LA LANGUE BRETONNE
La langue bretonne, dite breton-armoricain (dans la langue : brezoneg), fait partie du groupe des langues celtiques insulaires (→ celtique) de la branche brittonique, avec le gallois (pays de Galles) et le cornique (langue de Cornouailles anglaise, disparue au début du XXe siècle).
La région de France où est parlé le breton est l'Armorique, divisée pendant la période gallo-romaine en cinq « pays » ou « cités », d'Est en Ouest : les Namnetes (Sud) et Redones (Nord), les Coriosolites, enfin les Veneti (Sud) et les Osismii (Nord). Les villes principales prirent le nom des peuples et on reconnaît dans l'ordre Nantes, Rennes, Coseul et Vannes (la capitale des Osismii, seule, a aujourd'hui une autre dénomination : Carhaix).
Curieusement, cette région est l'une des plus pauvres en noms de lieux gaulois, probablement parce que les Gaulois, arrivés en Armorique autour de 450 avant l'ère chrétienne, la peuplèrent de manière très lâche et conservèrent les noms antérieurs. Ces noms se sont d'ailleurs perdus, pour la plupart.
C'est entre 450 et la fin du VIIe s. que les populations brittoniques, émigrant de leur île (la « grande Bretagne »), s'implantèrent en Armorique et, plus au Sud, en Galice. Les circonstances historiques de cette implantation sont très obscures : il semble que l'Armorique était alors peuplée de manière très clairsemée par des autochtones païens (selon la vie des saints qui christianisèrent la région). Le petit nombre de noms gallo-romains dans la toponymie locale atteste la faiblesse des fondations antérieures à celles des Bretons. En revanche, les innombrables plou « paroisse », guic (gui-) « bourg », puis lan « terre sainte, église », tré- (subdivision du plou) sont purement bretons et datent des Ve, VIe et VIIe siècles.
Cette toponymie montre que les immigrants venaient surtout du nord du pays de Galles, du Devon et de Cornouailles (Cornovia). On ne sait si le gaulois était encore parlé en Armorique à l'époque de l'immigration ; la faible densité de la population et son isolement incitent à penser que, au moins à l'intérieur du pays, des reliquats du celtique continental pouvaient subsister. Cependant, le lexique n'offre que très peu d'exemples de mots bretons pouvant venir du gaulois (on donne bruz « bruyère » et de rares autres). En revanche, l'influence du substrat gaulois, notable sur le latin populaire en voie de romanisation, est sensible sur le breton, l'éloignant de ses origines galloises ou corniques.
Grâce au christianisme, facteur essentiel d'éducation, la domination militaire et politique des chefs bretons (avec quelques résistances au début : VIe s.) s'accompagna d'une prépondérance absolue de la langue bretonne sur tout le territoire de l'Armorique, au moins à partir des IXe et xe siècles. Mais, si la poésie celtique fleurit alors en Irlande et au pays de Galles, l'Armorique ne nous a transmis — pas plus que la Gaule — aucun témoignage littéraire avant la Renaissance, et à peu près aucun de créativité avant la période moderne. Lorsque Marie, dite « de France », écrivain anglo-normand, met en français les lais des Bretons (2e moitié du XIIe s.), certains sujets sont explicitement armoricains mais, pour la plupart, on ignore leur origine. La « matière de Bretagne », en général, est mal précisée. Ce n'est pas à dire qu'aucun barde, s'accompagnant de la harpe ou de la rote, n'ait exercé en Armorique, mais nous n'en gardons ni trace ni même allusion.
À l'époque de sa plus grande expansion, le celtique armoricain se parlait à l'ouest d'une ligne allant de la baie du Mont-Saint-Michel à l'embouchure de la Loire, laissant les emplacements de Rennes et de Nantes hors de son domaine. Langue de l'Église et du pouvoir politique, le breton n'a cependant pas recouvert, à l'est de cette zone de plus grande expansion, la langue des Gallo-Romains (dialectes romans, avec influence franque), au moins dans les classes modestes de la population. Quoi qu'il en soit, l'État breton, sur sa marche orientale, s'est laissé romaniser dès le Xe siècle. En l'absence d'autres documents, seul l'examen des noms de lieux et de personnes atteste ce recul, ainsi que l'analyse de certaines évolutions phonétiques. Après l'an 1000, on admet en général que breton et roman étaient parlés concurremment en pays aujourd'hui « gallo », c'est-à-dire entre la limite d'extrême extension de la langue bretonne et la limite attestée au début du XVIIe s. (Histoire de Bretaigne, Argentré, 1618), qui, sauf au Sud-Est, est voisine de la limite actuelle (de l'ouest de la baie de Saint-Brieuc, au Nord, à l'est du golfe du Morbihan, au Sud). En outre, même en Basse-Bretagne, le bilinguisme a dû être effectif dans les villes à partir des XIIe-XIIIe siècles.
La documentation médiévale du breton (appelé vieux breton jusqu'aux XVe-XVIe s.) est réduite à l'onomastique, faute de textes suivis, le reste du vocabulaire, proposé par J. Loth en 1884 (Vocabulaire du vieux-breton), étant restitué par le breton plus tardif confronté aux sources insulaires, notamment galloises. On en a probablement une vision artificielle, épurée des multiples influences romanes qui se sont exercées très tôt.
En effet, pour s'en tenir au seul lexique, le breton armoricain se sépare de ses origines par ses contacts continentaux. Son vocabulaire celtique, outre le fond commun aux langues celtiques et à d'autres familles indoeuropéennes (par exemple les noms de nombres et quelques centaines de mots usuels), comprend des éléments spécifiquement celtes et d'autres spécifiquement brittoniques (gallois, cornique), parmi lesquels figurent déjà des emprunts au latin (par exemple diaoul « démon », lequel, comme le gallois diafol, vient du latin diabolus ; ou bagad « troupe, bande », latin baca). D'autres emprunts au latin se sont faits en vieux breton armoricain. Viennent ensuite les emprunts au roman et à l'ancien français, comprenant des mots romanisés venant soit du latin, soit du francique, soit même du gaulois (tel celui qui a donné bragou « culotte » ; cf. braies). Ces emprunts concernent des réalités apportées par le milieu romanisé d'Armorique, mais aussi des notions abstraites (c'est le cas des adjectifs et de nombreux verbes) et même des outils grammaticaux (en desped « malgré », de en despit ; mez, qui correspond à mais [latin magis], etc.). La morphologie, avec de nombreux suffixes, s'est elle aussi francisée. Ce flot d'emprunts a continué jusqu'à l'époque moderne.
Une autre caractéristique est la dialectalisation, claire pour le moyen breton (fin XIVe-mil. XVIe s.) et le breton moderne, époques où les textes, puis les grammaires et les dictionnaires bretons permettent d'étudier véritablement la langue. L'absence de tradition écrite, totale avant les XVIe-XVIIe s., très faible ensuite, a conduit à une variation phonétique considérable. Cette variation dépend en partie de la structure de la langue (le breton procède spontanément à de nombreuses métathèses et à des assimilations consonantiques). Les dialectes actuels du breton peuvent venir en partie des sources plurielles de la colonisation brittonique, mais ils se sont répartis et ont évolué par des causes économiques, liées aux échanges, aux routes et aux centres urbains- économiques (Carhaix, Landerneau, Morlaix, Quimper, Vannes). Ces facteurs, selon le chanoine Falc'hun (Histoire de la langue bretonne, 1950), ont articulé les modifications phonétiques, morphologiques et lexicales (emprunts) que l'on observe en breton moderne et que l'on connaît bien depuis l'Atlas linguistique entrepris en 1924 par P. Le Roux. Aussi bien, le découpage dialectal traditionnel, selon les diocèses, est-il approximatif et propose des frontières erronées. On peut cependant parler de quatre ensembles dialectaux homonymes des diocèses : Léon, Tréguier au Nord, Cornouaille et Vannes au Sud (en négligeant le gaélo, à l'ouest de Saint-Brieuc).
L'existence de ces dialectes rend difficile la normalisation d'un breton moderne et son enseignement, tout autant que le dosage entre observation du patrimoine existant et « nettoyage » historico-théorique de la langue, et notamment de son lexique. Cette situation est fréquente pour les langues menacées et minoritaires (par exemple le basque).
Le breton moderne coïncide avec la réforme linguistique proposée par Le Gonidec, auteur d'une Grammaire celto-bretonne (1807) et d'un dictionnaire (1821) qui restèrent d'abord inaperçus, mais retinrent un peu plus tard l'attention de Hersart de La Villemarqué dont le célèbre Barzaz Breiz (1839), recueil de poèmes anciens très sollicités, sinon forgés (à la manière de l'Ossian de MacPherson), eut néanmoins une grande influence. Après les délires étymologiques des celtisants, qui, depuis la fin du XVIIIe s., retournaient la réalité objective, assignant à l'influence celtique sur le français ce qui revenait aux emprunts vers le breton (voir ci-dessus), c'est en partie à La Villemarqué que l'on doit, après 1840-1850, la production littéraire en breton (Brizeux, Prosper Proux, de nombreux folkloristes), laquelle a continué au XXe s. avec quelques réussites notables (J.-P. Calloc'h en poésie, au début du siècle ; P. J. Héliaz dans le roman, récemment).
À la fin du XXe s., cependant, la situation du breton est critique. Si le recul de la frontière breton-gallo est géographiquement faible (par rapport à 1863), la perte du breton dialectal spontané, qui disparaît avec les décès, paraît très grave. En 1952, Francis Gourvil estimait à 100 000 les bretonnants ignorant le français et à 700 000 environ les bretonnants « se servant de préférence du breton ». Il pensait que 300 000 personnes se servant plutôt du français connaissaient le breton et l'utilisaient. À supposer que ces chiffres ne soient pas déjà surévalués à l'époque, il est difficile de croire que, quarante ans plus tard, subsistent beaucoup d'unilingues celtisants en Bretagne, ni beaucoup plus de 100 000 personnes (âgées) se servant moins du français que du breton. La connaissance réelle et active de la langue peut être le fait de 200 à 300 000 personnes se servant plutôt du français, évaluation absolument intuitive d'ailleurs. Certes, entre-temps, on a appris du breton, quelquefois à l'école (mais les expériences sont peu nombreuses, contrariées et difficiles) et aussi à l'université. Encore faut-il noter que ce breton normalisé diffère assez nettement des dialectes spontanés.
Parmi les « langues régionales » de France, à la différence des dialectes germaniques d'Alsace et de Lorraine, du catalan et du basque, le breton, de même que les langues celtiques des îles, disparues (cornique) ou très minorisées (gallois, irlandais, malgré de grands efforts de politique linguistique de la part de l'Eire), est une langue en très grave danger de disparition effective. Ce danger est connu et évalué, mais les mesures de survie sont sans cesse compromises par l'évolution sociale de la région : d'ailleurs, la pêche et le monde rural, supports naturels du breton spontané, sont eux aussi en danger.
Depuis le XVIIIe s., alors que les dialectes celtiques étaient bien vivants, le breton est en partie une langue voulue, revendiquée, parfois rêvée. Le renouveau réel des études celtiques en Bretagne (et leur vitalité en Grande- Bretagne) ne compense pas l'évolution démographique et sociale.
Quant aux patois romans de Haute-Bretagne (le gallo), leur sort est celui des dialectes dans la moitié nord de la France. On les étudie et on assiste à leur agonie.
Reste l'existence robuste du français régional de Bretagne, caractérisé par la forte influence du substrat celte dans la phonétique et la syntaxe, plus que par des emprunts bien perçus mais assez marginaux. En définitive, c'est surtout par la revendication d'une forte identité culturelle, qui prend parfois la forme d'une revendication politique autonomiste, que s'affirme l'originalité linguistique de l'Armorique.
A. Rey
BIBLIOGRAPHIE