DATATIONS ET ATTESTATIONS
Ces deux termes — auxquels il faudrait ajouter, pour être complet, celui de localisation — ressortissent à la philologie, discipline indispensable à l'étude historique de la langue et du lexique. En linguistique, ils s'appliquent, entre autres, au domaine de la lexicographie, de la lexicologie et, par ricochet, à celui de l'étymologie. Il s'agit de procédés d'investigation sur des textes anciens ou modernes, écrits ou oraux, littéraires ou non ; ils ont pour but de fournir la date d'apparition d'un mot dans la langue (datation) et son usage dans un contexte précis (attestation). Datation et attestation sont en quelque sorte le certificat d'authenticité d'un mot ; elles constituent deux des pierres angulaires de l'édifice étymologique dans la perspective de l'« histoire du mot » et fonctionnent comme garde-fous par rapport aux hypothèses étymologiques. En effet, à la question « d'où vient tel mot ? », à laquelle répond l'« étymologie-origine », s'ajoutent celles-ci : « depuis quand cette forme, ce sens, cet emploi sont-ils entrés dans la langue ? » et « dans quels contextes apparaissent-ils ? » que pose l'« étymologie-histoire du mot ». Les datations corroborées par des attestations pourvues de leur source permettent au lexicologue d'insérer le mot dans une chronologie précise qui incite parfois à remettre en cause l'étymologie reçue, en particulier pour les emprunts. Plus le chercheur réunit de témoignages référencés d'un mot sous ses différentes variantes graphiques et ses divers sens, plus l'histoire du mot sera fine... et contrôlable.
Le besoin de dater et d'attester un mot répond au souci qu'eurent les lexicographes de la deuxième moitié du XIXe s. d'« étudier [la langue] à ses différentes phases, [de] la suivre dans ses mouvements plus ou moins brusques, dans ses transformations plus ou moins heureuses » et de demander à chaque mot « son origine, l'époque de son introduction dans la langue, le rôle qu'il y a joué avant celui dont il est maintenant en possession, les combinaisons dans lesquelles il est entré » (L. Dochez, Nouveau Dictionnaire de la langue française, Paris, 1860, Avertissement 1). Dochez est le premier lexicographe français à faire figurer dans un dictionnaire de langue quelques attestations littéraires accompagnées de leur source et du siècle où elles apparaissent. Littré, dans son Dictionnaire de la langue française publié de 1863 à 1872, systématise cette intention ; il fait suivre la partie descriptive d'une partie historique distincte : « sous la rubrique historique, je cite beaucoup de textes qui, rangés par ordre chronologique, montrent l'ordre des changements du langage », écrit-il dans sa Préface (1863), et il ajoute dans la préface du Supplément paru en 1877 : « fixer l'âge des mots a été un de mes soins dans mon dictionnaire ». Trente ans s'écouleront avant que Littré trouve des émules. Pendant ce temps, la recherche étymologique tendra vers l'histoire du mot tandis que, parallèlement, les recherches philologiques se développeront. Le Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes, publié par F. Godefroy de 1881 à 1902, apportera une masse impressionnante d'attestations et de datations anciennes puisées non seulement dans des textes littéraires mais encore dans des textes d'archives. En outre, une revue telle que Romania (depuis 1872) ouvre ses pages aux étymologistes tel A. Thomas et aux philologues et lexicologues comme A. Delboulle. Ce dernier publie en 1880 à Paris un ouvrage portant le titre de Matériaux pour servir à l'historique du français, puis, à partir de 1894, une série d'articles intitulés « Notes lexicologiques » dans la Revue d'histoire littéraire. Les recherches philologiques concernant les datations sont également accueillies par la Revue de philologie française dès 1889.
C'est dans ce climat que naît le projet du Dictionnaire général de la langue française (D. G.) de Hatzfeld, Darmesteter et Thomas. Publié de 1890 à 1900, cet ouvrage marque un tournant décisif dans l'histoire de la lexicographie française. La principale innovation réside dans la place accordée à l'étymologie. Celle-ci, articulation principale de la description, occupe, grâce à la participation du spécialiste en la matière qu'est A. Thomas et du logicien qu'est Hatzfeld, une place centrale. Traitée en tête d'article, elle est discutée, si nécessaire. Autre innovation d'importance dans cette rubrique : le D. G. tente de dater précisément chaque mot à l'aide des dépouillements effectués notamment par Godefroy et Delboulle. Les datations sont accompagnées dans la plupart des cas de l'attestation dûment référencée. Cette structure générale (entrée, étymologie et diachronie puis synchronie) sera reprise par tous les grands dictionnaires de langue à vocation historique (excepté aujourd'hui le Trésor de la langue française [T. L. F.]). La structure de la partie étymologique et historique subira un autre sort. Une atteinte lui sera portée paradoxalement par le Dictionnaire étymologique qu'O. Bloch publie en 1932 avec la collaboration de Walther von Wartburg, auteur du Französisches Etymologisches Wörterbuch. Si ces deux auteurs sont tout à fait conscients de l'importance des datations pour l'histoire des mots, ils ont choisi, pour des raisons éditoriales, de ne donner que des renseignements minimaux : une date, sans référence, sauf parfois le nom de l'auteur. Ces références philologiques seront dès lors explicitées seulement dans les ouvrages spécialisés destinés aux linguistes. Le Dictionnaire étymologique d'A. Dauzat (1938) reprendra le procédé de Bloch et Wartburg. Désormais, de grands dictionnaires, tributaires de ces dictionnaires spécialisés, se limiteront à ne fournir, dans la plupart des cas, qu'une simple date, renvoyant implicitement aux ouvrages spécialisés et surtout au F. e. w. de von Wartburg. Le Trésor de la langue française, que sa taille même réserve à un public restreint et qui se veut avant tout philologique, respecte la règle des références complètes, alors que le présent dictionnaire, comme le Grand Robert de la langue française, se range dans le sillage de Bloch et Wartburg.
Les nouvelles orientations en étymologie, axées sur l'aspect à la fois sémantique et formel du lexique, concrétisées au niveau lexicographique par le Dictionnaire Général, ont déclenché une série d'études sur le lexique d'un auteur, d'une époque, etc. C'est grâce à ces études que l'on a découvert l'importance que revêtait la datation. D'où une demande croissante, de la part des lexicologues, d'une vaste documentation portant sur le plus grand nombre possible de textes. Les repères chronologiques posés à partir du Dictionnaire général incitent dans un même temps les chercheurs à améliorer ou à rectifier les datations données par leurs prédécesseurs. Des listes de nouvelles datations accompagnées d'attestations sont proposées par A. Dauzat ou R. Arveiller dans des revues comme Le Français moderne (depuis 1930) ou les Cahiers de lexicologie. Ces travaux épars dans diverses revues sont regroupés à partir de 1959 dans une publication savante que dirige B. Quémada, les Matériaux pour l'histoire du vocabulaire français, qui porte comme sous-titre : Datations et documents lexicographiques (D. D. L.) et bénéficiera par la suite des contributions de nombreux amateurs et de quelques spécialistes.
La date d'apparition d'un mot est de première importance pour l'histoire des unités de lexique. Mais, si cette date d'apparition donne la possibilité d'étudier les différentes strates de formation du lexique, la date de disparition, celle de la dernière attestation après laquelle on n'observe plus une forme ou un sens, présente elle aussi un grand intérêt : elle permet de mettre à jour les changements qui s'opèrent à l'intérieur d'une famille de mots, l'attraction d'un mot par une autre famille, la substitution d'un terme à un autre, etc. Mais cette disparition est souvent inobservable et toujours relative, par le phénomène de l'archaïsme. Ce qui retient particulièrement l'attention et devient le véritable enjeu des recherches, c'est bien la première date ou la première attestation : la « chasse à la première date », déclenchée par le Dictionnaire général, est devenue de toute évidence un sport lexicographique. Certains chercheurs vont jusqu'à oublier la finalité de leurs dépouillements : la remise en cause de l'origine d'un mot, de la voie de l'emprunt ou de l'histoire de ce mot. Une première attestation n'est en effet intéressante que dans cette perspective car elle n'a, sauf dans les terminologies scientifiques, techniques, etc., pas de valeur intrinsèque.
Après avoir retracé l'arrière-plan historique de la recherche, nous allons à présent nous placer du côté de l'utilisateur du dictionnaire face à une simple datation. Comment doit-il l'interpréter ? Que doit-il savoir ?
1. Une première date est dans la majorité des cas provisoire et aléatoire.
Les textes et même les dictionnaires sont loin d'avoir tous été exploités et dépouillés. On peut donc souvent antédater un mot ou un emploi. Seuls certains éléments des terminologies scientifique et technique peuvent être datés précisément grâce aux renseignements fournis par le créateur ou par les premiers utilisateurs.
2. Une date peut correspondre, soit à une attestation lexicographique, soit à une attestation textuelle.
Les sources les plus courantes des attestations, après le
XVIe s., sont encore et provisoirement les dictionnaires. Ils constituent en effet le corpus le plus accessible. Il faut toutefois bien avoir présent à l'esprit que le dictionnaire donne une représentation en différé de la langue. Si le dictionnaire a l'avantage d'entériner et d'officialiser l'usage d'un mot, il est certain que celui-ci est apparu antérieurement dans un texte ou du moins qu'il était normalement en usage avant d'être enregistré par le dictionnaire. Il n'est pas rare, au rebours, de constater qu'un mot figurant encore dans un dictionnaire n'est plus ou n'est que très peu attesté dans les textes depuis cinquante ou cent ans, sans que ce statut d'archaïsme soit précisé. D'où l'intérêt, d'une part, de posséder de nombreuses attestations textuelles qui permettent de contrôler la vitalité d'un mot et, d'autre part, de connaître les sources des dictionnaires. Cette connaissance des sources s'est particulièrement développée depuis 1960 environ. Elle aboutit à mettre en évidence, par exemple, qu'un mot disparu comme
prurir v. intr. « démanger », attesté de 1611 (dictionnaire de Cotgrave) à 1660 (dictionnaire d'Oudin), remonte à une seule attestation textuelle : 1578,
Erreurs populaires de L. Joubert, source de Cotgrave. Nous avons donc, en fait, une seule attestation textuelle et une seule date : 1578, Joubert. C'est ce qu'on appelle une
attestation isolée ou un
hapax, c'est-à-dire un mot qui n'apparaît qu'une fois dans un corpus donné, en l'occurrence celui de la littérature médicale de la fin du
XVIe siècle. Ce verbe a donc au
XVIIe s. une vie purement lexicographique, fictive. Un mot peut néanmoins être repris ultérieurement, comme par exemple
arnoglosse f. « plantain ». Attesté isolément au
XIVe s., encore une fois au
XVe s. puis en 1611 (Cotgrave), il est à nouveau attesté au masculin de 1822 à 1866 ; on parle alors de
réattestation. Il s'agit là de formes rares, spéciales, disparues et qui n'ont pas leur place dans un recueil général comme le présent ouvrage.
3. Datations provenant de textes littéraires médiévaux.
Prenons l'exemple d'une date souvent citée : 1080,
La Chanson de Roland. Que représente exactement cette date ? En fait, celle de la composition probable de l'œuvre, les manuscrits existants étant plus tardifs. Le premier manuscrit que l'on connaisse de ce texte célèbre est le manuscrit d'Oxford qui date du 2
e quart du
XIIe siècle. Ce qui est attesté en 1080, c'est le sens du mot, le contexte étant établi grâce aux différents manuscrits. La forme graphique de 1080, quant à elle, ne nous est pas conservée : elle n'est pas attestée, mais restituée. Le verbe
blêmir, par exemple, est attesté depuis 1080 sous la forme
blesmir, au sens de « meurtrir ». Cette information doit être lue ainsi : 1080 « meurtrir » ; 2
e quart du
XIIe s. (date effective du manuscrit) écrit
blesmie, dans le contexte suivant : « La gent de France iert [était] blecee et blesmie. » Il en va de même pour nombre de textes du moyen âge légués par une tradition manuscrite qui n'est que rarement contemporaine de la composition de l'œuvre.
4. Datations provenant des premiers textes français.
Le premier texte en « français » date de 842 ; il s'agit des
Serments de Strasbourg. Aux
IXe,
Xe et
XIe s., nous ne possédons que quatre ou cinq témoignages écrits. Il est clair, dans ces conditions, qu'aucun mot ne peut être attesté avant 842, et fort peu avant la fin du
XIe s., puisque nous ne connaissons pas de textes antérieurs. Ceci ne signifie nullement que le mot n'existait pas avant cette date et qu'il n'est entré en « vulgaire roman » (futur français) qu'en 842 ou en 1080. Un mot s'inscrit dans un long continuum qui mène par exemple du latin classique au latin vulgaire, du latin vulgaire au roman, du roman à l'ancien français. La formule consacrée « entré (ou apparu) dans la langue en 1080 » est donc trompeuse.
Pour conclure, il convient d'insister sur le fait suivant : une simple date, sans attestation ni localisation ni référence, si elle est à première vue invérifiable ou incontrôlable, n'a pas été créée ex nihilo. Elle provient d'ouvrages ou de publications spécialisées, tels ceux que nous avons cités plus haut et auxquels le lecteur curieux pourra se reporter. Elle correspond à une source précise, une liste des sources les plus fréquentes étant disponible à la fin de cet ouvrage.
M.-J. Brochard