LA LANGUE ESPAGNOLE
Avec plus de trois cents millions de locuteurs natifs, l'espagnol est au premier rang des langues romanes, et au troisième rang des langues les plus parlées dans le monde (derrière le chinois et l'anglais). Malgré son immense diffusion géographique, il conserve une relative homogénéité structurelle, les différences régionales n'étant pas assez importantes pour empêcher l'intercompréhension entre hispanophones. Cette langue au destin planétaire a cependant connu des débuts très humbles, et n'était à l'origine (comme plus au nord le français) qu'un parler roman parmi d'autres, au nord de la péninsule ibérique, issu du latin vulgaire régional.
1. Origines de l'espagnol
L'espagnol (→ langues romanes*) est le produit de l'évolution deux fois millénaire du latin importé dans la péninsule ibérique, dès la fin du IIIe s. av. J.-C. (débarquement de Scipion l'Africain à Ampurias en -218), par des légionnaires, des colons et des administrateurs romains. La plupart des habitants de la péninsule ibérique assimila rapidement et profondément la langue latine, mais les langues indigènes, progressivement abandonnées, à l'exception du basque, ont laissé leur empreinte dans le latin d'Hispanie.
a. Les substrats cantabrique et celtibère.
On appelle
langues de substrat les idiomes des peuples vaincus qui ont adopté la langue du vainqueur. Les Phéniciens n'ont guère laissé de traces linguistiques de leur passage, à l'exception de quelques toponymes
(Cádiz, Málaga) ; de même pour les Carthaginois, à qui l'on doit
Cartagena, Ibiza, et surtout
Hispania, en phénicien « terre de lapins ». Les deux substrats les plus importants correspondent aux deux principaux noyaux de peuplement : le substrat cantabrique, au nord-ouest, et le substrat celtibère, qui s'étend sur une plus vaste étendue. On désigne par
« cantabrique » le groupe de langues parlées il y a plus de deux mille ans dans le nord-ouest de la péninsule ibérique et dont le basque moderne constitue la seule survivance. Plusieurs toponymes des Pyrénées s'y rattacheraient (par exemple
Val d'Aran, construction tautologique,
aran signifiant « val » en basque) ; des noms de personnes aussi répandus que
García ou
Jimena seraient également d'origine basque ; en outre, la phonétique du castillan présente de nombreux parallèles avec celle du basque (chute du
f- initial, absence du son
[v], mêmes voyelles, opposition entre
r simple et
r multiple, etc.) ; finalement, quelques types lexicaux qui caractérisent l'espagnol sont des emprunts au basque (
izquierda « gauche », basque
ezker, qui a remplacé
siniestra, comme
gauche, d'origine germanique, a remplacé
senestre en français ;
boina « béret basque »,
pizarra « ardoise »,
chatarra « ferraille », etc.).
Quant au substrat celtibère (Celtibères : peuple issu du croisement des envahisseurs celtes et des populations ibères venues du nord de l'Afrique et plus anciennement installées en Hispanie), l'espagnol lui doit aussi plusieurs toponymes : Coimbra, Segovia, Berdún et Verdú (Cf. français Verdun), du celte dunum « colline, forteresse », Coruña, Évora, Braga, ainsi que certaines évolutions phonétiques, communes à toute la Romania occidentale. Les mots que le latin d'Hispanie a empruntés au celte sont les mêmes que dans le reste de la Romania : camisa, cabaña, carro, etc.
À côté des substrats cantabrique et celtique, on doit citer l'apport du grec, qui fut particulièrement fécond en Hispanie, transmettant à la variété locale de latin la plupart des hellénismes communs à toute la Romania (idea, fantasía, filosofía, música, matemática, etc.) ; certains d'entre eux ont subi la même évolution phonétique que les formes latines héritées, apothīca donnant bodega (Cf. boutique), symphonĭa zampoña, etc., signe de leur intégration dans la langue courante. Citons en outre les toponymes Alicante, du grec Lucentum, et Ampurias (de Emporion), antérieurs à l'arrivée des Romains.
La romanisation précoce, l'origine des colons, l'influence des substrats et l'isolement relatif de l'Hispanie face à Rome, devaient avoir pour conséquence un éloignement progressif mais marqué de la variété locale de latin face à son modèle central. C'est ainsi qu'au IIe s. après J.-C. le futur empereur Adrien, originaire d'Hispanie, déclencha bien malgré lui les rires des sénateurs en prononçant son premier discours avec un accent provincial très marqué. Aux particularismes phonétiques du latin hispanique s'ajoutaient probablement des particularismes lexicaux, qu'on peut considérer comme des archaïsmes et des néologismes par rapport à l'usage central : cuyo « dont », du latin cuius, hablar « parler », du latin populaire °fabellare, madera « bois », du latin materia, mesa « table », du latin mensa, etc., sont des exemples d'archaïsmes, maintenus en espagnol mais remplacés par des formes plus tardives dans l'usage central ou en Gaule ; en revanche, apagar « éteindre », du latin °appacare, callar « traire », mañana « demain », du latin °maneana, etc., exemplifient la force créatrice d'un idiome qui compte aussi sa part d'innovations lexicales.
b. Les apports (superstrats) wisigoth et arabe.
Ce qui n'était guère qu'un accent sous l'Empire devait peu à peu devenir un idiome distinct à la faveur des circonstances historiques. La chute de l'Empire romain accéléra la fragmentation du latin en entités régionales distinctes. Les invasions barbares laissèrent elles aussi leur marque dans la langue. Par exemple, le toponyme
Andalousie dérive, à travers l'arabe, du nom des
Vandales (Wandalus). Les Wisigoths, chassés de leur royaume d'Aquitaine par les Francs au début du
VIe s., s'établirent définitivement en Hispanie, où ils exercèrent malgré leur petit nombre une influence culturelle et politique considérable. Leur influence linguistique fut cependant moindre. L'effet de la langue parlée par les conquérants wisigoths sur la langue des conquis (on parle alors de
superstrat), en l'espèce sur le latin vulgaire d'Hispanie, fut de loin inférieur à celui du superstrat franc dans le nord de la Gaule. La phonétique et la morphosyntaxe hispanique ne se sont guère ressenties de la présence des Wisigoths ; tout au plus leur attribue-t-on le suffixe
-engo qui correspond au germanique
-ing (notamment en anglais). L'espagnol connaît un certain nombre d'emprunts au germanique, parfois parallèles à ceux du français :
guerra (Cf. guerre), robar (Cf. dérober), orgullo (Cf. orgueil), guante (Cf. gant), d'autres n'ayant pas de correspondant en français moderne, comme
ganso « oie, jars », de
°gans, falda « jupe », de
°falda, etc. Enfin, plusieurs noms de personnes, et des plus courants, sont d'origine wisigothe
(Fernando, Rodrigo, Adolfo), ainsi que quelques noms de lieux :
Burgos, qui correspond à l'élément
-bourg de
Strasbourg, Godos (du nom même des
Goths), etc. On retiendra surtout de cette époque l'état d'isolement face au reste de la Romania qui favorisa dans le latin vulgaire de l'Hispanie le développement spontané des tendances évolutives jadis réprimées par la norme et le besoin d'intercommunication avec le reste du monde latinophone.
L'invasion de la péninsule ibérique par les Musulmans (Arabes, Syriens, Berbères) dès le début du VIIIe s. allait à son tour exercer une influence décisive sur l'histoire de l'espagnol. Il ne faudrait pas croire que Chrétiens et Musulmans vécurent dos à dos pendant les huit siècles de présence arabe dans la péninsule : au contraire, les contacts entre les deux groupes furent nombreux et constants. On appelle Mozarabes (d'un mot arabe signifiant « arabisé ») les Chrétiens de langue romane qui cohabitaient avec les Musulmans. Leur langue nous est connue grâce à quelques passages composés en proto-roman hispanique, mais transcrits en caractères arabes. Ils empruntèrent de très nombreux types lexicaux à l'arabe, qui furent souvent diffusés jusque dans les territoires restés sous domination chrétienne. À mesure que les Chrétiens, d'abord confinés au nord de la péninsule, reconquirent leurs anciens territoires, ils assimilèrent les Mozarabes et, avec eux, une bonne partie de leur vocabulaire arabisant. On a dénombré plus de quatre mille emprunts lexicaux à l'arabe ; certains n'ont pas survécu, alors que d'autres ont essaimé dans plusieurs langues. On peut citer, parmi les plus fréquents, aduana (Cf. douane), alambique (Cf. alambic), alcachofa, alcoba (Cf. alcôve), algodón (Cf. coton), almacén (Cf. magasin), azafrán (Cf. safran), azar (Cf. hasard), d'un mot arabe signifiant « dé à jouer », azúcar « sucre », azulejo, carmesí (Cf. cramoisi), laúd (Cf. luth), etc. ; on aura remarqué que plusieurs de ces mots ont un élément initial al- : il s'agit de l'article arabe. On relève aussi des calques sémantiques : l'espagnol infante en vint à acquérir le sens de « fils de noble, fils de roi » par analogie avec l'arabe walad qui voulait dire « fils », « enfant », mais aussi « héritier du trône ». La toponymie ibérique est riche en éléments d'origine arabe. Mancha, de l'arabe mangǎ « haut plateau », Alcalá, de al-qalat « le château », Medina, de l'arabe madinat « ville » ; Guadalajara signifie « fleuve des pierres », et Guadalquivir « grand fleuve ». Gibraltar, dont la conquête en 711 marque le début de la présence musulmane dans la péninsule, est une adaptation de Djibr al᾿ Tarik « mont de Tarik ». On reconnaît dans Benicásim « fils de Cásim » l'élément sémite ben exprimant la filiation. En morphologie, on citera le suffixe formateur de « gentilés » (noms d'habitants) -í (yemení, marroquí), encore productif dans la langue moderne (bengalí, paquistaní, israelí). Mais, contrairement à ce que l'on entend parfois, la phonétique de l'espagnol n'a été en rien influencée par celle de l'arabe. Les emprunts ont été entièrement adaptés à la phonologie des parlers romans ibériques. La fameuse jota ([x]), son guttural caractéristique de l'espagnol contemporain, ne vient nullement de l'arabe, mais résulte d'une évolution relativement tardive (XVIIe s.) des sons que l'on écrit ch et j en français. Les sonorités gutturales de l'arabe tombèrent ou furent adaptées par l'ancien espagnol en f, g, k ou h, ce dernier disparaissant ensuite de la prononciation, et parfois même de la graphie (arabe tareha > espagnol tarea).
La présence musulmane en Espagne dura près de huit siècles (de 711, date de la première invasion, à 1492, reddition de Grenade), mais la péninsule ne fut presque jamais entièrement occupée par les Arabes. C'est dans les régions montagneuses et difficiles d'accès du nord de l'Espagne (Cantabriques, Navarre, Pyrénées), pratiquement toujours restées sous domination chrétienne, que se sont élaborés les dialectes ibériques, qui allaient peu à peu s'étendre à toute la péninsule à mesure que la reconquête (Reconquista) progressait vers le sud.
2. Les dialectes ibériques.
On peut identifier six dialectes romans issus du latin vulgaire d'Hispanie : le galicien-portugais, à l'extrême ouest, qui en progressant vers le sud allait donner naissance à la langue portugaise ; le catalan, à l'est, apparenté à l'occitan et qui plus tard s'étendrait jusqu'au Levant, ainsi qu'aux îles Baléares et même en Sardaigne ; le castillan, au départ limité à la Castille, mais appelé à devenir la langue que nous connaissons sous le nom d'espagnol ; l'asturien-léonais, situé entre le galicien-portugais et le castillan, et peu à peu absorbé par ce dernier ; le navarro-aragonais, entre le castillan et le catalan, et lui aussi victime de l'expansion castillane ; enfin, le dialecte mozarabe, au sud, parlé par les populations chrétiennes vivant en territoire musulman et peu à peu absorbé par la Reconquista. Il est notable que le castillan se distingue des autres parlers ibériques par une série de caractéristiques phonétiques qui lui sont propres : le groupe latin -kt- passe à ch en castillan, mais ailleurs son évolution ne dépassera pas l'étape intermédiaire it (latin noctem > espagnol noche mais portugais noite, catalan nit) ; latin g- devant e ou i tombe en castillan mais se maintient ailleurs (latin genesta > espagnol hiniesta, mais portugais giesta, catalan ginesta) ; de même le f- initial latin se conserve dans tous les parlers romans ibériques sauf en castillan (latin filiu > espagnol hijo, mais portugais filho, catalan fill). C'est ce dialecte à la personnalité marquée qui, pour des raisons géographiques (position centrale), militaires et politiques, s'étendra peu à peu à l'extérieur de ses frontières d'origine, d'abord dans le centre et le sud de la péninsule à la faveur de la Reconquista ; cette dernière, menée avec succès par la Castille, imposa le castillan à une bonne partie des ex-territoires musulmans. C'est parce que l'espagnol dérive en fait de ce dialecte qu'on l'appelle aussi castillan, dénomination historiquement plus précise (Cf. toscan vs italien). Pour des raisons idéologiques, castillan est aussi employé par des hispanophones (castellano) pour éviter de poser l'équation espagnol = Espagne, autant chez les autonomistes de la péninsule (Catalans, Galiciens, etc.) que dans certains milieux latino-américains.
À partir du XIe s., les pèlerins français affluent de plus en plus nombreux sur la route de Saint-Jacques-de-Compostelle, tant et si bien qu'on l'appellera camino francés. Les liens avec le reste de l'Europe commencent à se faire plus étroits et les premiers emprunts au français et à l'occitan datent de cette époque : duque (de duc), flecha (de flèche), homenaje (occitan homenatge, Cf. français hommage), jamón (de jambon), jardín, manjar « mets » (de l'occitan manjar, Cf. français manger) ; mensaje (de l'occitan messatge, Cf. français message), vianda « nourriture » (de viande). Une certaine influence phonétique se fait sentir dans la chute du -e final (part, mont, allend, cort), qui ne devait pas s'imposer dans la langue. Finalement, le choix de la graphie ch pour transcrire le son tch- [tš] (par exemple chico) participe aussi de l'influence linguistique française (le ch français se prononçait à l'époque plus ou moins comme à l'initiale de tchèque).
3. L'espagnol archaïque. Les premiers textes.
Dans le domaine hispano-roman, c'est dans les Glosas Emilianenses et les Glosas Silenses, l'équivalent des gloses de Reichenau pour le français, que l'on retrouve la plus vieille attestation écrite en Espagne d'une langue qui n'était plus du latin ; on la rattache au dialecte navarro-aragonais. Ces gloses, rédigées au Xe ou au début du XIe s., sont des traductions dans la marge, en langue vulgaire, de mots ou de phrases écrits en latin classique et devenus opaques aux locuteurs romans. Une des plus vieilles manifestations écrites du parler vulgaire de la péninsule ibérique illustre le dialecte mozarabe, transcrit en caractères hébreux ou arabes. Il s'agit de quelques vers insérés dans des chansons du XIe et du XIIe s., écrites en arabe (une quarantaine sont parvenues jusqu'à nous) et en hébreu (on en connaît une vingtaine), qui chantent les plaisirs et les chagrins amoureux. On a cru y déceler l'origine des cantigas galiciennes et des villancicos castillans (petites chansons populaires sous forme de refrains). Le premier texte littéraire castillan qui nous soit parvenu est le célèbre Cantar de Mio Cid, chef-d'œuvre de la poésie épique, et véritable point de départ de la littérature espagnole. Rédigé vers la fin du XIIe s., il n'est conservé que dans une copie du XIVe siècle. Cette épopée inspira plusieurs auteurs, dont Guilhem de Castro (Las Mocedades del Cid, 1618), source de Corneille (Le Cid, 1636). Plusieurs œuvres vont voir le jour à la fin du XIIe et au XIIIe s. : l'Auto [« acte » religieux] de los Reyes Magos, la Vida de Santa Maria Egipciaca, le Libro de la Infancia y Muerte de Jesús, l'Apolonio et le Libro de Alexandre. Ces deux derniers sont dus au poète Gonzalo de Berceo, premier représentant du genre mester de clerecía, la poésie savante ; ce genre fut le premier à introduire en espagnol de nombreux latinismes. Ces textes sont tous marqués par une grande hésitation dans le choix des formes dialectales ; la langue littéraire était encore loin de l'unification, mais les traits castillans dominaient déjà.
4. L'espagnol médiéval. Le rôle d'Alphonse X le Sage.
Sous le règne d'Alphonse X le Sage (1252-1284), la langue écrite allait connaître un grand essor, grâce à l'action personnelle de ce roi versé dans les lettres. Il fit de sa cour un véritable chantier intellectuel, qui donna le jour à une imposante production en prose et en vers touchant à plusieurs domaines de l'activité humaine : l'histoire, avec la Primera Crónica General, le droit, avec les Siete Partidas, les sciences (Saber de Astronomía, Lapidario, Libro de las Cruzes), la littérature (les Cantigas, écrites en galicien), etc. Les traductions d'originaux grecs, latins ou arabes comptent pour une bonne part de la production de cette époque. À l'exception des Cantigas, l'essentiel de cette production fut rédigé en castillan, encore parsemé de dialectalismes mais pour la première fois soumis à une volonté de correction et de normalisation. Une graphie commune s'imposa, et persista sans trop de changements jusqu'au XVIe siècle. Le castillan obtint le statut de langue officielle dans les documents royaux (plus de deux siècles avant l'ordonnance de Villers-Cotterêts) ; en même temps, il était devenu un moyen d'expression écrite très estimé par les érudits et les écrivains de l'époque, ce qui favorisa au XIVe s. l'éclosion d'une œuvre féconde et multi-culturelle, dans une Espagne où l'Inquisition n'avait pas encore sévi : on retiendra les noms de l'archiprêtre de Hita, Juan Ruiz, auteur du Libro de Buen Amor, du rabin Sem Tob de Carrión, auteur d'un fameux recueil de Proverbios morales, et un anonyme Poema de Yúçuf, principal représentant de la littérature aljamiada, écrite en espagnol mais transcrite en caractères arabes, par des auteurs mudéjares (Musulmans restés en Castille après la Reconquista).
5. L'espagnol pré-classique.
Au XVe s., la Renaissance atteint l'Espagne. Dans la langue littéraire, les latinismes syntaxiques abondent, mais ils ne s'implanteront pas dans l'usage ; en revanche, de nombreux latinismes lexicaux introduits à cette époque vont survivre. Les gallicismes continuent de s'introduire (dama, paje, galán, etc.), ainsi que les premiers italianismes, parfois aussi connus du français (tramontana, piloto, atacar, escaramuza, belleza, etc.). Peu à peu, les excès latinophiles des débuts font place à une langue moins affectée, et qui n'hésite pas à recourir aux riches possibilités stylistiques de la langue parlée, exemplifiées avec brio dans la Celestina (Fernando de Rojas, 1499). Tout au long du XVe s., le castillan raffermit sa domination dans le centre de la péninsule, reléguant définitivement le léonais et l'aragonais au statut de parlers ruraux ; son prestige s'étend, malgré les résistances, à la Catalogne et au Portugal, où un auteur bilingue, Gil Vicente, écrira une bonne partie de son œuvre dans la langue des Reyes Católicos — les Rois Catholiques, Ferdinand d'Aragon et Isabelle de Castille. Sous leur règne, la langue espagnole se trouve à une époque charnière de son évolution : avec la prise de Grenade en 1492, dernier bastion musulman dans la péninsule, une page est définitivement tournée, et la découverte de l'Amérique la même année par Christophe Colomb ouvre à l'espagnol des horizons jusque-là insoupçonnés. La publication de la Gramática de Antonio de Nebrija en 1492, la plus ancienne grammaire qui décrive systématiquement une langue romane moderne, complète sur le plan interne les succès de la langue sur le plan externe. Nebrija publiera par la suite un dictionnaire latin-castillan, castillan-latin qui est à la base de la lexicographie de langue espagnole.
6. L'espagnol du Siècle d'or. Classicisme et baroque.
Le Siglo de Oro (Siècle d'or) de la littérature espagnole correspond en fait à une période d'environ un siècle et demi qui s'étend de la fin du XVe au milieu du XVIIe siècle. Le prestige culturel attaché à la langue espagnole y atteint des sommets, et dans toute l'Europe on lit, en version originale ou traduite, les œuvres des auteurs espagnols. Le castillan cesse pour un moment d'emprunter et devient prêteur : de nombreux hispanismes du français datent de cette époque, par exemple brave, bravoure, désinvolte, grandiose, fanfaron, matamore, hâbler, sieste, guitare, castagnette, adjudant, embargo, camarade, matador. La colonisation de l'Amérique enrichit la langue d'un grand nombre de vocables nouveaux, qui seront diffusés en Europe par l'entremise de l'espagnol : patate, caïman, canot, hamac, ouragan, maïs, pirogue, tabac, etc. Le français ira même jusqu'à emprunter un signe graphique de l'espagnol, la cédille (ç), qui allait être abandonné par la suite dans la graphie castillane.
La littérature connaît d'abord une période classique, puriste dans ses choix stylistiques et attachée au naturel de l'expression (la notion de buen gusto « bon goût » naît en Espagne et se répand dans toute l'Europe) ; viendra ensuite le baroque, qui se démarque du classicisme par son goût de l'ornement et de l'artifice. Parmi les classiques, on retiendra les noms de Juan de Valdés (son Diálogo de la lengua, 1535, apologie de la langue vulgaire, est un peu l'équivalent de la Déffence et illustration de la langue françoise de Du Bellay), Garcilaso, Guevara, Herrera, Luís de Granada, Luís de León ; les mystiques sainte Thérèse d'Avila et saint Jean de la Croix appartiennent aussi à cette époque. C'est à un représentant de l'école baroque espagnole, Miguel de Cervantes, que l'on doit l'un des plus grands chefs-d'œuvre de la littérature mondiale, le celèbre Don Quichotte de la Manche (El Ingenioso Hidalgo don Quijote de la Mancha). Le dramaturge Lope de Vega, le poète « cultiste » Góngora, son ennemi le « conceptiste » Quevedo, le moraliste Gracián, et finalement le grand poète dramatique Calderón de la Barca, sont les plus illustres représentants de cet âge d'or de la littérature espagnole.
Sur le plan linguistique, plusieurs hésitations de l'ancienne langue sont résolues et l'espagnol prend peu à peu la physionomie que nous lui connaissons : nosotros et vosotros l'emportent sur nos et vos ; haber est restreint à la fonction d'auxiliaire, tener devenant seul apte à exprimer la possession, mais ser est évincé par haber comme auxiliaire du passé composé de certains verbes (son idos « ils sont allés » > han ido) ; la répartition des emplois entre ser et estar, correspondant tous les deux au verbe français être, se précise ; la tournure impersonnelle avec se se répand ; le subjonctif futur (amare) se fait de plus en plus rare ; la valeur de l'ancien indicatif plus-que-parfait synthétique (amara) en vient à se confondre avec celle du subjonctif imparfait (amase) ; l'emploi de la préposition a devant un complément représentant une personne s'étend (Quiero a Fulano « j'aime un tel »), etc. Le lexique s'enrichit notablement, d'une part grâce aux innombrables latinismes et hellénismes, d'autre part par emprunt aux langues voisines : le français fournit à cette époque servilleta, frenesí, batallón, bayoneta, piquete, etc. De nombreux dérivés et des termes techniques sont admis dans la langue littéraire, en contraste avec le purisme qui caractérise le français classique.
7. L'espagnol moderne.
À partir du XVIIIe s., la planification linguistique interne s'organise de façon institutionnelle avec la fondation, en 1713, de la Real Academia Española (Académie royale espagnole). De 1726 à 1739, l'Académie publie un premier dictionnaire, le Diccionario de Autoridades, qui cite abondamment les grands auteurs (autoridad signifie ici « citation »). Le rôle des dictionnaires de la Real Academia (en 1984 paraissait la vingtième édition du Diccionario de la lengua española) est beaucoup plus important que celui de leur contrepartie française : ils constituent la référence première de toute la lexicographie espagnole des XVIIIe, XIXe et XXe s., l'Espagne n'ayant jamais connu l'équivalent d'un Richelet ou d'un Littré. L'espagnol doit aussi à la Real Academia la publication d'une Gramática (1771), sans équivalent de la part de l'Académie française, ainsi qu'une réforme orthographique qui pourrait faire des envieux au nord des Pyrénées : par la publication, en plusieurs étapes, de petits manifestes appelés Orthographía (1re éd., 1741), puis finalement Ortografía (8e éd., 1815), l'Academia a doté l'espagnol d'un système graphique quasi phonologique, d'une admirable économie, et d'une grande simplicité. Seuls quelques toponymes garderont des traces de l'ancien usage, par exemple México, dont le x prononcé [ks] par les étrangers est en fait une ancienne graphie correspondant maintenant à la jota, normalement orthographiée g ou j.
Au XVIIIe s., le rayonnement espagnol n'est plus ce qu'il était au Siècle d'or et c'est la France qui diffuse ses lumières : la vague de gallicismes atteint alors des sommets (detalle, favorito, galante, interesante, intriga, modista, coqueta, pantalón, tisú, corsé, hotel, chalet, buró, sofá, avalancha, control, etc.), compensés par des emprunts réciproques du français (américanismes : maté, tomate, alpaca, lama ; vocabulaire politique : libéral, guerrilla, guérrillero, intransigeant ; mots folkloriques : séguedille, maja, picador, banderille, gitane, patio, boléro, etc.). L'espagnol ne cessera plus d'intégrer des mots français à son vocabulaire, mais depuis le début du XIXe s. ce sont surtout les emprunts à l'anglais, puis à l'anglo-américain, qui se font les plus nombreux.
8. L'expansion de l'espagnol en Amérique.
En 1492, Christophe Colomb atteint les côtes de l'Amérique et en prend possession au nom des Rois Catholiques. Les Antilles seront le premier foyer de diffusion de l'espagnol dans le Nouveau Monde. En 1519, Cortès débarque au Mexique et conquiert rapidement le pays. Quesada fonde Bogotá en 1538 ; la ville allait devenir, tout comme Mexico, la capitale d'une vice-royauté espagnole. Plus au sud, l'empire Inca est assujetti par Pizarro (1531-1536) ; le Pérou devient aussi, dès 1534, une vice-royauté. Le Río de la Plata est découvert en 1516, Buenos Aires est fondée en 1536. C'est l'espagnol du Siècle d'or qui est alors implanté outre-Atlantique.
Deux facteurs jouent un rôle prépondérant dans la genèse des variétés américaines d'espagnol : l'origine des colons, et les langues indigènes avec lesquelles l'espagnol s'est trouvé et se trouve encore en contact. Dans la première phase de la colonisation (Antilles), d'importance cruciale pour le devenir de la langue, ce sont en majorité des Andalous, et surtout des Andalouses, qui ont formé la base de l'espagnol colonial. On attribue à cette influence plusieurs phénomènes caractéristiques de l'espagnol américain : le remplacement du l mouillé, analogue à celui de l'italien figlio, par le son [y] (comme en français) ; le remplacement du s chuintant péninsulaire par un s plus sifflant, semblable à celui du français ; la chute de ce même -s en fin de syllabe, caractéristique du parler des régions côtières ; la confusion ou la chute de -r et -l en fin de syllabe (Antilles) ; l'articulation douce et aspirée, comme celle du h anglais (Cf. hot, high), de la jota [x], plutôt rude en castillan ; l'abandon du pronom personnel vosotros au profit de ustedes ; et plusieurs types lexicaux, tels amarrar « attacher », guiso « ragoût », limosnero « mendiant », etc. L'influence des langues indigènes sur la phonétique de l'espagnol américain est beaucoup moins grande que celle de l'andalou ; c'est surtout au niveau du vocabulaire que les langues amérindiennes ont laissé leur trace, léguant à l'espagnol d'Amérique, et par lui, en nombre plus réduit, à l'espagnol d'Europe, plusieurs centaines de mots. On distingue, pour les Antilles, un substrat taíno, langue aujourd'hui disparue mais qui a donné à l'Europe ses premiers américanismes (canoa, cacique, maíz, tabaco, etc.), et un substrat caraïbe (caimán, canibal, piragua, etc.). Le náhuatl, langue des Aztèques, encore parlée par près d'un million de locuteurs, a fourni des centaines de mots à l'espagnol mexicain (escuincle « chien », guajolote « dindon », etc.), dont certains jouissent d'une diffusion mondiale (cacahuete, cacao, chocolate, tomate). Du quechua, langue de l'empire Inca, elle aussi encore très vivante (plus de quatre millions de locuteurs), on connaît alpaca, guano, cóndor, pampa, etc. On citera encore l'araucano (araucan), avec au Chili ají « poivron », iguana et le tupi-guaraní au Paraguay, avec par exemple tucán, ñandú « nandou », yaguar « jaguar ». Les esclaves africains déportés en Amérique, en particulier dans les Antilles et les régions côtières, ont également transmis leur part de vocables : banana, guarapo « boisson faite à base de canne à sucre », samba, mambo, etc.
En plus des influences andalouses, amérindiennes et africaines, les variétés américaines d'espagnol ont conservé un certain nombre d'archaïsmes par rapport à l'usage européen, tels lindo pour bonito, hermoso ; bravo pour irritado, enfadado ; liviano pour ligero, compensé par un grand nombre de néologismes sémantiques (estancia « ferme », quebrada « torrent ») et formels (la suffixation, entre autres, est très productive), ce qui n'est pas sans rappeler la situation du latin vulgaire d'Hispanie à l'époque de l'Empire (ci-dessus 1.a.). Finalement, des influences étrangères se font sentir çà et là : l'immigration italienne en Argentine a donné lieu à plusieurs emprunts à l'italien dans le lunfardo, l'argot des classes populaires de Buenos Aires ; l'influence des États-Unis au Mexique, en Amérique centrale et dans les Antilles, est aussi à l'origine de nombre d'emprunts (checar « vérifier », pris à l'anglais to check ; overol « salopette », anglais overall ; cloche « embrayeur », emprunt à l'anglais clutch).
Dans la première moitié du XIXe s., la plupart des pays sous domination espagnole deviennent indépendants ; dans la seconde moitié, des Académies de la langue se fondent un peu partout (la première fut l'Académie colombienne, en 1871). Dans chaque pays, en particulier dans les grandes villes, s'instaure une « norme cultivée », légèrement différente d'un pays à l'autre et distincte de l'usage péninsulaire, mais reconnue et employée dans les échanges internationaux. La littérature latino-américaine d'expression espagnole connaît au XXe s. un immense succès, qui en fait l'une des littératures les plus importantes au monde (Miguel Angel Asturias, Nobel 1967 ; Pablo Neruda, Nobel 1971 ; Gabriel García Márquez, Nobel 1982 ; Octavio Paz, Nobel 1990).
9. Statut actuel de la langue espagnole en Espagne et dans le monde.
Depuis la mort de Franco (1975), la doctrine de l'unilinguisme castillan a fait place à la reconnaissance des langues des autonomies. Le catalan connaît une renaissance ; on l'enseigne aux côtés du castillan et sa connaissance est exigée pour obtenir un poste dans l'enseignement public. Barcelone, capitale mondiale de l'édition en langue espagnole, publie aussi un nombre grandissant d'ouvrages en catalan, traductions et originaux ; la presse, la radio et la télévision contribuent aussi pour beaucoup à la réhabilitation de cette langue. On peut donc prévoir une influence croissante de l'adstrat catalan dans l'espagnol de Catalogne, de Valence et des Baléares. Voir catalan (encadré). Le galicien, parlé par près de 90 % de la population en Galice, a été reconnu récemment comme langue romane à part entière par la communauté scientifique ; on travaille à le codifier et à le doter d'une norme. Le basque se maintient, après avoir perdu beaucoup de terrain pendant les années d'industrialisation, qui ont provoqué une forte immigration interne de travailleurs parlant castillan vers l'Euskadi, le Pays basque. Malgré tout, la connaissance de l'espagnol reste générale dans toute l'Espagne, le bilinguisme étant la norme dans les régions citées.
En Europe, la présence de l'espagnol est assurée par un grand nombre de communautés d'immigrants, Espagnols mais aussi Latino-Américains (France, Allemagne, Suisse). De plus, l'espagnol y occupe une bonne place comme langue étrangère dans l'enseignement secondaire et supérieur. On parle encore un peu l'espagnol aux Philippines (2 %), mais il y est en recul devant l'anglais. Les Juifs sefardim, expulsés d'Espagne par les Rois Catholiques en 1492, ont répandu en Afrique du Nord et dans les Balkans leur dialecte, appelé judéo-espagnol, véritable trésor d'archaïsmes, mais dont la survie est menacée.
En Amérique latine, où il est la langue officielle de tous les États sauf le Brésil, l'espagnol est plus vivant que jamais ; il cohabite avec les langues amérindiennes sur de vastes étendues (guaraní au Paraguay, co-officiel avec l'espagnol, plus de deux millions de locuteurs ; quechua dans les Andes, plus de quatre millions de locuteurs ; náhuatl au Mexique, près d'un million, et autant pour le maya-quiché, au Yucatán et au Guatemala, etc.). Aux États-Unis, où l'espagnol est la première langue étrangère dans l'enseignement secondaire, l'immigration massive d'hispanophones depuis quelques décennies (14,6 millions d'hispanophones en 1980) évoque une véritable Reconquista de l'espagnol, qui est maintenant parlé par des communautés entières dans les États du sud-ouest américain qui, comme la toponymie nous le rappelle, étaient jadis sous le joug de l'Espagne (en 1980, on dénombrait 4,5 millions d'hispanophones en Californie, et près de 3 millions au Texas, soit environ un quart de la population des États respectifs ; la moitié des habitants du Nouveau-Mexique, soit environ un demi-million, parle espagnol). Une importante communauté cubaine s'est installée à Miami (deuxième ville cubaine après La Havane) depuis la Révolution ; la Floride compterait près d'un million d'hispanophones. Les Portoricains reçurent la nationalité américaine en 1917 : ils émigrèrent en si grand nombre vers New York que celle-ci devint vite la première ville portoricaine au monde. Quant à Los Angeles, elle compte près d'un tiers d'Hispanics, et serait en fait la deuxième ville mexicaine, derrière Mexico mais devant Guadalajara. Le statut socio-économique de la plupart des hispanophones aux U. S. A. reste très bas, mais certains d'entre eux ont commencé à investir le monde des affaires et de la politique. À l'heure actuelle, l'espagnol semble être l'une des rares langues mondiales à tenir tête à l'expansion généralisée de l'anglais.
A. Thibault
BIBLIOGRAPHIE
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