L'ÉTYMOLOGIE
L'étymologie, telle qu'elle est développée depuis le début du XXe s., est la discipline qui cherche à établir l'origine formelle et sémantique d'une unité lexicale, le plus souvent un mot, mais aussi à en retracer l'histoire dans les rapports qu'il entretient avec les mots de la même famille, avec les mots de forme et de sens voisins et avec la chose qu'il désigne.
Cette nouvelle conception de l'étymologie, qui englobe l'étymologie-origine et l'étymologie-histoire (K. Baldinger, L'Étymologie, p. 239), trouve ses fondements dans les acquis de la grammaire historique et comparée ; elle a évolué, de plus, grâce à la sémantique, à la dialectologie et à la géographie linguistique. La linguistique historico-comparative du XIXe s. lui apporte les lois phonétiques qui régissent notamment le français et les langues romanes, par comparaison de ces langues entre elles et avec le latin, dont elles sont issues. Ces travaux aboutirent au Romanisches Etymologisches Wörterbuch du romaniste suisse Meyer-Lübke, publié de 1911 à 1920. Ce linguiste classe sous un étymon donné les formes qui en découlent, laissant de côté les problèmes liés à l'évolution du sens. À la même époque, la constitution de la sémantique en tant que discipline amène une curiosité nouvelle pour le contenu, la signification, le concept et pour la relation du mot avec la chose. Dès le début du XXe s., la dialectologie et la géographie linguistique participent, de leur côté, à l'évolution de l'étymologie. L'intérêt se déplace alors sur l'histoire du mot, l'étymologie-origine n'étant plus considérée que comme un point de départ de la recherche étymologique. Les travaux du dialectologue suisse J. Gilliéron, auteur de l'Atlas linguistique de la France (1903-1910), marquent un pas décisif dans cette évolution. Il met en garde ses auditeurs contre l'ancienne étymologie : « Ne vous contentez pas de faire l'histoire d'un mot, pareillement à celle que ferait un historien littéraire, qui retracerait la vie d'un homme célèbre en ces termes : Balzac, assis sur les genoux de sa nourrice, était vêtu d'une robe bleue, rayée de rouge. Il écrivit La Comédie humaine » (J. Gilliéron, La Faillite de l'étymologie phonétique, Neuveville, 1919, p. 133). En 1922, paraît le premier fascicule du Französisches Etymologisches Wörterbuch publié par le romaniste suisse Walther von Wartburg. Ce trésor étymologique du lexique gallo-roman, où le français est considéré parmi tous les dialectes, rédigé en allemand et dédié à Gilliéron et Meyer-Lübke, pose les bases de l'étymologie axée sur l'histoire du mot. Trois orientations nouvelles se dégagent de cette conception étymologique. La première est structurale : quand un élément de la structure change, le système évolue ; cette orientation a été particulièrement suivie par P. Guiraud (Structures étymologiques). La seconde est d'ordre philologique : les datations et les premières attestations d'un mot ou d'un sens prennent de l'importance ; une première attestation peut en effet remettre en cause un étymon ou, au contraire, venir consolider une hypothèse étymologique. La dernière, enfin, est d'ordre socio-culturel : en faisant l'histoire d'un mot, on écrit aussi celle de l'homme, celle de la société.
Pour illustrer ces considérations, nous donnerons l'exemple classique du latin coxa « hanche », qui a donné le français cuisse. L'étymologie-origine se contente de cette affirmation formelle : latin coxa → français cuisse et de cette constatation sémantique : coxa « hanche » → cuisse « cuisse ». Mais pourquoi le mot latin a-t-il changé de sens ? Pourquoi est-on passé, pour la même forme, de « hanche » à « cuisse » ? Wartburg donne une réponse : pour désigner la cuisse, le latin classique possède le terme femur. L'évolution du bas latin aboutit à une homonymie entre femur « cuisse », devenu femus, et fimus « fumier », devenu lui aussi femus ; le sujet parlant préfère alors coxa pour désigner la cuisse. Cette solution de fortune résout provisoirement l'ambiguïté formelle ; le flou sémantique subsiste, puisque coxa désigne à la fois la hanche et la cuisse. La langue adopte, à ce stade, une autre solution pour supprimer l'ambiguïté de coxa : elle fait appel au germanique °hanka, qui signifie « hanche ». Si coxa « hanche » a changé de sens, c'est sous l'influence de son entourage, parce que femur est devenu homonyme de fimus : ceci illustre l'orientation structurale citée plus haut.
Un autre exemple illustrera l'apport de la dialectologie : celui du français fesser « donner des coups sur les fesses ». Depuis la fin du XVIe s. au moins, fesser est mis en rapport avec fesse(s). Si l'on considère cependant les formes dialectales, on remarque que certains parlers normands présentent la forme fessier. Cette forme en -ier ne peut être le résultat d'un dérivé de fesse, qui, en normand comme en français, aurait donné fesser. Il faut donc, pour le verbe fessier, avoir recours à une autre hypothèse. Le latin connaît le verbe fasciare « bander, lier, attacher », dérivé de fascia « bande ». Ce mot a donné en français faice/fesse « lien, lien tressé », qui disparaît de l'usage vers le XVIe siècle. N'existe plus alors que fesse, d'où la possibilité, pour le sujet parlant, d'y rattacher fesser. Fesser est néanmoins formé sur fesse, faisse « lien », comme fouetter sur fouet, et appuyé par l'existence d'un verbe latin fasciare et du normand fessier.
Le lexique français est composé de mots hérités, de mots dérivés et composés, d'emprunts* (→ français). L'étymologie scientifique a créé, pour départager ces différents éléments lexicaux, ses propres méthodes de recherche et d'investigation.
Afin de pouvoir proposer une étymologie, le chercheur doit satisfaire à plusieurs préalables : pour mener à bien une recherche étymologique aussi bien historique (évolutive ou diachronique) que descriptive (synchronique), il devrait :
— recueillir le plus grand nombre possible d'attestations du mot qu'il traite, dans le temps et dans l'espace ; plus le corpus est exhaustif, plus il peut suivre pas à pas l'évolution du mot et en retracer finement l'histoire. Ce corpus est composé de sources différentes, de valeur inégale : les textes eux-mêmes, littéraires ou non, les dictionnaires de langue et les dictionnaires spécialisés, les glossaires d'éditions de textes, les monographies et glossaires dialectaux, les atlas linguistiques, etc. Ce premier préalable conduit l'étymologiste à une démarche philologique ;
— revenir à la source, aller vérifier le contexte dans lequel le mot apparaît, établir le sens le plus exactement possible et contrôler la graphie, localiser le texte, contrôler les datations* pour pouvoir respecter la chronologie. Il est, en effet, de première importance de savoir si le mot apparaît pour la première fois dans un texte français copié en Italie (certaines formes, non attestées ailleurs, seront considérées alors comme des emprunts à l'italien) ou, par exemple, par un scribe originaire de Picardie (certaines formes pourront être interprétées comme des picardismes), et de savoir si le passage dans lequel se situe le mot relate une partie de chasse ou décrit une scène d'amour. Ces recherches minutieuses sont nécessaires et leur conclusion peut entraîner un remodelage de l'histoire du mot ;
— savoir interpréter la répartition géographique d'un mot ou d'un groupe de mots dans l'espace roman ;
— avoir une idée précise de l'histoire événementielle, sociale, économique, culturelle du pays dont on étudie la langue et le lexique. C'est surtout en observant ce dernier point que peuvent être évitées des étymologies livresques, proposées par des linguistes trop éloignés des réalités extra-linguistiques ; celui qui sait ce qu'est une Spontex n'ira pas postuler, à la base de l'expression boire comme une Spontex, un Spontex « nom d'une marque de voitures » ; celui qui connaît l'existence d'un M. Rustin, inventeur de la rustine, ne rattachera pas ce mot au radical germanique rust.
Pour faire une étymologie scientifique, l'étymologiste doit tenir compte de facteurs aussi bien linguistiques qu'extra-linguistiques :
— facteurs phonétiques : il lui faut évidemment connaître la phonétique historique du français et des dialectes gallo-romans, mais aussi celle des autres langues romanes ;
— morphologiques : il doit voir si le suffixe qu'on croit avoir reconnu est, à l'époque concernée, d'une grande vitalité ou non en cherchant d'autres exemples, si la règle de suffixation est connue ;
— morphosyntaxiques : il faut vérifier que le mode de composition qu'il suppose est attesté par d'autres exemples ;
— sémantiques : bien que l'on ne puisse pas réduire la sémantique à une liste de lois, contrairement à la phonétique, on peut observer néanmoins certaines constantes dans le changement du sens, comme la restriction ou l'extension du sens. L'étude des champs sémantiques (sémasiologie), à l'intérieur comme en dehors du français, permet de cerner les phénomènes qui induisent les changements de sens ;
— il faut encore tenir compte des relations du mot avec la chose (relations onomasiologiques), comme de celles de l'homme avec la langue (pragmatique).
Le langage est en effet une activité humaine essentielle, et le chercheur doit accorder une part importante aux phénomènes d'étymologie dite populaire, une étymologie non scientifique donc, qui n'opère pas par la conjonction des différents critères et facteurs mentionnés plus haut.
L'expression « étymologie populaire » (Volksetymologie), créée par le linguiste allemand Förster en 1852, est malheureuse et ambiguë. Malheureuse, car elle est associée au mot peuple et, de ce fait, au moins au XIXe s., elle a été dépréciée ; ambiguë, car par peuple il faut comprendre, en fait, tout locuteur, quelle que soit sa position sociale. Avec cette nouvelle acception, ce concept recouvrira donc aussi bien l'étymologie dite « savante » que l'étymologie proprement « populaire », et s'opposera ainsi à l'étymologie objective, scientifique. Toutes deux, en effet, répondent au même besoin de lutter contre l'arbitraire du signe : l'homme essaie sans cesse d'analyser les mots, d'en chercher la motivation puis, si ceux-ci sont devenus opaques ou obscurs, de les réanalyser, réinterpréter et remotiver. Le processus est, en outre, le même : toutes deux (étymologies savante et populaire) travaillent par simples rapprochements et non, comme le scientifique, par relation contrôlée entre les différents jalons de l'histoire d'un mot. La seule différence qui persiste entre elles réside dans le fait que l'une opérera par rapprochement avec un signe d'un état de langue antérieur (ancien français, par exemple) ou d'une langue antérieure (hébreu, latin, grec, celtique ou germanique, selon les connaissances du savant), alors que l'étymologie dite « populaire » fera le rapprochement avec un signe de la langue qu'il parle, s'il n'en utilise qu'une, ou, s'il est bilingue, de son dialecte et de la langue. Populaire, ou non scientifique, ne signifie pas fausse ou incorrecte ; rappelons à ce propos que Ménage, qui peut passer pour un représentant de l'étymologie savante, offre entre 70 et 80 % d'étymologies correctes, vérifiées depuis scientifiquement. Certains mots de la langue sont plus sujets que d'autres à la réanalyse : beaucoup désignent des plantes ou des animaux ou, selon un autre point de vue, sont des mots savants tirés du grec ou du latin, ou des emprunts aux langues étrangères. Tel est le cas, par exemple, de l'ancien français laudanon « opium purifié », issu du latin ladanum. Ce mot a été senti comme un composé formé de lau + d(e) + anon. Le dernier élément de ce mot ainsi décomposé a été assimilé à un homophone connu du locuteur, ânon. On obtient donc une structure X + de + nom d'animal. Sur le modèle de composés formés d'un nom d'animal et désignant un médicament, comme lait de poule (depuis 1751), par exemple, lau a été remplacé par lait, monosyllabique comme lau ; ce composé est d'autre part appuyé par l'existence du syntagme lait d'ânesse. D'où, à Paris, l'émergence de lait d'ânon. En Bretagne francophone, la solution choisie est celle d'une réinterprétation de lau par l'eau, d'où la forme iau d'ânon. Il serait trop long d'énumérer ici les nombreux procédés que le locuteur met en œuvre pour interpréter les signes de la langue. L'étymologiste doit, en tout cas, les avoir présents à l'esprit quand il tente de rendre compte d'expressions comme ami / copain comme cochon ou fier comme un pou, dans lesquelles cochon et pou ont été réinterprétés.
L'observation de toutes ces procédures d'investigation, la convergence et la conjonction de ces éléments et facteurs, la prise en compte de ces axiomes ont permis de faire de l'étymologie une activité scientifique. Pourtant, si l'étymologiste a à sa disposition un attirail méthodologique, il n'en reste pas moins qu'il lui faut parfois une bonne intuition pour « faire parler » les matériaux qu'il a sous les yeux. C'est à ce niveau que l'étymologie peut être assimilée à un art et non plus à une science : « Ne cherche pas une étymologie, trouve-la ! [...] Il faut qu'une étincelle jaillisse, quelque chose d'intuitif, qui ne peut être acquis mathématiquement » (trad. de Leo Spitzer, 1925). Bon nombre d'étymologies restent de ce fait inconnues ou incertaines.
Disons, pour terminer, que le français occupe en étymologie une place privilégiée parmi les autres langues. En effet, le latin, qui constitue la base du lexique français, est une langue bien connue et exploitée ; le point de départ est donc pratiquement assuré. Le français possède, en outre, un très grand nombre de textes (depuis le IXe s.), littéraires ou non, qui permettent de retracer, jalon par jalon, l'histoire du lexique. Seul point flou, peut-être : le passage du latin classique au roman, par un latin parlé (latin « vulgaire » ou « populaire ») très difficile à reconstituer ; ce passage, malgré les recherches dans ce domaine, laisse lui aussi la place à quelques reconstructions hypothétiques.
M.-J. Brochard
BIBLIOGRAPHIE
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K. BALDINGER, « L'étymologie hier et aujourd'hui », in Cahiers de l'association internationale d'études françaises, 11, 1959, pp. 233-264.
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A. ZAMBONI, L'Etimologia, Bologne, 1979.
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M. PFISTER, Einführung in die romanische Etymologie, Darmstadt, 1980.