L'EMPRUNT
L'emprunt représente l'introduction dans une langue d'un élément significatif (du morphème à l'énoncé codé) d'une autre langue. On parle parfois aussi d'emprunt syntaxique (construction, ordre des mots) et d'emprunt sémantique (ce qui est emprunté est alors un signifié repéré de manière précise par une forme), mais emprunt, employé seul, désigne le plus souvent le transfert d'un signe lexical. Ce procédé d'enrichissement du lexique inclut le calque, où la relation avec le mot étranger est de traduction (l'anglais free-mason devient franc-maçon ; blue stocking, bas-bleu ; sky-scraper, gratte-ciel) ; il se distingue du xénisme, cas où le mot étranger est donné pour tel par celui qui l'utilise et est parfois traduit : qu'un journaliste écrive dans un article les « tanety (collines) brûlent » n'implique pas que le mot malgache utilisé est intégré en français. Sous ses divers aspects, variables selon les époques, l'emprunt est fondamentalement différent de l'héritage : en français, les mots hérités représentent l'aboutissement par voie orale d'un mot latin ou germanique, parfois selon des processus complexes : verre est issu du latin vitrum par l'intermédiaire d'une forme voirre. La plus grande partie des emprunts du français, faits par voie écrite, provient du latin et ce, dès la constitution de notre langue ; ensuite interviennent le grec et plusieurs langues vivantes (→ français). La procédure de l'emprunt suppose que la langue de départ et la langue réceptrice soient en contact ; contact écrit, par exemple dans la traduction, ou contact oral, ce qui n'implique pas le bilinguisme de la part des locuteurs. Dans bien des cas, des éléments lexicaux ont été introduits en français avec la chose qu'ils désignaient ; suivre la voie de l'emprunt revient du même coup à reconstruire un mouvement commercial (Cf. sucre) ou à évoquer un point de civilisation (Cf. gothique, sarbacane).
Cependant, la frontière entre emprunt et mot hérité n'apparaît pas toujours très clairement dans les premiers textes français.
Au moyen âge coexistent souvent deux mots provenant du même mot latin, l'un introduit par voie orale, l'autre emprunté par les clercs ; le mot hérité (grief, grieve, déb. XIIe s.) précède logiquement l'emprunt au latin gravis (grave, déb. XIVe s.), mais les deux formes peuvent aussi bien apparaître à la même époque dans les textes : au début du XIIe s. on rencontre société, emprunt, et aussi soisté, souastié, forme issue du latin societas et qui a disparu. Les deux formes, appelées doublets, demeurent parfois dans l'usage mais avec des sens différents (sacrement et serment, latin sacramentum) ou des aires d'emplois distinctes (fragile et frêle, latin fragilis, alors que fragilité, emprunté, s'est substitué à fraileté). Le mot hérité a pu se maintenir dans les dialectes ou les toponymes, comme ferté, apparu à la même époque (XIIe s.) que l'emprunt fermeté (latin firmitas).
Les processus d'intégration d'un mot étranger sont complexes et très différents selon le moment considéré. Certaines unités sont introduites en français telles quelles, au moins graphiquement : le latin veto, l'italien villa, l'anglais dandy, boy, film, l'allemand ersatz, l'espagnol sierra, le russe troïka, etc. ; même dans ce cas, l'emprunt est toujours modifié phonétiquement, et souvent sémantiquement. Ainsi, des traits particuliers à la prononciation de la langue de départ sont effacés et remplacés par ceux de la langue d'arrivée (timbre, articulation) ; par exemple l'accent porte toujours en français sur la dernière syllabe. En outre, le mot emprunté subit le plus souvent des modifications graphiques en accord avec les structures morphologiques du français : le latin actio devient acciun au XIIe s., refait ensuite en action ; le phénomène est ancien, puisque le gallo-roman intégrait des verbes franciques en en modifiant la finale, -ân ou -ôn devenant -are, puis en français -er : ainsi, °wardôn aboutit à garder. La francisation a pendant longtemps altéré fortement la forme d'origine pour les mots venus de pays éloignés, entendus et rapportés par des voyageurs : sultan s'est substitué à partir du XVIe s. aux anciennes formes francisées souldan (fin XIIe s.), soldain (v. 1200), soudan (XIIIe s.), toutes empruntées à l'époque des croisades à l'arabe. C'est aussi le cas pour des mots anglais introduits par voie orale : redingote (déb. XVIIIe s.), adaptation de riding-coat, a connu de nombreuses variantes populaires et dialectales comme reguingote ou arlingote. Rarement, une phrase entendue est prise pour former un mot nouveau (was ist das ? donne [un] vasistas). Ce phénomène, nommé délocutivité, est plus courant qu'on ne le pense.
Dans les domaines spécialisés, notamment lorsqu'une nouvelle technique se constitue, l'innovation peut être désignée par toute une série de calques avant qu'un terme ne s'impose ; c'est le cas de locomotive (1826), choisi d'après l'anglais locomotive (engine), et qui a été précédé ou concurrencé par d'autres termes calqués : machine à feu (fire engine), machine à vapeur (steam-engine), cheval de fer (iron-horse), cheval de vapeur (steam-horse), machine locomotrice ; l'adjectif locomotif, ive existait depuis le XVIe s. mais sa substantivation était imprévisible. Dans certains cas, l'adaptation ancienne ne laisse pas soupçonner l'origine étrangère : paquebot a été pris au XVIIe s. à l'anglais packet-boat. Un autre cas d'emprunt discret ou caché, non ressenti comme tel, est celui où le mot-source est conforme à la morphologie de la langue d'arrivée : en français, de nombreux termes de sciences, formés sur le latin ou le grec, proviennent en fait d'une langue étrangère dans laquelle ils ont été formés (anglais, ou allemand en chimie ; italien pour neutrino). D'autres emprunts correspondent à des virtualités : sentimental, pris à l'anglais, semble français et aurait pu l'être. À l'inverse, de larges pans de vocabulaire sont adoptés tels quels, avec les graphies d'origine, avec les choses importées : le domaine des courses hippiques a repris à l'anglais turf, handicap, crack, paddock, etc., au XIXe s., et quasiment tout le vocabulaire du golf au XXe siècle.
À côté des emprunts de mots, il faut noter l'importance des emprunts de sens, qui existent depuis l'époque la plus ancienne, au point que l'on peut parler d'emprunts successifs du même mot : solide, apparu au XIVe s. en architecture, semble peu employé jusqu'au XVe s. où il est repris avec un autre sens du latin solidus. Les échanges entre le français et l'anglais prennent souvent cette forme : promotion, emprunt au bas latin, passe en anglais au XVe s. et se spécialise en américain au XXe s. dans le domaine publicitaire, avec une acception que reprend le français. En outre, un mot ancien en français, sans être réemprunté, peut subir l'influence sémantique d'un mot semblable ou même d'un mot différent, mais de sens analogue, dans une langue en contact : révolution a évolué en partie à cause des emplois de revolution en anglais, de revolutsia en russe, etc. ; artiste et art ont subi peu après 1800 l'influence de l'allemand Kunstler, Kunst.
Certaines formes vont et viennent d'une langue à l'autre : le cas est fréquent pour le français et l'anglais. Ce dernier a emprunté à l'ancien français bougette son budget, revenu en français avec un sens propre à l'anglais. Tennis, tunnel sont aussi des réemprunts.
Les mots empruntés, dans bien des cas, suivent des voies complexes ; sucre, d'abord çucre au XIIe s., est emprunté à l'italien zucchero qui le tient de l'arabe (sukkar) ; l'arabe l'avait lui-même emprunté à un mot d'origine indienne (en sanskrit çarkara). Le sucre, venu de l'Inde, introduit en Grèce au Ier s. de notre ère (grec sakkharon) et consommé à Rome (latin saccharum, d'où le français saccharine, au XIXe s.), fut cultivé par les Arabes en Égypte, puis en Sicile d'où le produit est exporté en Italie avec son nom ; l'allemand (Zucker) reprend aussi le mot à l'italien ; l'anglais (sugar) et le néerlandais (suiker) sont empruntés au français.
Ce dernier exemple permet de poser la question des causes de l'emprunt. Une partie des mots vient évidemment avec la chose qu'ils désignent et le phénomène, aussi ancien que la langue, se poursuit. L'introduction de marchandises, d'espèces végétales, de techniques accroît en même temps le lexique. Les emprunts au germanique, par exemple, s'inscrivent dans des domaines souvent bien définis soit, pour des raisons obscures, un champ sémantique très général (les adjectifs de couleur : blanc, bleu, fauve...), soit, pour des raisons historiques claires, des domaines d'activité, tel le vocabulaire de la marine (souvent par l'intermédiaire du néerlandais), de la guerre, ces mots étant introduits par les marins et les soldats. D'une toute autre façon, la formation du vocabulaire juridique s'appuie aux XIIe et XIIIe s. sur l'étude du droit romain et recourt massivement au latin ; à une autre époque, au XVIIIe s., le développement des sciences de la nature et la nécessité taxinomique ont fait puiser dans le fonds grec et latin, y compris pour les éléments de formation (anti-, épi-, exo-, hyper-, méta-, etc.) dont certains sont passés dans la langue commune ; ces éléments, on l'a vu, alimentent aussi les terminologies en anglais, allemand, etc., où les termes ainsi créés sont disponibles pour un emprunt en d'autres langues. Le français a ainsi emprunté à l'anglais, à l'allemand pour la chimie et la biologie. Plus largement, quand un pays jouit d'un grand prestige, par le rayonnement de sa culture ou la position dominante de son économie, son lexique sera sollicité ; le français emprunte beaucoup à l'italien au XVIe et encore au XVIIe s. dans les domaines de l'architecture, de la musique, des beaux-arts, de la cuisine ou du vêtement (→ langue italienne), puis à l'Espagne (→ langue espagnole), plus tard à l'Angleterre pour la politique, les sciences et techniques (par exemple, les chemins de fer) et le sport, aujourd'hui à l'anglo-américain (→ langue anglaise). Ce type d'emprunts est dû à un besoin de désignation portant sur des objets nouveaux, qu'ils viennent de la civilisation dont la langue est sollicitée ou d'une autre, ou bien sur des notions scientifiques, des concepts théoriques (emprunts philosophiques à l'allemand de Kant, de Hegel, de l'existentialisme, etc.), ou encore des procédés techniques. Alors la géographie des sources d'emprunt est celle même des sources de savoir ou d'activité technique. Il faut en distinguer fortement les emprunts sans nécessité conceptuelle ou technique, qui proviennent de besoins sociaux d'une autre nature : souci de nouveauté, d'originalité, référence ou allusion à une source culturelle valorisée. C'est le cas des emprunts de mode, de nature culinaire, vestimentaire, ludique, spectaculaire, etc., comme ceux qui portent sur les formes nouvelles de musique populaire. Là aussi, les sources linguistiques sont identiques aux sources d'activité (pour la musique, l'anglais d'Angleterre, celui des États-Unis, celui de la Jamaïque, le portugais du Brésil ont alimenté les autres langues, dont le français). Ces emprunts de mode, dont certains peuvent correspondre à l'importation d'un objet nouveau et donc aussi à un besoin désignatif, peuvent aussi porter sur des locutions, des expressions, alors calquées (jeter le bébé avec l'eau du bain ou ce n'est pas ma tasse de thé, toutes deux de l'anglais). Si le prestige de la source est la règle en ce domaine, il arrive au contraire que ces emprunts viennent d'une mise en contact de civilisation et participent d'un certain mépris. La colonisation est cause d'emprunts, neutres mais alors familiers ou populaires (smala, toubib, de l'arabe), souvent péjoratifs, même s'ils sont neutres ou positifs dans la langue source (moukère, sidi de l'arabe ; niakoué du vietnamien).
À côté des emprunts rationnels (sciences et techniques, par exemple), ces emprunts affectifs, plus souvent valorisés et valorisants qu'ironiques ou méprisants, font partie des enrichissements du lexique, même s'ils sont critiqués et critiquables. Ils correspondent à des besoins irrationnels de la société aussi puissants que les besoins objectifs, et dont certains concernent le rapport au langage lui-même.
D'une manière générale, le phénomène de l'emprunt est l'un des aspects lexicaux de la situation globale des langues et de leur « institution », l'influence réciproque, dont le contact des langues, la traduction, l'adaptation, l'enseignement des langues étrangères. L'autre est le passage insensible, par voie orale, qui produit avec les mots d'une langue (par exemple, le latin populaire oral du haut moyen âge) ceux d'une autre (le « vulgaire roman », puis français). L'emprunt est un phénomène universel qui dépasse le lexique, et qui peut fonctionner oralement ou par écrit. Cependant, pour le français, sa nature est essentiellement lexicale et écrite. Le poids statistique des sources, du latin à l'anglo-américain et les flots d'emprunts du français vers les autres langues (notoirement vers l'anglais, à partir du XIIe s.), est l'un des instruments de mesure de l'importance réciproque des idiomes en coexistence dans le monde.
T. Hordé, C. Tanet
BIBLIOGRAPHIE
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Pour le français
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Fr. MACKENZIE, Les Relations de l'Angleterre et de la France d'après le vocabulaire, 2 vol., Paris, Droz, 1939.