LA LANGUE ALLEMANDE
L'allemand est une langue indoeuropéenne, de la famille du germanique occidental ou « westique ». Elle se divise en deux zones linguistiques principales, dont la limite a été tracée au XIXe s. (« ligne de Benrath ») : le haut-allemand (allemand standard moderne) et le bas-allemand. Les dialectes haut-allemands sont parlés sur les deux tiers du territoire germanophone (Allemagne du Sud, Autriche, Suisse, Alsace et une partie de la Lorraine) ; l'Allemagne du Nord est le domaine des parlers bas-allemands, auxquels il faut rattacher le frison, le néerlandais et le flamand ; une partie des dialectes franciques opèrent une transition entre ces deux zones. Cette répartition linguistique se fonde sur ce que l'on appelle la « deuxième mutation consonantique », qui a eu lieu vers le VIe s. ou le VIIe siècle. Dans la majeure partie des dialectes haut-allemands, par exemple, la consonne p devient pf et t aboutit à ts, alors que les dialectes bas-allemands, auxquels l'anglais est apparenté, ne connaissent pas cette évolution. On comparera, par exemple, l'allemand Pfeffer « poivre » à l'anglais pepper ou bien l'allemand zehn « dix » à l'anglais ten. Cette mutation consonantique haut-allemande permet, en outre, de préciser la date des emprunts que les Germains ont faits aux Romains. Le latin pilum « javelot », par exemple, a été emprunté par les parlers germaniques avant le VIe s. puisqu'il a donné en allemand Pfeil « flèche ». L'allemand conserve, dans son lexique, la trace des contacts étroits que cette langue avait établis avec les Romains et les Gallo-Romains.
Le bas-allemand est représenté à date ancienne d'une part, par l'ancien bas francique (→ francique), qui donnera naissance au hollandais et au flamand, et, d'autre part, par l'ancien saxon. Le plus ancien texte dans un dialecte bas-allemand est le poème de Heliand, écrit vers 830 en ancien saxon. Ces dialectes n'ont guère contribué à la formation de l'allemand moderne. On distingue trois étapes de l'évolution de la langue allemande : l'ancien haut-allemand (du VIIIe au XIe s.), le moyen haut-allemand (du XIe au XVe s.) et l'allemand moderne devenu langue commune (à partir du XVIe s.). Ces périodes sont elles-mêmes subdivisées en sous-périodes qui correspondent à des tournants de moindre importance, plutôt littéraires ou historiques que linguistiques.
Ancien haut-allemand
Cette période débute, par convention, avec les premiers textes écrits en langue vulgaire (v. 750, avant les premiers textes romans → français) et se termine lorsque l'évolution de la finale -a ou -a- aboutit à -e ou -e- [ə]. La langue écrite était encore le latin, véhicule de la civilisation. Nous noterons, à ce propos, un fait culturel que reflète le lexique. Les Germains avaient à leur disposition un alphabet runique, mélange d'alphabets latin et grec, dont ils se servaient pour graver des inscriptions. Cet acte était nommé wrîtan « couper, entailler » ; les Anglo-Saxons ont conservé ce verbe sous la forme write « écrire ». Les Allemands, en revanche, ont emprunté le verbe latin scrībere « écrire », d'où schreiben. Malgré la renaissance carolingienne, il n'y a pas d'unification de la langue pendant la période de l'ancien haut-allemand. Les dialectes se maintiennent ; aucun n'a la prépondérance sur les autres. Les centres culturels étaient situés dans le sud de l'Allemagne et les innovations viennent toutes de cette région. Les textes qui nous sont conservés représentent les trois grands groupes dialectaux de cette période : l'alémanique, parlé en Souabe, en Alsace et dans le nord de la Suisse ; le bavarois, parlé en Bavière, dans la Marche d'Autriche, en Styrie et en Carinthie ; le francique qui est divisé en francique oriental, francique rhénan, francique rhénan méridional et francique moyen et que l'on désigne parfois sous le nom de « moyen-allemand occidental ». Au Xe s., la langue s'enrichit en particulier par des emprunts au latin dans le domaine abstrait ou celui de la vie religieuse.
Moyen haut-allemand
À partir du XIIe s., quelques changements linguistiques, touchant le vocalisme, s'accentuent et aboutissent, à peu de chose près, au système vocalique actuel. Le moyen haut-allemand n'accuse donc que peu de différences avec l'allemand moderne. Au niveau littéraire, le début de cette période est caractérisé par le développement et l'abondance de la littérature profane en langue vulgaire, qui l'emporte peu à peu sur la littérature religieuse. Les poètes allemands sont particulièrement influencés par la littérature et les mœurs chevaleresques françaises. Cet engouement se reflète dans le vocabulaire. C'est l'époque où l'allemand emprunte au français, peut-être par l'intermédiaire des Flamands que les Allemands admiraient. Des mots comme Preis « prix », Abenteuer « aventure », des suffixes tels que -ieren pour les verbes, ont été empruntés à l'ancien français. Cette littérature courtoise donne naissance à un koinè (langue littéraire commune) — compromis entre divers dialectes des pays haut-allemands —, qui disparaît au milieu du XIIIe s., en même temps que décline la société courtoise. Elle a produit des chefs-d'œuvre, telles les poésies des Minnesänger (poètes de l'amour courtois), Hartmann von Aue, Walther von der Vogelweide, Wolfram von Eschenbach, ainsi que l'épopée anonyme du Nibelungenlied. Réservée à une élite, cette koinè ne donnera pas naissance à une langue commune. Le latin est resté en Allemagne la langue de la diplomatie, de la juridiction et de l'administration. Ce n'est que vers 1325 qu'il cède définitivement le pas à la langue vulgaire par une évolution plus précoce que celle que connaît le français. Les dialectes reprennent alors une vie nouvelle et le particularisme l'emporte ; l'ère des « dialectes littéraires » s'ouvre. Une norme s'installe peu à peu dans la chancellerie impériale et la chancellerie saxonne, qui se fonde sur la fusion du moyen-allemand et du haut-allemand. Cette langue devient la langue officielle, adoptée par l'élite. La naissance de l'imprimerie vient en aide aux chancelleries pour la divulguer. Ce sont les imprimeurs « qui feront connaître à l'ensemble du peuple allemand la norme déjà acceptée par les milieux cultivés » (Tonnelat, Histoire de la langue allemande, p. 126).
Allemand moderne
Cette période commence conventionnellement avec les écrits de Luther. C'est lui qui « en a [de l'allemand] relevé la dignité, il en a fait, aux yeux des hommes de son temps, l'égal du latin » (Tonnelat, op. cit., p. 128), avant tout parce qu'il s'en sert pour des écrits religieux. La dernière édition qu'il fait de la traduction de la Bible en moyen-allemand (1545) est étonnamment moderne. Il simplifie l'orthographe et introduit les majuscules à l'initiale des noms communs. C'est surtout dans le vocabulaire que Luther s'impose ; les mots qu'il emploie sont acceptés par les Bavarois et les Alémaniques et pénètrent dans la langue commune. Sa Bible est la lecture quotidienne de tous les Allemands. Le haut-allemand devient vers le milieu du XVIe s. la langue de la culture ; elle est enseignée. Au XVIIe s., elle est diffusée dans toute l'Allemagne. Les dialectes littéraires périclitent ; les dialectes parlés, en revanche, se maintiennent. Au XVIIe et au XVIIIe s., la prépondérance de la langue littéraire est confirmée par des grammairiens qui codifient la langue ; les ressources du vocabulaire sont enrichies. Les puristes s'efforcent de lutter contre l'envahissement du latin et surtout du français dû au rayonnement de la cour de France. L'engouement pour le français est comparable à celui que le XIIIe s. connut. Les nobles et les bourgeois vont faire leurs études en France et s'inspirent de la culture française. Beaucoup de mots des domaines militaire, social, des techniques et des métiers sont alors empruntés en allemand : General, Artillerie, Regiment, Cavalier, Monsieur, Balkon, Taille, Omelette, etc. Au début du XVIIIe s., le français est la langue de la Cour. Un voyageur français, au milieu du siècle, peut avoir l'illusion que l'« on ne parle que notre langue » et que « l'allemand est pour les soldats et les chevaux » (Voltaire, le 24 octobre 1750, à Postdam). Frédéric II de Prusse écrit en français. Le philosophe Leibnitz est obligé de se plier à cette mode, bien qu'il soit un ardent défenseur de la langue allemande. Vers le milieu du XVIIIe s., la langue commune conquiert pourtant les domaines des sciences, de la philosophie, de l'administration, de la religion, de la politique et, bien entendu, de la littérature ; elle tend à se substituer aux dialectes. Après les grammairiens puristes du XVIIe s., relayés par Johann Gottsched (1700-1766) et par Adelung (1732-1806), le mouvement de libération s'incarne en Lessing, Klopstock et surtout dans les grands initiateurs du Sturm und Drang, Goethe, que son génie met à part, et Schiller, dont la langue plus simple a pu agir en profondeur sur la norme de l'allemand commun. Les romantiques, à partir de Kleist, ont achevé l'unité de la langue commune. Un grand enrichissement du vocabulaire mêle les apports du présent aux réanimations du passé : les poètes réutilisent des mots archaïques, médiévaux, familiers ou parfois dialectaux. Les contes que recueillent dès 1806 les frères Grimm, avant tout philologues et auteurs d'un monumental Dictionnaire allemand (1852), contiennent certaines histoires en Plattdeutsch (dialecte bas-allemand) ; lorsqu'ils ne peuvent pas utiliser le dialecte, ils créent, pour le remplacer, un Hochdeutsch (langue littéraire commune) stylisé, d'après le modèle de la langue paysanne ; et l'on sait quel fut et quel est encore le succès de leurs Contes. Mais ce sont surtout les changements de sens qui caractérisent cette période. Au XIXe s., la langue de Goethe et de Schiller devient également la langue parlée diffusée par les écoles, les journaux ou le théâtre. Malgré cette unité apparente, le vocabulaire de la langue parlée (Umgangssprache) présente des variations régionales. Les dialectes, encore vivants, recouvrent les mêmes aires qu'au moyen âge. Ce n'est donc, en fait, qu'au XIXe s. que la langue écrite triomphe. Il aura fallu trois siècles pour en réaliser l'unité.
On vient de voir que l'allemand avait été, au cours des siècles, influencé par le français. La réciproque est vraie. Dans un livre, intitulé les Relations franco-allemandes au XIXe s. à travers le vocabulaire français [Die deutsch-französichen Beziehungen im 19. Jahrhundert im Spiegel des französischen Wortschatzes] de P. Fischer (Francfort, 1991), l'auteur ne relève pas moins de 767 mots français empruntés à l'allemand, calqués ou adaptés, entre 1798 et 1900. Ces mots relèvent du domaine de la philosophie, de la musique, des sciences naturelles ou exactes, mais traduisent aussi des réalités allemandes. Ces activités langagières sont liées au développement des sciences et des techniques. L'Allemagne, après la philosophie, se distinguera dans les sciences humaines, l'histoire, la philologie, les mathématiques, la physique et la chimie, les sciences de la vie. L'influence lexicale sur le français, sur l'anglais et, par ces deux langues, sur les autres, se marque surtout dans ces domaines. La terminologie chimique et biologique, notamment (Liebig, Haeckel), se diffuse vers le français, en particulier entre 1850-1860 et 1914 ; mais ces germanismes sont discrets, car ils correspondent le plus souvent à des formations gréco-latines ou à des adaptations.
Après 1860, les dialectes allemands reculent, même dans l'usage parlé. Dans les villes, on passe insensiblement à des « langues courantes régionales », et la prononciation de l'allemand commun se normalise, en partie grâce aux travaux de Th. Siebs (Deutsche Aussprache, première publication, 1898). La langue parlée (Umgangssprache) reste plus dialectale au Sud (Bavière, Autriche, Suisse alémanique) qu'au Nord. Parallèlement, son unification relative crée une norme qui s'éloigne quelque peu de la norme écrite littéraire (Hochsprache ou Schriftsprache) et qui, l'influençant à son tour, la fait évoluer : au XXe s., la radio, la télévision jouent leur rôle dans ce processus. Sur le plan du lexique, malgré les mouvements nationalistes tendant notamment à lutter contre les emprunts étrangers (1885, avec le Sprachverein ;en 1918 ; après 1933, avec le nazisme), l'allemand, comme les autres langues d'Europe, s'ouvre à l'influence de l'anglais, surtout après la défaite de 1945 et l'occupation américaine. Quant à la division entre Allemagne fédérale et République démocratique, contrôlée par l'U. R. S. S. avant 1989, elle n'a pas produit de clivage linguistique, sauf dans le domaine des vocabulaires institutionnels et didactiques ou dans les rhétoriques du discours (presse, radio).
Face à ces tendances dans l'ensemble unificatrices, la Suisse germanophone pratique une diglossie entre allemand commun écrit et dialectes, qui semblent se renforcer. Une zone tout aussi intéressante que la Suisse, et plus encore dans un ouvrage concernant la langue française, est l'Alsace et une partie de la Lorraine où, à côté du français, langue officielle, sont parlés plusieurs dialectes allemands (franconien, haut et bas alémaniques). Vers 1960, 80 % des Alsaciens étaient trilingues : l'allemand commun est connu par eux passivement, comme langue écrite ; les dialectes activement, de même que le français, langue de l'école, de l'administration et des échanges économiques, sous une forme régionale assez marquée par le contact (voir Alsace, encadré).
M.-J. Brochard
BIBLIOGRAPHIE