LA LANGUE ARABE
C'est autour de l'année 620 de notre ère que la langue arabe, qui était le dialecte de quelques tribus du désert de l'Arabie, est brusquement devenue l'instrument d'expression privilégié de la religion qui vient de naître : l'islam. Assurant la transmission du Coran, le texte sacré, l'arabe a vite pris une importance capitale dans l'expansion de l'Empire musulman à travers l'Orient, l'Afrique du Nord, l'Europe et l'Asie. Sans éliminer complètement les langues des populations islamisées, l'arabe est devenu néanmoins la langue dans laquelle s'exprimaient la littérature, les arts et les sciences, et reste encore de nos jours la langue liturgique de 200 millions de musulmans.
L'arabe est une langue sémitique, appartenant à la même famille que l'akkadien, l'ougaritique, le phénicien, l'hébreu (voir l'article consacré à cette langue) et les idiomes araméens, le sudarabique et les langues éthiopiennes (guèze, tigré et amharique). Avec ces deux dernières langues, dont il est le plus proche, l'arabe forme le sous-groupe du sémitique méridional ; il aurait pour berceau la péninsule arabique.
Selon des témoignagnes épigraphiques, dont les plus anciens datent du VIIIe s. avant J.-C., deux langues distinctes coexistaient dans la péninsule arabique : le sudarabique (sous plusieurs formes dialectales telles que le sabéen, le minéen, le hadramoutique et le qatabanite) et l'arabe septentrional, qui fonctionnaient indépendamment l'une de l'autre. Après l'islamisation, les langues sudarabiques ont été pratiquement supplantées par l'arabe du Nord. Les premières données épigraphiques concernant ce dernier sont celles d'El῾Ula, l'ancien Dédan (au nord de l'Arabie), remontant au Ve, peut-être même au VIIe s. avant J.-C., dont l'écriture s'apparente à celle du sudarabique. On considère néanmoins que les premiers véritables spécimens de la langue arabe sont les inscriptions dites liḥyanites et thamoudéennes ainsi que les graffiti safaĭques remontant au IIe siècle de notre ère et écrits dans des dialectes quelque peu différents en une écriture dérivée du sudarabique. Mais ces textes trop brefs ainsi que le recours aux philologues de l'époque classique ne nous renseignent qu'imparfaitement sur la genèse de l'arabe classique et ne nous permettent pas de faire la lumière sur la répartition exacte de ces dialectes en Arabie, ni de savoir s'il s'agissait de variantes d'une même langue ou de langues différentes.
Les seuls documents connus en arabe, écrits antérieurement à l'islam, sont des inscriptions datant du VIe s. de l'ère chrétienne, trouvées à Zebed et à Harran en Syrie. Pourtant à la même époque, une langue littéraire orale, celle de la poésie dite antéislamique, était florissante en Arabie centrale. Cette poésie, riche et profonde, composée dans une langue très élaborée, tant sur le plan grammatical que lexical, a été transmise par voie orale et n'a été fixée par écrit qu'aux premiers siècles de l'islam par les philologues de l'époque classique.
Le Coran a été articulé dans une langue très proche de cette poésie païenne, ce qui n'est pas sans poser de graves problèmes. En effet, Mahomet, originaire du Hedjaz, aurait dû transmettre la parole divine dans son parler de La Mecque, ce qui n'est pas le cas. Des linguistes occidentaux ont donc émis l'hypothèse d'un état premier du Coran en hedjazien, remanié ultérieurement dans une langue littéraire commune au moment de la parution de la vulgate coranique, seul texte que nous possédons. Nous ne sommes pas en mesure de savoir, en l'état actuel des recherches, si cette langue commune provient d'un mélange de dialectes ou d'un dialecte qui aurait supplanté les autres. Ce qui est sûr, c'est que cette langue du Coran et de la poésie antéislamique va très vite acquérir un statut de norme et d'idéal linguistique et littéraire.
L'avènement de l'islam va promouvoir la langue arabe et la mettre à une nouvelle place. Le Coran, parole de Dieu, constitue un élément fondamental de cohésion qu'il faut codifier et réglementer. Selon la tradition mythique, ce serait le calife ῾Ali, cousin de Mahomet, qui aurait élaboré la première grammaire avec des principes tirés du Coran. Peu importe le bien-fondé de cette légende, puisqu'il est certain qu'à partir de l'époque omeyyade, les nouveaux besoins d'un islam en expansion ont poussé les grammairiens et les philologues, à partir du VIIIe s., à établir un corpus de référence de la langue. Ce travail, qui correspondait à des préoccupations religieuses, a fourni l'occasion d'une recherche exceptionnelle dans les sciences du langage.
Le développement de l'Empire musulman par des conquêtes territoriales va pourtant produire une évolution du vocabulaire ; la nouvelle langue classique va, d'une part, assimiler tous les apports linguistiques des populations islamisées et, d'autre part, faire face à la nécessité de créer de nouveaux termes adaptés aux besoins d'une civilisation en pleine mutation culturelle et administrative. Les philologues doivent alors adapter la vieille langue tribale et bédouine aux nouvelles exigences.
C'est avec la dislocation de l'empire musulman amorcée au XIIIe s. et le passage à des dynasties non arabes, que l'arabe a commencé à perdre du terrain, tout en demeurant néanmoins la langue religieuse et la langue officielle d'une partie de l'empire. Ce facteur politique explique en grande partie la léthargie dans laquelle est tombée la langue arabe jusqu'au XIXe s., date à laquelle débute la Nahda, mouvement de renaissance culturelle.
L'arabe moderne
En effet, la pénétration européenne avec, entre autres, la campagne d'Égypte de Bonaparte, confronte le monde arabe, refermé sur lui-même, aux progrès de la civilisation occidentale et à la nécessité d'adapter de nouveau sa langue aux exigences du monde moderne. Si les structures syntaxiques se sont simplifiées tout naturellement et progressivement sous l'influence des langues européennes comme l'anglais ou le français, parlées en Orient et en Afrique du Nord, il n'en va pas de même pour les problèmes d'ordre lexical. L'arabe, de par sa structure profonde liée à une morphologie et à une sémantique étroitement imbriquées (les « racines trilittères »), rend difficile l'apport de nombreux néologismes. Malgré l'effort des Académies et des organismes spécialisés, l'actualisation de la langue classique s'est souvent faite de manière anarchique, en laissant le champ libre aux emprunts aux autres langues, chaque pays utilisant sa propre terminologie.
Cet état de fait est également lié à la situation linguistique actuelle du monde arabe, où deux systèmes linguistiques se juxtaposent. Le premier, celui de l'expression écrite, est cet arabe moderne, dérivé de l'arabe classique, enseigné à l'école et utilisé comme langue de communication dans les médias et la littérature. Le second est la langue parlée, formée de dialectes vernaculaires, pratiquée quotidiennement, différente selon les pays et même les régions. Ces dialectes ne sont pas enseignés, ils sont partiellement écrits et on n'a, à ce jour, aucune hypothèse sérieuse sur leur formation par rapport à l'arabe classique. Parlés aujourd'hui par quelque 80 millions d'habitants, ils sont regroupés en plusieurs familles linguistiques et sont souvent marqués par l'influence d'autres langues, comme le berbère en Afrique du Nord. Ces dialectes peuvent être parfois suffisamment éloignés les uns des autres pour que la compréhension soit difficile. Ainsi, le monde arabe étant divisé géographiquement entre pays d'Orient (Machrek) et pays d'Occident (Maghreb), la communication ne peut se faire aisément entre deux usagers appartenant à l'une ou l'autre partie sans le recours à l'arabe moderne.
L'apport de l'arabe au français
Avec plus de 250 mots, l'arabe est à l'origine d'un bon nombre d'emprunts de la langue française. L'Empire musulman à son apogée a en effet été l'une des sources importantes des cultures européennes, et notamment de la culture française.
L'expansion territoriale de l'Empire arabe aux VIIe et VIIIe s. lui a permis de s'implanter en Orient jusqu'à l'Indus, en Occident jusqu'au Maroc et à l'Espagne. Sa puissance militaire et politique s'est doublée d'une civilisation brillante qui a connu un essor littéraire, scientifique et technique sans égal dans le monde occidental du moyen âge. Les Arabes reprennent très vite à leur compte l'héritage d'autres cultures comme les cultures indienne, persane ou grecque, dans les domaines de la philosophie et de la science. Cet héritage se manifeste par l'arabisation de nombreux termes techniques venus surtout du grec.
Les Arabes, précurseurs de la science moderne, se sont particulièrement distingués dans les mathématiques, la médecine (avec Avicenne et Averroès), l'alchimie (mot d'origine arabe) et l'astronomie. De par leur activité commerciale en Orient et dans le monde méditerranéen, ils ont joué un rôle de tout premier rang et ont multiplié les contacts entre Orient et Occident.
Ce rayonnement intellectuel et économique s'est traduit par de nombreux apports linguistiques qui ont été véhiculés principalement par le biais de trois langues : le latin médiéval des savants étudiant les ouvrages scientifiques arabes, l'italien pratiqué dans les ports de Gênes et Venise, lieux d'échanges commerciaux entre l'Orient et l'Occident, l'espagnol, fortement influencé par la présence arabe dans la péninsule Ibérique, du VIIIe au XVe siècle.
Avec le déclin de l'empire au XIVe s., les apports linguistiques se sont raréfiés et il faut attendre la conquête de l'Algérie en 1830 pour qu'un certain nombre de mots d'origine arabe dialectale fassent leur entrée dans le vocabulaire français, d'abord par l'argot militaire.
Les sciences
Médecins et alchimistes, les Arabes nous ont laissé de nombreux termes touchant aux sciences. Un certain nombre d'entre eux provenaient du grec, particulièrement en alchimie ; on peut ainsi citer les mots alchimie (en arabe al-kimîyâ, du grec khêmia), élixir (arabe al-iksîr, grec ksêron) et alambic (arabe al-anbiq, grec anbix).
Le latin médiéval s'est souvent chargé de la transmission des termes scientifiques. On trouve ainsi pour les mathématiques les mots algèbre (al-jabr), algorithme (du nom de l'inventeur de l'algèbre al-Khawarizmi), chiffre et zéro (provenant tous deux de l'arabe ṣifr). L'arabe nous a laissé en astronomie les termes zénith et azimut (samt), en chimie ceux de camphre (kafour), goudron (qatran), alcool (de al-kohl, qui a aussi donné kôhl). Dans le domaine de la pharmacopée, des plantes médicinales et des cosmétiques, on trouve notamment sirop (sharâb), musc (misk), ambre (᾿anbar) et momie (moumia), qui désignait le bitume avec lequel on embaumait les cadavres. Un certain nombre de végétaux, utilisés comme médicaments (les simples), ont fait leur apparition dans le vocabulaire : safran, nénuphar, épinard, benjoin et estragon. Quelques noms de végétaux sont parvenus en français par le biais de l'italien, de l'espagnol ou du provençal comme coton (qutn), sucre (sukkar), abricot (al-barqûq), orange (naranj), pastèque (batîkha).
La civilisation
Les rapports commerciaux intenses entretenus par l'Italie avec le monde arabe ont joué un grand rôle dans la diffusion de tout un vocabulaire regroupant soit des activités liées directement au commerce, soit des produits importés par ce commerce. On trouve dans cet ensemble les mots douane (de l'arabe diwân, venu du persan qui a donné également divan), gabelle (qabâla), tarif (ta᾿rîf), avarie (῾awār), arsenal (dâr-sinâ᾿a), quintal (qintâr). Les produits importés d'Orient ont fourni nacre (naqâra), satin (zaituni), matelas (matraḥ), guitare (kithara).
Les apports plus tardifs
Au XVIIe et au XVIIIe s., la mode du voyage en Orient fait entrer des termes d'origine littéraire ou touristique, comme almée, houri, djinn, fakir, marabout, babouche. C'est l'époque où Galland traduit en un français admirable le chef-d'œuvre narratif des Mille et Une Nuits. Ce vocabulaire spécifique s'ajoute à quelques termes de fonction entrés antérieurement comme émir, amiral, calife, mufti. La présence militaire française en Algérie a favorisé l'emprunt par le français argotique de mots appartenant à l'arabe dialectal. Utilisés par les soldats, ils sont ensuite passés dans la langue populaire : toubib, casbah, nouba, bled, maboul, kif-kif en font partie.
Mimoun Nouri
BIBLIOGRAPHIE
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