LE FRANÇAIS EN AFRIQUE
Héritier d'une situation coloniale (→ français hors de France), le français constitue au sud du Sahara un moyen de communication imposé qu'utilisent naturellement plus de 30 % de la population du continent (en excluant le Maghreb), à côté de l'anglais (près de 55 %), du portugais, de l'afrikaans (néerlandais).
Ces langues d'origine européenne sont venues, par la mission religieuse, le commerce, les armées et les administrations coloniales, se superposer à un nombre impressionnant de langues maternelles, appartenant à divers groupes linguistiques et dont le recensement n'est pas terminé. Ainsi, le français coexiste en Afrique avec 750 langues au moins et la population de certains États parle de très nombreux idiomes. Le Cameroun, par exemple, avec ses 250 langues distinctes, est linguistiquement plus varié que l'Europe ou que l'Asie entières ! Cette situation est unique dans le monde depuis que la majorité des langues indiennes, parlées en Amérique et aux Caraïbes avant Colomb et jusqu'au XIXe s. et qui étaient elles aussi extrêmement nombreuses, a été détruite, parfois avec les locuteurs. Les autres zones du monde connaissent plutôt aujourd'hui la variété dialectale, celle-ci se réduisant au profit de quelques langues relativement normalisées et très répandues.
Statut des langues
Cependant, plusieurs parlers africains, en général sous des formes simplifiées et unifiées par rapport aux usages spontanés qu'ils représentent, ont un statut de langue véhiculaire. Ce qui est vrai du swahili en Afrique anglophone l'est avec moins d'expansion du bambara (Mali), du wolof (Sénégal), du lingala (Congo, Zaïre), qui dépassent largement l'usage des ethnies dont ils sont originaires. Mais ces langues, encore marquées par leur source ethnique, pouvaient plus difficilement que le français être promues par les États « langues officielles », du fait de l'immense travail de normalisation qu'elles requéraient : notation de la prononciation, système d'écriture, inventaire et réglage des richesses syntactiques et lexicales, néologie assistée dans les domaines inexprimés par la tradition. Aussi bien durent-elles se contenter du statut de « langues nationales » chargées de représenter l'identité culturelle. Si Madagascar a opté (1959, puis 1972) pour le malgache comme seule langue officielle, cette situation a été compromise par la rivalité dialectale et par l'extrême difficulté à normaliser la langue. « L'immobilisme linguistique actuel, écrivait J. Picoche en 1989, maintient (le français) comme langue officielle de facto. » Plusieurs États d'Afrique ont opté pour le bilinguisme officiel, soit au profit de langues coloniales (Cameroun : français et anglais), soit de l'arabe (Tchad, Mauritanie), soit enfin d'une langue africaine, lorsque, fait exceptionnel en Afrique, la majorité de la population s'exprime dans une seule langue maternelle (le kirundi au Burundi, le kinyarwanda au Rwanda). Ce dernier cas est en fait proche de celui des pays à langues nationales privilégiées, à côté d'un français « officiel » : tels sont le Togo, le Sénégal (où le wolof est dominant par rapport à cinq autres langues nationales), la Côte-d'Ivoire possédant huit langues nationales, parmi lesquelles le dioula est compris par la moitié des Ivoiriens, mais rejeté par une partie d'entre eux. En République centrafricaine, le sango est bien répandu. Au Zaïre, où le français officiel reflète historiquement les particularités du français de Belgique, quatre langues ont été déclarées « nationales », parmi lesquelles le lingala. Enfin, au Mali et au Niger, au Congo et au Gabon, au Bénin et au Burkina, aucune langue n'est considérée comme nationale, même si le bambara joue un rôle comparable au Mali.
Mais ce tableau institutionnel recouvre une réalité encore plus complexe, modelée par les pratiques sociales. Si la politique, l'administration, la magistrature usent en effet du français, si la presse francophone est active, une institution est plus importante encore pour évaluer l'état des langues : c'est l'école. Or celle-ci vit une crise à la mesure de la crise générale, notamment économique, de l'Afrique. C'est en particulier l'enseignement primaire, seul accessible à l'immense majorité, qui définit les conditions futures de la maîtrise des langues en Afrique. Le français fait à l'évidence partie d'un ensemble multilingue et son implantation, sa maîtrise sont fonction de la qualité globale de l'enseignement, quels que soient les choix. À ce stade, l'abandon du français à Madagascar jusqu'en 1985, ou bien en Guinée (1958-1984) s'est soldé par des difficultés pédagogiques encore accrues. En théorie, dans un pays comme Madagascar, où 80 % de la population ignorent tout du français, la décision était sage. D'une manière générale, imposer une alphabétisation dans une langue sans rapport avec la langue maternelle ni avec les autres langues pratiquées dans le milieu — langues africaines, qui aussi différentes soient-elles, reflètent les mêmes modes de pensée — est un frein pour l'acquisition des connaissances de base. Cette méthode aberrante est pourtant rendue nécessaire par la continuité des études. En passant au secondaire, puis au supérieur, les minorités africaines lettrées rencontrent nécessairement le français (ou l'anglais) comme véhicule du savoir. Une méthode plus souple préconise le bilinguisme pédagogique au primaire : elle fut appliquée plus ou moins expérimentalement (Mali, Niger, Sénégal en 1971, Burkina en 1979). Mais ce bilinguisme, assorti d'un enseignement du français par « méthode directe » ou par télévision, c'est-à-dire la promotion d'un usage populaire et élémentaire, malgré une certaine efficacité pratique (en Côte-d'Ivoire, par exemple), de même que les méthodes très étudiées et systématiques du centre de linguistique appliquée à Dakar, a donné des résultats pratiques décevants.
Le vrai problème n'est pas, malgré l'énorme pouvoir symbolique des options, le choix d'une langue d'enseignement (français ou, comme certains le souhaiteraient, anglais, ou encore arabe, dans les zones subsahariennes), mais les processus sociopédagogiques eux-mêmes. Les langues sont à la fois un moyen et un objet pour l'école. La bonne direction théorique, qui est de rapprocher les Africains d'une maîtrise orale et écrite des langues africaines (ce ne pourra souvent pas être leur langue maternelle), se heurte aux problèmes pratiques que l'on connaît : difficultés sociopolitiques (conflits ethniques, image peu valorisée de beaucoup de langues) et difficultés linguistiques s'accumulent. Quant aux langues africaines, absence de normalisation et de descriptions précises utilisables dans la pratique didactique, absence quasi totale de matériel imprimé. Quant au français, insuffisance d'un matériel pédagogique réellement adapté, prix exorbitant pour l'Afrique du livre produit aux normes internationales, insuffisance des connaissances et de la formation des maîtres (l'institution critiquée des coopérants a été sur ce plan une bouée de sauvetage).
Usages du français en Afrique
Ces problèmes concernent tout l'équilibre culturel de l'Afrique et dépassent évidemment ceux du français. Cependant, en ce qui concerne cette langue, sa pratique en Afrique a créé pour elle des conditions très nouvelles par rapport à ses autres zones d'utilisation.
D'une part, le plurilinguisme est de rigueur. Les Africains dits « francophones », qui n'ont pas appris à lire, parlent en fait plusieurs langues africaines. Ces illettrés, pour la plupart non réellement francophones, étaient 62 % en 1975 dans l'un des pays les plus culturellement francisés, la Côte-d'Ivoire. Ceux qui savent écrire y ajoutent la pratique d'un niveau relativement normalisé du français, souvent mêlé de particularités locales et de stéréotypes rapportés (de nature administrative ou provenant de quelque « parfait secrétaire »). D'autres, qui sont analphabètes, peuvent pratiquer un français très altéré (par rapport à une norme scolaire locale acceptable) pouvant aller jusqu'au sabir véhiculaire (le cas des banlieues d'Abidjan est bien connu ; celui du parler franco-lingala de Kinshasa dit « indoubil » est notable). Alors, le français joue le même rôle que d'autres langues véhiculaires, tels l'arabe, l'éwé au Togo, le wolof au Sénégal. Selon le niveau de prestige de ces langues, leur aptitude à devenir des objets d'enseignement est variable. En tout cas, deux langues, l'arabe et le français, se partagent le prestige le plus grand. Celui du français, maîtrisé à l'écrit comme à l'oral, est une condition de l'accès aux fonctions sociales dominantes. En général, faute de pouvoir évaluer les véritables francophones d'Afrique (environ 30 % de la population surtout masculine, surtout urbaine, et en comptant tous les niveaux de maîtrise, y compris les plus faibles), on estime que les statistiques de l'enseignement primaire sont pertinentes : les inscriptions allaient de plus de 90 % (Gabon, Congo) à 13 % (Burkina) en passant par les taux médians de Madagascar ou du Sénégal (chiffres donnés par J. Picoche, op. cit., p. 127). Mais on a des raisons de penser que la réalité est en deçà de ces pourcentages ; en outre, la désalphabétisation, après une école primaire peu suivie et souvent peu efficace, doit être énorme, notamment en milieu rural. Certes, le fonctionnement en français de l'administration (sauf dans les ex-colonies belges) joue un rôle semi-pédagogique non négligeable. Mais les nécessités d'une communication rapide avec l'usager font là encore reculer l'usage du français.
Le statut du français en Afrique est donc très complexe, au point que l'expression « français d'Afrique » pourrait bien représenter une abstraction dangereuse. Il y a en effet peu de traits linguistiques communs entre le français d'un lettré africain, écrivain, homme politique, avocat, médecin ou scientifique et celui d'un analphabète sans formation scolaire, entre d'une part le (très) bon français identique au « français européen » pour la syntaxe, parfois enrichi quant à la rhétorique, et par les régionalismes lexicaux, et de l'autre des sabirs profondément altérés phonétiquement, lexicalement et syntactiquement et qui pourraient, si les circonstances s'y prêtaient, devenir des créoles. Entre ces extrêmes, divers registres de français africain « populaire » sont repérables : certains avaient reçu des noms dérisoires pendant l'époque coloniale : mais le « petit français », alias « petit nègre » et le « français tirailleur » ont cédé la place à des parlures plus dynamiques et ayant d'autres fonctionnalités, comme le français populaire ivoirien.
Indépendamment de ces usages très marqués, auxquels correspondent des altérations des langues maternelles, parfois envahies de gallicismes (et d'anglicismes, véhiculés par le français ou originaux), le français parlé et écrit en Afrique est marqué par des traits phonétiques variables selon les substrats, avec des constantes (par exemple les variations de hauteur dues à l'existence de tons dans la plupart des langues maternelles — ce qui oppose le parler francophone des Africains à celui des Antillais).
La syntaxe est simplifiée, surtout en ce qui concerne les éléments les plus complexes en français, comme les temps verbaux (au contraire, les oppositions d'aspect que connaissent les langues africaines subissent une déperdition en français) ou encore la subordination. Les constructions verbales sont fréquemment modifiées, de nombreux verbes pouvant être employés transitivement alors qu'ils ne le sont pas en français standard. Le vocabulaire, variable selon les pays et les régions, a été bien étudié : il est marqué par un enrichissement dû aux calques et aux emprunts africains ou arabes, à des transferts de sens entre mots français de forme voisine, à une morphologie plus libre qu'en français de France, à des différences de statut dans l'usage (ce qui est familier, voire vulgaire en France, est souvent neutre en Afrique).
L'attitude vis-à-vis de ces tendances est ambiguë : la notion de faute doit être déplacée par rapport à la norme européenne, mais elle est loin de s'atténuer. Les responsables culturels et pédagogiques d'Afrique exigent la transmission d'un français certes spécifique, acceptant des enrichissements (africanismes), mais correspondant à une norme bien décrite, par rapport à laquelle les écarts pourront être sanctionnés. Un bon usage du français d'Afrique est unanimement requis : toutes les formes altérées et marquées qui peuvent se rencontrer dans l'oral spontané en seront exclues.
En effet, les français régionaux d'Afrique doivent être classés en deux grandes catégories : formes orales, métissées, fortement marquées, dont le cas extrême constitue un sabir ; formes écrites et orales maîtrisées selon des normes locales, fondamentalement peu différentes du français européen (France et Belgique étant les sources historiques), sauf en matières phonétique et lexicale, et que l'école tente de transmettre, avec plus ou moins de tolérance à l'égard des éléments plus marqués. Le cas des usages littéraires, où un français presque identique au français littéraire de France est modifié et surtout enrichi par des éléments de substrat qui transfèrent en français des contenus de civilisation africaine, représente une grande réussite esthétique, intellectuelle et culturelle, limitée par les difficultés sociologiques. Cette littérature est en effet interdite aux illettrés et aux peu lettrés qui constitueraient son public le plus naturel.
L'Afrique de l'Ouest est, semble-t-il pour longtemps encore, condamnée à une francophonie partielle. Cette situation a enrichi la langue française mais, en saturant l'espace pédagogique, contribue à maintenir les langues africaines dans une situation difficile par rapport aux besoins de normalisation indispensables. Là, comme en d'autres domaines, les séquelles du passé, qu'il soit colonial et rejeté ou traditionnel et revendiqué, se font lourdement sentir. La situation du français est d'ailleurs rendue précaire non par un abandon, impossible à un certain niveau sociopolitique, mais par une crise culturelle et pédagogique dont on ne sortira pas sans une réévaluation des langues africaines et par la promotion de quelques-unes, si possible librement choisies.
A. Rey
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