certains points d’architecture, on peut voir les structures médiévales.

— Je vous suis, jeune homme, plaisanta la mère de Maud, soulagée d’échapper à l’ambiance morose du pavillon des Pasquier.

Ils traversèrent la place, suivirent la rue du Général-de-Gaulle qui descendait en pente douce. D’un geste familier, Annaële avait passé une main gantée sous le bras de son compagnon de balade. Ils passèrent, d’un pas tranquille, devant la mairie, admirèrent la haute porte de l’école publique, ornée d’une sculpture qui représentait un visage, en vérité, assez sévère. Puis ils franchirent le Pharon, un ruisseau aux eaux vives et claires. La rue faisait office de pont. Un clocher carré, au toit couvert de tuiles ocre, leur apparut à gauche, dressé, hiératique, sur un fond de ciel mauve veiné de pourpre.

— Songez, Annaële, que Charlemagne, le célèbre empereur, a foulé cette terre. De plus, les vestiges gallo-romains ne sont pas rares, nota Xavier.

Pour rejoindre l’église, ils s’avancèrent sur une vaste esplanade, entourée d’une balustrade en pierre, plantée d’arbres, et qui s’étendait autour d’un monument édifié en hommage aux anciens combattants de la commune. De là, ils pouvaient déjà admirer les hauts murs de l’église, aux allures de forteresse.

— À l’intérieur se trouvait une chaire taillée dans ce calcaire blanc du pays, datée du XVIIe siècle, d’un style remarquable. Elle porte, gravé, le monogramme de Louis XIV. En effet, le duc de Montauzier fut le précepteur des enfants illégitimes du Roi-Soleil, et c’est en récompense de ses services qu’il l’éleva au titre de duc.

— Quelle culture, Xavier! Comment faites-vous pour garder tous ces renseignements en mémoire? Maud m’en avait parlé, mais je ne me doutais pas que c’était à ce point.

— Mais si, mais si, fanfaronna l’inspecteur Boisseau, très content de lui. Regardez, là, sur la droite de l’église. Ce pan de muraille est de facture très ancienne. Un vestige de l’abbaye. C’est vraiment regrettable qu’un tel lieu ait été détruit.

— Oui, sans doute, répondit Annaële, rêveuse.

Avaient-ils envie de profiter des dernières lueurs du jour? Ressentaient-ils le besoin de retarder leur retour chez Angélique Pasquier. Toujours est-il que, sur leur lancée, ils marchèrent sur la route de Bors.

Annaële aperçut de vieux bâtiments, en contrebas, derrière un écran de végétation. Un chemin semblait conduire de ce côté. Ils le suivirent un instant pour constater que c’était un tronçon désaffecté de voie ferrée, cerné d’ajoncs et de ronciers. Xavier se gratta le menton, ralluma son cigarillo pour déclarer :

— Ah! revoir ces petits trains de jadis… Ici, si je ne me trompe pas, ils transportaient du kaolin, que l’on extrayait autour de Baignes, une argile blanche très fine qui servait à la fabrication d’une porcelaine destinée au matériel sanitaire. Il ne reste de cette activité que de larges trous dans la campagne. L’eau de pluie ou les ruisseaux les remplissent. Ils deviennent des étangs.

Annaële ne dit rien, s’appuya à une rambarde de métal rouillé.

— Voyez, Xavier : c’est sûrement un très vieux moulin. Il y a un cours d’eau, des viviers. Cet endroit, une fois restauré, serait charmant.

— Oui, et il plairait à Irwan, un fin pêcheur, que les sites aquatiques intéressent bien plus que les vieilles pierres.

— Ça se devine au premier coup d’œil. C’est un homme d’action, une personnalité étrange, à vrai dire. Il m’intrigue.

— Irwan intrigue beaucoup de monde, mais c’est un type extraordinaire, je vous assure. Il ne faut pas se fier aux apparences. Je le connais depuis des années. C’est un de mes meilleurs amis.

— Celui de Maud également, à l’écouter.

— Hum… C’est vrai, c’est aussi son meilleur ami.

Xavier toussota, hocha la tête et lança la conversation sur un autre sujet tout en prenant le chemin du retour, sans hâte.

*

Dès le départ de sa mère et de Xavier, Maud avait tenté de contacter Irwan par radio, mais elle n’avait pu obtenir que le Central. Là-bas, ils n’avaient aucune nouvelle de l’inspecteur Vernier et de son adjoint. Le commissaire Valardy lui-même était, paraît-il, introuvable.

Le dénouement, avait songé la jeune femme.

Dans la maison, tout semblait paisible. Alice et Angélique discutaient dans la cuisine. Brusquement, Maud, qui reposait l’émetteur, sursauta. Un gémissement déchirant lui parvenait, ténu, mais plus fort de seconde en seconde. Le soleil, à son déclin, illuminait tout le salon d’une lumière presque spectrale.

Ça continue, se dit l’inspecteur Delage, debout, en alerte.

Les gémissements se changèrent en plaintes sinistres, dont l’écho se fit terrifiant. Angélique entra dans la grande pièce, suivie de sa mère, le visage figé par la stupeur.

— Qu’est-ce que c’est? Qui crie ainsi? demanda Angélique, livide.

— Vous les entendez aussi? Toutes les deux? murmura Maud, déconcertée.

— Oui, on les entend, rétorqua Alice Girard d’une voix dure. Ce serait difficile de faire autrement.

Angélique, chancelante, s’appuya au mur. C’en était trop pour elle.

— Maud, je t’en prie, fais quelque chose. C’est vraiment insupportable, ces bruits. On dirait une bête qui hurle.

Maud, qui se sentait glacée, respira à fond, puis décréta d’un ton ferme :

— Je descends au sous-sol. J’ai l’impression que les plaintes partent de là.

— Je vais avec vous, madame! s’écria Alice.

— Maman, reste avec moi, j’ai peur.

— Angélique, attends-nous dans la cuisine.

Madame Girard devait être une personne autoritaire, car sa fille obéit avant de fondre à nouveau en larmes. Elle était affalée sur une chaise, mais suivit des yeux Maud et sa mère. Les deux femmes ouvrirent la porte qui menait au sous-sol et descendirent l’escalier. Angélique crut également distinguer, au bas des marches, une forme blanche, très floue, qui vacilla et disparut. Elle ferma les yeux, refusant de croire à cette image qui confirmait ses pires craintes. Ce pavillon était hanté, comme on dit, et, si Sacha revenait, ils partiraient, laissant ces lieux maudits. Le voisin jaloux pourrait venir y vivre si le cœur lui en disait. Si Sacha revenait… À cette idée, elle sanglota de plus belle. Ce matin, le maire de Baignes était venu lui rendre visite en lui assurant qu’il était navré, que la gendarmerie avait fait tout son possible.

Comme si tout était fini, s’était-elle répété en évoquant ce souvenir avec un soupir de désespoir.

Malgré son chagrin, elle perçut la voix de Maud et celle de sa mère. Puis un bruit insolite, un bruit qui ne pouvait pas être celui de la machine à laver, car non seulement elle était débranchée, mais de plus on l’avait placée au milieu du sous-sol, loin des prises. Maud n’avait pas pu la déplacer et la rebrancher si vite!

Effectivement, Maud n’avait pas touché à l’appareil et elle s’était montrée la première surprise de sa mise en marche. Quant à la mère d’Angélique, les mains sur les hanches, elle avait regardé sans comprendre un phénomène, à son avis, totalement impossible : la machine à laver, voyant rouge allumé, ronronnait doucement, comme sur le programme « Lavage pour textiles délicats ».

— Ça, c’est quand même bizarre, et, du coup, les gémissements, on les entend moins.

— Ils sont faibles, répondit Maud, mais on les entend. Angélique, descends, je t’en supplie. Il n’y a rien de terrifiant. Il faut essayer de comprendre.

Angélique descendit, pâle, les yeux cernés, le nez gonflé. À la vue de la machine, elle fit le geste de remonter.

— Mais non, reste! lui cria Maud. Ça veut forcément dire quelque chose.

Angélique s’était assise sur la dernière marche, la tête entre les mains. Les gémissements avaient repris, si forts cette fois que la pauvre Alice se signa en déclarant :

— Moi, j’appelle les pompiers et les gendarmes. C’est pas naturel, des choses pareilles.

— C’est inutile, madame. À quoi bon? dit Maud.

Angélique releva à cet instant un visage hagard. Elle haussa les épaules, lançant tout bas, si bas que Maud crut avoir mal entendu :

— Cette machine, je la jetterais bien au dépôt d’ordures, mais Sacha y tient; c’est le cadeau de mariage de Raymond Chantrel. Un cadeau empoisonné, oui. Celui-là, c’est à cause de lui que mon mari est mort.

Maud s’approcha de la jeune femme, la dévisagea longuement. Ensuite, elle se retourna près de l’appareil ménager, posa la main sur le couvercle. Rien, pas une secousse électrique. Ce qui animait cet objet était une force qui ne devait rien aux prouesses techniques des hommes.

— On peut remonter! lança d’une voix émue l’inspecteur Delage qui avait repris tout son sang-froid.

*

Les parents de Sacha furent de retour à la tombée de la nuit, ainsi qu’Annaële Delage et Xavier. Tous se concertèrent dans la cuisine, dont les lumières étaient allumées. Les gémissements n’avaient pas cessé; au contraire, ils retentissaient dans la maison, telle une musique atroce qui oppressait, donnait envie de fuir. Maud elle-même, par moments, n’avait qu’une idée : quitter ce lieu troublé par ces si singulières manifestations. Ce qui leur apparut étonnant et déroutant, c’est qu’ils les entendaient tous. Les parents de Sacha, Angélique et sa mère, Annaële, Maud et Xavier.

— Nous sommes donc tous devenus médiums, marmonna l’inspecteur Boisseau, qui aurait bien voulu voir arriver Irwan.

D’après lui, l’inspecteur Vernier trouverait une solution au problème, ferait taire ces bruits sinistres, enfin, du moins, les démystifierait. À ses côtés, Annaële, le front soucieux, gardait le silence. Même si elle ne croyait pas à tout cela, il lui était impossible de nier la réalité de ces plaintes lancinantes, aiguës ou graves, ponctuées de cris et de grincements.

Lorsque toutes les lumières s’éteignirent, Angélique se mit à hurler.

— Du calme, petite. Allons, c’est une panne! s’écria, dans le noir, le père de Sacha.

— Oh! ça recommence… répondit la malheureuse, à demi folle de chagrin et de peur.

— Je descends voir les fusibles! lança Xavier.

— Attends! Il y a du bruit dans le salon, indiqua Maud en avançant à tâtons, de sa main valide.

Annaële l’avait précédée, et on l’entendit articuler d’une voix posée :

— La télévision s’est allumée. Elle grésille.

Tous se dirigèrent vers le salon pour se grouper devant l’écran vaguement éclairé de stries grises. Ces barres tremblantes se fixèrent une seconde, s’effacèrent, et se dessinèrent alors le visage d’un homme, puis son cou. Les traits étaient flous, cernés d’un halo blanchâtre, et il ressortait pourtant de cette image confuse une vive impression de désespoir.

— Mon Dieu! gémit Alice Girard.

— Mais qui est-ce? demanda Maud, qui s’était accrochée au bras de Xavier, lui-même en état de choc. L’image disparut, l’écran redevint obscur, mais tous crurent voir contre le mur, au fond du salon, une forme fluide, faiblement lumineuse, s’agiter et se fondre dans l’ombre. Une minute plus tard, la lumière des lampes inondait la maison.

— Eh bien, quelle histoire! soupira Annaële.

— Il faut le voir pour le croire, comme on dit. J’en suis bouleversée, ajouta la mère de Sacha, une petite femme rousse au visage poupin.

Son époux, déjà très affecté par la disparition de leur fils, s’assit avec lassitude dans un fauteuil et dit d’un ton désolé :

— Je ne peux pas comprendre comment la télévision a pu se mettre en marche pendant une panne de courant. Alors, ça!

Maud et Xavier auraient donné cher pour travailler sur une enquête ordinaire, normale, et se lancèrent des coups d’œil découragés. Ce qui n’empêcha pas la jeune femme de demander à Angélique, d’un air anodin, si elle n’avait pas reconnu la personne qui était apparue sur l’écran.

— Non, pas du tout, c’était flou. Moi, je veux m’en aller de cette maison. Maman, on va aller chez toi.

— Si tu veux, ma cocotte. Allons, tu es dans un état, tu fais peine à voir.

Maud pensait que ce ne serait pas une mauvaise idée. Angélique était à bout de nerfs. Mais le téléphone sonna. Alice Girard, qui était à côté du combiné, décrocha. Elle écouta, sa longue figure devint blême tandis qu’elle leur criait d’une voix hachée :

— C’est le docteur Renaudon! Ils ont retrouvé Sacha! Le docteur voudrait voir d’urgence quelqu’un de la famille.