LA LANGUE FRANÇAISE EN ALSACE
L'Alsace, comme une grande partie de la Suisse, pratique un dialecte allemand de la variété alémanique (→ allemand), alors que la Lorraine germanique emploie des dialectes d'origine francique (comme le sont le flamand, le néerlandais). Pour les Alsaciens de souche, la situation linguistique la plus normale est un bilinguisme avec le français, français régional marqué par le substrat germanique dans le registre parlé spontané, français fort peu marqué par rapport à la norme générale, en ce qui concerne le registre écrit socialement valorisé, du journal au texte littéraire.
Depuis le traité de Westphalie (1648), les possessions des Habsbourg et dix villes de l'empire étant passées sous le pouvoir du roi de France, une certaine connaissance du français s'introduit dans la région, au moins par les huguenots venus de France et aussi par la communauté juive. Un mouvement spontané, entre le milieu du XVIIe s. et la Révolution de 1789, conduit à un certain bilinguisme collectif, mais pas toujours individuel : les classes élevées de la société maîtrisaient (outre le dialecte) l'allemand littéraire et le français, la bourgeoisie moyenne avait souvent appris le français.
C'est 1789, et la volonté jacobine d'unifier la France par la langue de Paris, qui précipite l'évolution. Si les décisions politiques (comme la loi du 9 thermidor an II), très hostiles à l'allemand, langue de l'ennemi de la République, n'ont pas eu l'effet attendu, le contrôle du système scolaire, mis en place surtout par l'Empire et les régimes suivants, introduit très largement le français : école normale ouverte à Strasbourg dès 1810, enseignement du français (loi Guizot, 1833), puis en français (1853) dès l'école primaire. Le bilinguisme dialecte / français devient peu à peu la règle, surtout dans les villes et les bourgs.
Bien entendu, en 1870, l'intégration à l'Empire allemand de l'Alsace — et d'une partie de la Lorraine germanophone — détruit cet équilibre au profit de l'allemand, seule langue d'enseignement primaire en 1887. Le conflit de 1914 durcit la situation, l'emploi du français devenant un acte de rébellion ; en revanche, le purisme en français fut alors ravivé par le désir de ne pas passer pour Allemand aux oreilles des Français de l'intérieur : « Alsaciens, corrigeons notre accent. » (A. de Dietrich, 1917.)
De 1918 à 1940, l'Alsace vit une époque de refrancisation, et la connaissance de la langue romane se répand alors dans toutes les couches sociales. Lévy estime en 1937 que 300 à 400 000 Alsaciens connaissaient le français en 1910, et plus d'un million en 1931, dont près de 400 000 comme langue première, maternelle ou usuelle. La « défrancisation » de 1940 à 1945 a été probablement trop courte pour modifier le tableau général, d'autant que, comme en 1914-1918, la majorité des Alsaciens continue à pratiquer discrètement le bilinguisme dialecte / français, les progrès en allemand standard n'étant que relatifs.
La suppression provisoire en Alsace de tout enseignement de l'allemand, en 1945, était destinée à compenser les effets de la récente germanisation : elle cessa en 1952. Une dizaine d'années plus tard, on estimait à 80 % le nombre des Alsaciens de langue maternelle alsacienne connaissant le français, et ce chiffre ne cesse de croître.
Cependant, on s'interroge parfois sur la maîtrise par les locuteurs des langues qui composent leur usage. C'est d'abord le dialecte alémanique (alsacien), langue maternelle d'une partie de la population ; mais le brassage et la vocation « européenne » de Strasbourg entraînent la présence de nombreux résidents dont le dialecte n'est pas la langue maternelle et qui ne l'apprennent pas, à la différence de ce qui peut se passer en Suisse alémanique. L'allemand standard occupe aujourd'hui, après la proscription des années 1945-1952 et surtout après 1968, année où le bilinguisme est revendiqué comme un aspect important de l'identité culturelle alsacienne (cercle René Schickelé), une place notoire. Son enseignement facultatif dans les classes primaires (1972) tient enfin compte du trilinguisme de fait : l'acquisition de l'allemand doit tenir compte de l'acquis dialectal des élèves et tenter de corriger les interférences. D'ailleurs, le rapport entre dialecte et allemand spontané des régions voisines est resserré par les échanges économiques et le marché du travail (les Alsaciens travaillant en Allemagne). Certains pensent raisonnablement que « si on apprenait (aux jeunes Alsaciens), dès le jeune âge, à s'exprimer correctement en langue allemande, ce serait au bénéfice de l'enseignement du français » (Alfred Kastler, Le Monde, 26 septembre 1977, in L. Wolf, op. cit.). Mais le recul relatif de l'allemand, et donc du bilinguisme « cultivé » français / allemand standard, se marque par celui du tirage des éditions bilingues des principaux journaux alsaciens (de plus de 50 % en 1966, à moins de 30 % en 1978, in L. Wolf, ibid.).
La situation évolue différemment dans les grandes villes (Strasbourg, Colmar) et en milieu rural ou semi-rural, ce qui est normal ; dans l'ensemble, elle est stabilisée, mais on peut penser qu'avec la scolarisation, l'unilinguisme dialectal va devenir exceptionnel et disparaître. En revanche, le bilinguisme (avec un français régional plus ou moins marqué, surtout phonétiquement) et le trilinguisme (avec un allemand standard plus ou moins correct) continuent de dominer chez les Alsaciens de souche.
Quant à l'attitude des Alsaciens vis-à-vis de la langue française, elle varie du purisme à la revendication d'une spécificité régionale. Lothar Wolf a inventorié les publications alsaciennes visant à améliorer la qualité du français (de 1835 à 1974), qui se font moins puristes aujourd'hui : « Le français alsacien fait partie d'une originalité linguistique qui exerce un certain charme [...]. Libre à chacun d'y remédier ou de s'y complaire. » (R. Matzen, Le Français alsacien d'aujourd'hui, Strasbourg, 1977, in L. Wolf.) Le même Lothar Wolf, linguiste allemand, a dressé l'inventaire du français régional d'Alsace, tel qu'il résulte de ces sources : différences de constructions, de valeurs sémantiques, etc., plutôt qu'emprunts (schoppe pour chope, trinkgeld « pourboire »). Il en résulte que l'« alsacianisme » en français (ou plutôt ce qui est dénoncé comme tel) est souvent l'effet d'un contact plus général germanique-roman, contact que l'on retrouve en français régional de Belgique, et même de Flandre française, de Suisse et de Lorraine germanophones ; en outre, des faits dénoncés comme relevant de cette influence germanique sont bien représentés dans le français « central ». Un effet d'hypercorrection se fait donc sentir, là comme ailleurs. Enfin, des alsacianismes culturels, tels kouglof et ses variantes, winstub, voire baeckeofe — qui figure dans le Grand Robert —, entrent dans les dictionnaires généraux, au même titre que magret et de nombreux autres régionalismes, mais ne sont pas envisagés par les auteurs de listes de régionalismes à corriger.
A. Rey
BIBLIOGRAPHIE
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L. WOLF, Le Français régional d'Alsace, Paris, Klincksieck, 1983.