L'AMÉRICAIN (L'ANGLAIS DES ÉTATS-UNIS)
Constitution et situation de l'anglais aux États-Unis
L'anglais d'Amérique, apparu au XVIIe s. en Nouvelle-Angleterre, représente à l'origine une variante de la langue cultivée de Londres et du sud-est de l'Angleterre, celle des « pères pèlerins » (pilgrim fathers). De nombreuses variantes dialectales s'y ajoutent, unifiées par l'organisation coloniale britannique : armée, marine, administration. Dès l'époque de l'Indépendance, les spécialistes distinguent six aires dialectales : Nouvelle-Angleterre ; ville de New York, déjà soumise à des contacts de langue ; Sud de l'intérieur montagneux (Appalaches) ; Sud côtier jusqu'à la Louisiane, avec une influence française, puis espagnole ; enfin Nord-Est (région des Grands Lacs) et régions situées autour de la Pennsylvanie. Ces deux dernières zones, avec des apports humains d'Allemagne, d'Europe du Nord, d'Irlande, ont fourni une bonne part de la migration vers l'Ouest, imposant à de très vastes territoires un parler assez homogène, malgré les originalités phonétiques et lexicales du Centre et de l'Ouest. C'est ce parler qui, jusqu'au Pacifique, fournit aujourd'hui la forme la plus pratiquée de l'américain. Par rapport à cet usage, les variantes de l'Est et du Sud, avec des prestiges différents, sont plus marquées, surtout dans les zones rurales.
Se différenciant de l'anglais britannique, l'anglais d'Amérique prend conscience de sa spécificité avec Washington et l'Indépendance, alors même que les nouveaux Américains (fin XVIIIe et XIXe s.), originaires du nord et de l'ouest de l'Angleterre, puis d'Écosse et d'Irlande, modifient la source européenne primitive qui était le King's English.
Au XIXe s. et au début du XXe s., les flux d'immigrants non anglophones, Italiens du Sud, originaires d'Europe du Nord et d'Europe centrale, membres des communautés juives, nombre d'entre eux parlant yiddish, tous rapidement anglicisés, ont apporté des influences phonétiques et lexicales nouvelles. Un apport tout différent est celui des Noirs, dont l'influence est insignifiante avant l'abolition de l'esclavage — sauf sur le plan du pittoresque — mais qui, ayant ensuite émigré dans les grandes villes du Nord, y pratiquent une variété d'anglais originale et relativement homogène, le Black English.
Les sociolinguistes, d'après la situation dans la première moitié du XXe s., ont étudié l'assimilation linguistique des flux d'immigrés : une première génération, de statut social très infériorisé, manifeste à la fois un attachement pour sa langue et sa culture d'origine et un désir de s'assimiler en anglo-américain ; les hommes, soumis à la contrainte du travail, devenant plus vite bilingues. La deuxième génération rejette le plus souvent la langue maternelle, devenue le symbole du frein à l'assimilation, surtout si la culture (sicilienne, juive d'Europe centrale, hispano-américaine, etc.) a suscité des images négatives dans le système dominant. Mais ce système, sauf exceptions xénophobes surtout actives au XIXe s., était et demeure en général tolérant, face à l'attitude de bonne volonté vis-à-vis de l'américanisation que manifeste l'immense majorité des immigrés : aucun combat pour une identité culturelle et linguistique minoritaire n'est à noter avant l'époque contemporaine. L'attachement aux langues originelles, demeuré instinctif, s'efface donc assez rapidement, à l'exception de traces, vocabulaire affectif et injurieux, emprunts culturels, formes altérées de l'anglo-américain à fonction ludique (plaisanteries, chansons, etc.). Cependant, dès la troisième génération, l'assimilation étant obtenue, la langue et la culture des grands-parents immigrés « paraît plutôt pittoresque et pleine d'attraits, la plupart du temps, que barbare et embarrassante » (J. A. Fishman, op. cit.). Il en résulte une situation de relatif équilibre, où l'anglais l'emporte partout, mais où les références linguistiques originelles sont souvent présentes et parfois appréciées.
Histoire et nature de l'anglo-américain
Aux États-Unis, depuis l'Indépendance, la revendication d'une culture autonome est fondée sur diverses influences britanniques, essentiellement puritaines et démocratiques ; elle s'est opérée aussi sur le plan de la langue, à partir de la fin du XVIIIe siècle. « La tradition orale ayant peu de poids, la nouvelle nation tendait à s'appuyer sur l'autorité de l'écrit » (G. J. Forgue). Noah Webster, linguiste et lexicographe nationaliste et démocrate, a fixé, notamment par son abécédaire et ses dictionnaires (1806, 1828, 1841), un usage standard, transmis et affermi par l'enseignement des masses.
Le vocabulaire américain représente, par de nombreux emprunts et effets de contact, la variété de la démographie des États-Unis : « un américanisme sur six (...) est un mot étranger ou son adaptation » (Forgue). Cependant, la première source d'emprunts demeure, comme en anglais britannique, le grec et le latin. D'autres sources sont plus représentatives du melting pot nord-américain (voir ci-dessous) ; outre le français, ce sont l'espagnol, l'allemand, le yiddish, l'italien, le chinois et le japonais (surtout sur la côte Ouest). Si l'on définit les américanismes comme des mots anglais apparus en Amérique du Nord ou qui y sont plus usuels que dans les îles Britanniques, trois sur quatre viennent du fonds anglais, mais se distinguent souvent formellement : ce sont des abréviations, des métaphores, des effets expressifs. Par ailleurs, pour des mots communs, l'orthographe (tire, center et non tyre, centre, britanniques) et plus souvent encore la prononciation les américanisent.
D'une manière générale, l'anglais des États-Unis s'est différencié fortement de l'anglais britannique, notamment dans la seconde moitié du XIXe siècle. Mais après 1920, un rapprochement s'est esquissé par intensification des relations et américanisation de l'anglais d'Angleterre ; les deux communautés sont bien « séparées par une même langue » (Churchill).
La spécificité de l'américain est pourtant très nette en phonétique, dans le lexique, dans certains aspects de la syntaxe et surtout dans les stratégies de la parole (il en va de même pour le québécois par rapport au français d'Europe). De par une norme linguistique plus souple, la créativité est plus intense et l'accueil aux emprunts étrangers plus ouvert qu'en anglais européen. Enfin, dans le monde, l'influence de l'anglais américain l'emporte de loin sur celle de l'anglais britannique.
La situation linguistique des États-Unis.
Le lexique de l'anglo-américain reflète de manière très indirecte la complexité de la situation linguistique des États-Unis. On a évoqué plus haut les processus d'assimilation culturelle et langagière d'une des populations nationales les plus hétérogènes du monde contemporain.
À côté de l'anglo-américain triomphant, une multitude de langues ont été éliminées ou circonscrites, avec une contre-offensive récente qui correspond à l'expression de minorités.
La pratique des langues autres que l'anglais est évidemment très variable et très évolutive. Il faut distinguer les langues autochtones, indiennes, les langues apportées par les colons aux XVIe et XVIIe s. (outre l'anglais, l'espagnol, le français, l'« allemand de Pennsylvanie ») et enfin les langues de l'immigration, qui ont alimenté le melting pot. Les Indiens d'Amérique, encore nombreux dans le Sud-Ouest (Arizona, Nouveau-Mexique), sont pour la plupart devenus bilingues ; plusieurs langues, notamment le navajo, sont largement diffusées. Parmi les langues « coloniales » autres que l'anglais, l'espagnol est le plus vivant, mais surtout aujourd'hui par immigration (Porto-Rico, Mexique, puis Cuba). Il demeure des unilingues espagnols dans le Sud-Ouest, où le Nouveau-Mexique est un État largement bilingue. Faute d'immigration forte, les traces du français ne subsistent dans le Nord que grâce à la présence francophone canadienne ; mais là comme en Louisiane cajun, les unilingues francophones tendent à disparaître. L'allemand dialectal de Pennsylvanie, originaire de basse-Allemagne, est resté parlé jusqu'à nos jours, mais ses locuteurs ne forment qu'une petite minorité parmi ceux de l'allemand, qui étaient près de 5 millions en 1940. À la même époque, les langues d'immigrants encore pratiquées étaient surtout l'italien (3,7 M), le polonais (2,4 M), le yiddish (1,7 M), puis les langues scandinaves (suédois et norvégien : 1,5 M) et slaves : russe et tchèque (un demi-million chacun). À la même époque il y avait 1 800 000 hispanophones — ce chiffre ayant considérablement augmenté — et 1 400 000 francophones (pour la plupart originaires du Canada), aujourd'hui beaucoup moins.
La situation sociolinguistique des États-Unis est devenue aujourd'hui moins complexe qu'au milieu du XXe siècle. Seule la langue espagnole dans ses variantes d'Amérique centrale produit en plusieurs lieux un véritable bilinguisme, New York, Chicago, la Floride s'étant ajoutés aux territoires traditionnels : Nouveau-Mexique, Texas, Arizona, Californie. Les autres langues, dont on peut mesurer la présence par la presse, la radio et la télévision, sont vers 1960-1970, outre les idiomes déjà cités, le grec, le portugais, le hongrois et le finnois, le créole haïtien (à New York) et quelques autres. Ces idiomes ne figurent que comme langues de « première génération » prises dans une situation de « diglossie » (bilinguisme hiérarchique) où l'américain est fortement dominant. Leur influence sur cette langue dominante semble très faible, l'américain s'imposant aussi comme moyen de communication dans de nombreux pays non anglophones.
En effet, l'américain est très actif hors des États-Unis, alors même que d'autres formes d'anglais peuvent s'imposer, notamment en Afrique, en Asie et en Australie. Comme langue des affaires, des techniques et de la science, c'est bien plutôt l'américain qu'un « anglais » de coloration britannique ou même australienne qui sert de référence véhiculaire, que ce soit au Brésil ou au Japon. Cependant, en Europe, on apprend encore plutôt l'anglais britannique, au moins dans l'enseignement institutionnel.
Un autre exemple frappant de l'influence du parler anglo-américain des États-Unis concerne l'anglais lui-même. Ainsi, au Canada, où après les Américains anti-révolutionnaires, fidèles à la Couronne, ce sont des colons britanniques qui ont façonné la langue au XIXe s., l'influence de la langue des États-Unis est évidente au XXe siècle. Seules des enclaves « archaïsantes » (Forgue), dans les Provinces maritimes, Terre-Neuve, surtout la Colombie-Britannique, se détachent de cet ensemble. Mais, si le bilinguisme officiel avec le français affecte peu les zones anglophones — à l'exception d'Ottawa — la présence linguistique forte du français québécois confère au Canada une personnalité très spécifique (voir Québec).
A. Rey
BIBLIOGRAPHIE