L'ARGOT
Dans l'usage courant, l'argot représente d'abord une manière de parler incongrue, parfois grossière, en tout cas marquée comme populaire et incorrecte, sans être d'ailleurs forcément lié à des activités délictueuses. Dans ce cadre, la frontière entre ce que l'on désignait nettement par argot ou argot du milieu et un niveau de langue familier ou très familier s'est atténuée. Ce n'est pas à dire que l'emploi de tels ou tels mots ou expressions ne connote plus l'appartenance à un groupe, mais qu'un certain nombre de changements ont modifié en profondeur le contenu de l'argot et en même temps sa fonction sociale.
Nature des argots
L'argot, la « langue verte », n'est justement pas une langue : c'est un usage social marqué de la langue parlée populaire qui concerne quasi exclusivement le lexique. Cet usage a longtemps été considéré comme propre aux malfaiteurs — aux « coupeurs de bourses » (Richelet en 1680) — et aux mendiants ou « truands », dont une partie du vocabulaire, incompréhensible pour le non-initié, avait pour fonction de communiquer sans être compris du monde extérieur. Le mot lui-même, qui signifie d'abord « domaine, royaume de la pègre », le montre. Ce n'est qu'au XIXe s. que la définition de l'argot s'élargit et inclut d'autres usages sociaux ; l'argot se définit alors comme le vocabulaire particulier à un groupe qui marque l'appartenance et exclut tous ceux qui s'expriment autrement. Il y a donc des argots, chacun constitué d'une « phraséologie particulière, plus ou moins technique, plus ou moins riche, plus ou moins pittoresque », et utilisé par des « gens exerçant le même art et la même profession » (Littré, 1863). L'existence des argots de métier est évidemment plus ancienne ; mais ici le vocabulaire argotique, souvent restreint à l'activité professionnelle et qui peut doubler les mots techniques ou usuels, a pour rôle de marquer l'appartenance à une profession ou à une communauté définie (par exemple une grande école) et d'assurer, dans la communication interne, la cohésion du groupe. L'emploi de cette acception du terme d'argot n'appartient qu'à l'usage des linguistes. On parle aussi de jargon, d'une manière péjorative.
Plusieurs phénomènes apparaissent à partir du XIXe s. qui modifient peu à peu en profondeur les conditions d'utilisation de l'argot, qu'on le prenne au sens premier ou au sens large. Alors, les dernières bandes de brigands, voleurs de grands chemins (on a jugé celle d'Orgères en 1800), disparaissent, les bagnes sont abolis et la seconde moitié du siècle voit la disparition, dans les grandes villes, des quartiers réputés pour être la proie des malfaiteurs, la délinquance prenant d'autres formes, moins géographiques. Cela ne signifie pas que le vocabulaire propre à ceux qui tournent la loi a disparu, mais que leur isolement social a diminué, et donc le cloisonnement linguistique qui les caractérisait. À la pègre, qui est un milieu, succèdent des clans et une abstraction juridique, la grande délinquance.
Une partie de l'argot s'intègre alors, très lentement, dans le lexique général et perd du même coup sa fonction cryptologique ; la littérature a joué son rôle dans ce processus et, en même temps, l'a reflété. Toujours au XIXe s., la disponibilité du vocabulaire des malfaiteurs a conduit à sa diffusion, notamment à son emprunt partiel par certains parlers de métier : Boutmy relève dans son Dictionnaire de la langue verte typographique (1878) quantité de mots, comme casquer ou chiper, venus du milieu des malfaiteurs. Ces mouvements d'un vocabulaire à un autre, qui restent fort mal connus, ont aussi contribué à l'assimilation de l'argot dans le lexique.
Certains argots de métier recourent à des codes formels. C'est le cas au XIXe s. du loucherbem (argot des bouchers : le mot vient de boucher + l initial + b en finale + em). Son procédé de formation, très simple, montre que la fonction de secret n'est plus assumée par des mots incompréhensibles, mais par l'accumulation de formes inconnues en discours ; on ferait la même remarque pour le « javanais » (insertion de syllabes en v + voyelle), utilisé certes pour décourager les « caves », mais qui a aussi une fonction ludique. Ces argots ne forment plus d'ensembles homogènes ; car l'évolution des techniques, le bouleversement des conditions économiques ont abouti à faire disparaître la plupart des métiers artisanaux qui les pratiquaient. Par exemple, le remplacement du chanvre par le coton avec le développement de l'industrie textile et l'abandon du travail à domicile ont effacé le bellaud, argot des peigneurs de chanvre jurassiens. Dès le début du XXe s., l'argot de professions saisonnières — ramoneurs, colporteurs, etc. — n'était plus parlé. Aujourd'hui, on parle pompeusement de technolectes à propos des jargons professionnels, héritiers lointains de ces argots disparus.
Argot et littérature
Ces diverses causes, dépendantes de changements socio-économiques, ont pour conséquence que l'argot au sens courant, la langue verte, l'argot du milieu, commence à devenir au XIXe s. un objet social et entre en littérature. Certes, son usage dans les textes est ancien, mais fort différent : Villon, et c'est un cas exceptionnel, l'emploie en lui conservant sa fonction cryptologique dans des ballades. Quant à la littérature poissarde du XVIIIe s., avec Vadé puis Bouchard, Lécluse, etc., elle n'en fait usage que dans un ensemble d'usages populaires et de façon dispersée dans des pièces en vers bouffonnes. Eugène Sue (Les Mystères de Paris), Balzac avec le personnage de Vautrin, puis Hugo (Les Misérables) empruntent des termes considérés comme argotiques et élaborent une philosophie de cet usage. Ils contribuent ainsi à faire de l'argot un « signum social » : cette façon de parler devient une marque du comportement de la pègre, ensuite du parler « populaire » (c'est-à-dire des ouvriers) avec les écrivains naturalistes (Zola, principalement) et plus tard populistes (Barbusse, Dabit). L'emploi de l'argot dans la littérature est à peu près contemporain de celui des mots dialectaux qui caractérisent les personnages de paysans ; dans les deux cas, l'assimilation argot-parler populaire et dialecte-parler paysan indique ce que vise l'écrivain : introduire des indices de vraisemblance sociale. D'autres usages littéraires, apparus dès la fin du XIXe s. par exemple avec Bruant, avec la Chanson des gueux de Richepin, avec Jehan Rictus, se développent après 1945 : le récit, en vers ou en prose, est envahi par le vocabulaire argotique ou prétendu tel au point que certains auteurs accompagnent leur roman d'un glossaire... L'argot n'est plus là pour prétendre exprimer une réalité sociale ; il est devenu la marque d'un genre littéraire et un élément stylistique (Céline se compare volontiers à Racine : seuls diffèrent les matériaux mis en œuvre). Par ailleurs, toujours depuis les dernières décennies du XIXe s., l'argot est décrit : une bibliographie importante de dictionnaires et d'études en fait foi.
L'argot aujourd'hui
Qu'en est-il aujourd'hui de l'argot parlé ? L'emploi de l'argot au sens strict est d'assurer le secret de la communication ; il ne peut être que marginal dans une société où les cloisonnements linguistiques sont atténués ou déplacés, notamment du fait de l'allongement de l'obligation scolaire et du développement des médias. Quant aux termes d'argot ancien, passés dans un plus large usage, c'est-à-dire sans fonction cryptologique, ils sont encore socialement marqués comme très familiers ou grossiers, mais leur usage n'est plus limité à certaines couches de la société ; on peut d'ailleurs douter qu'ils l'aient jamais été dans le domaine sexuel, à lire le Journal de Stendhal ou la Correspondance de Flaubert. Beaucoup de mots naguère exclus du langage de l'« honnête homme » apparaissent plus ou moins familiers ; c'est qu'ils sont couramment employés par ceux dont la parole est devenue un modèle, présentateurs d'émissions télévisées, professionnels de la politique, vedettes, etc., qui à bon compte « font peuple » ou cultivent un genre canaille. Cependant, l'usage d'expressions toujours réputées argotiques n'est pas identique selon la catégorie sociale considérée, sans qu'on sache autrement que par intuition comment la distribution s'effectue : « Il nous semble que bidule, connerie, foutre, fric, rouspétance, sympa sont fréquemment utilisés par la bourgeoisie alors que c'est plus douteux pour : boumer, cuistance, falzar, mirette, mec, mollard, tire-jus », écrivait J. Rey-Debove en 1971 (Étude linguistique et sémiotique des dictionnaires français contemporains, Mouton).
Parmi les procédés de création argotique signalés plus haut, tel le javanais, il en existe un, très simple, qui procède par inversion de syllabes et se dénomme lui-même l'envers, devenu par ce renversement verlan. Ce verlan, appliqué à des substantifs, à des verbes (laisse béton, pour tomber), est depuis les années 1970 extrêmement créatif et a produit de nouveaux vocabulaires codés, spécialement dans le langage des groupes d'adolescents. Certains de ces mots, réguliers (ripou : pourri ; tromé : métro) ou irréguliers (beur : arabe ; meuf : femme), sont passés dans la langue générale, mais le choix des mots traités étant propre à chaque milieu ou groupe, ce vocabulaire est véritablement argotique dans sa gestion.
T. Hordé, C. Tanet
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