FIGURES ET SENS FIGURÉ
La notion de figure est centrale dans toute conception de la rhétorique et du discours. Le terme figure concerne une relation sémantique et parfois formelle entre deux ou plusieurs types d'emploi d'un même signe de la langue, notamment un mot ou une locution, ou encore entre des signes simultanément en œuvre dans l'énoncé.
Cependant, les catalogues de la rhétorique vont au-delà de cette définition, certaines figures concernant d'autres unités linguistiques, par exemple les sons ou les lettres et, au-delà du lexique, les énoncés ou les phrases. Le niveau d'application de la figure peut lui aussi concerner les sons (l'allitération, par exemple) ou bien la syntaxe et le style, c'est-à-dire les relations entre unités présentes dans le même fragment de discours. C'est le cas de l'antithèse, qui rapproche des mots de sens opposé, de la comparaison, de l'inversion, du chiasme (« il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger »), de l'ellipse, qui efface un élément normalement requis, de l'hyperbole, de l'oxymoron, qui réunit des termes normalement incompatibles (« cette obscure clarté... »), de la répétition, etc.
On s'attachera ici, s'agissant des unités lexicales dans l'histoire, aux relations qui régissent les significations et emplois successifs (puis simultanés, après leur apparition) des mots. Les figures essentielles se réduisent alors à l'hyperbole et à la litote ou à l'euphémisme, à l'ironie, type d'emploi antonymique, à la synecdoque, emploi d'un mot désignant d'abord une partie à propos du tout, et surtout dans deux figures où certains théoriciens ont vu la clé de tout ce système, la métaphore*, souvent issue d'une comparaison implicite — une comparaison condensée, plus brève, disait Quintilien —, et la métonymie*. Si l'on analyse les procédés logiques de la figure, comme l'ont fait les auteurs du « groupe de Liège », adjonction, suppression, substitution (qui cumule les deux opérations précédentes) et permutation, procédés pouvant porter sur des éléments — ce qui nous intéresse ici — ou sur leur mise en œuvre dans l'énoncé, on s'aperçoit que le très grand nombre de figures répertorié par les rhétoriciens du passé peut être avantageusement réduit.
Pour ces théories classiques, dont l'ouvrage de Fontanier, les Figures du discours, représente l'élaboration maximale, les figures sont parfois distinguées des tropes, mot d'origine grecque utilisé par du Marsais au XVIIIe s., à propos des changements de sens. Ce sont les seules figures où le sens s'écarte d'une valeur de référence et qui fondent ce que l'on nomme sens figuré.
En effet, traditionnellement, la figure est définie comme un écart par rapport à une valeur normale, à ce qui est considéré comme un sens « propre » au signe, et qui la caractériserait originellement. (sens propre se dit depuis l'époque classique.) De cette « propriété » vers les figures le chemin est tout tracé, selon des lois omniprésentes. Mais l'idée d'écart suppose une orientation privilégiée, ce qui est très contestable pour la rhétorique, où une norme, point de départ reçu, « normal », est une idée préconçue.
Pour s'en tenir à ces figures qui supposent un changement de sens, c'est-à-dire aux tropes, on peut considérer seulement la co-présence ou la co-virtualité de deux sens, sans choisir lequel résulte d'une figure ; la sémantique moderne voit souvent dans un signe tel que le mot un noyau sémantique potentiel, réalisé différemment selon les cas. La figure, le trope n'est alors qu'une façon de voir la pluralité des significations, la polysémie, et parfois même l'action des contextes sur une abstraction, une simple potentialité.
Mais ce point de vue fonctionnaliste concerne la mise en discours ; il n'est pas valable en lexicographie et dans les dictionnaires, où les rapports entre les mots et leurs effets de sens, certes analysés d'après les réalisations observables en contexte, doivent donner lieu à des ensembles cohérents d'effets de sens, de significations, repérables au niveau de l'unité elle-même, mot ou locution, et pour toutes ses potentialités.
L'histoire des mots donne une fondation objective à un ordre des sens ; la logique interne du lexique lui confère une régularité supposée qui peut être différente. Dans les deux cas, on définit un ordre, chronologique ou logique, que les dictionnaires le réalisent de manière ambiguë, certains plutôt « logiquement », selon des lois supposées, d'autres chronologiquement, selon une observation toujours imparfaite, mais de plus en plus riche.
Dans les deux cas, des points de départ, des passages et des points d'arrivée sont mis en relation. Le point de départ « logique » (supposé tel) est un sens considéré comme propre (on a dit aussi « littéral »), que les figures emmènent dans diverses directions, vers des sens qui sont donc « figurés ». Le point de départ temporel est soit une valeur « étymologique », c'est-à-dire, dans la langue grecque qui en a fait la théorie, un sens vrai (etumos), soit la première acception attestée dans la langue même. La position des Anciens était fondamentalement étymologique. Cette position, illustrée par Cratyle, l'interlocuteur de Socrate dans le dialogue de Platon qui porte son nom, est en effet dominante dans l'Antiquité et le moyen âge occidental, puis à la Renaissance et à l'époque classique. Ensuite, l'étymologie prend des contenus plus objectifs, surtout à partir des XVIIe et XVIIIe s. : elle concerne la source, l'origine et l'histoire des signes. (Voir : Étymologie.) À la différence des énoncés figurés, de la signification figurée dans le discours (par exemple dans les textes littéraires), qui suppose une véritable grammaire de la figure — et notamment de la métaphore —, les valeurs figurées des mots, les locutions et expressions figurées font partie intégrante du lexique, et donc de la langue. Les théoriciens des figures dans le langage, dans le code de la langue, distinguaient donc un sens de départ, qu'ils nommaient primitif ou naturel (car le « sens vrai », dans la théorie classique, est fondé en nature), ou bien, on l'a vu, sens propre ou littéral, et des sens figurés, obtenus « par figure ».
Ainsi, déjà dans ce « monde clos » (Benveniste) des sens de la langue, une rhétorique interne est à l'oeuvre. Les historiens du sens dans les mots, classiques comme ceux de Port-Royal, comme Du Marsais, ou comme les Anglais Hobbes, Locke, « sensualistes » comme Condillac, sont devenus au XIXe s. sémanticiens, tel Bréal ou avant lui J. S. Mill (qui est en principe logicien). Ils ont observé les figures, notamment la métaphore, et les changements de sens par « élargissement » et « restriction » (Bréal), plutôt appelés ici extension et spécialisation, soit dans une optique abstraite et logique, soit selon un ordre historique. Ces études, menées au XXe s. avec un soin extrême (G. Stern, S. Ullman), dégagent, sinon des lois rigoureuses, du moins des tendances qui semblent être universelles et qui mènent les signes d'une référence concrète à diverses valeurs abstraites (le cas est si frappant, de la « pesée » à la « pensée » par exemple, que concret et abstrait semblent souvent, et parfois à tort, synonymes de propre et figuré), ou bien d'une référence large, générale, à des significations plus étroites, spécifiques — ou l'inverse —, d'une valeur forte à des valeurs plus faibles (étonner, par exemple), avec des relations de ressemblance (métaphores) ou de contiguïté (métonymie).
Parmi les chemins de la prolifération des sens, la figure est une voie royale, mais multiple. Dans cet ouvrage, elle ne part pas d'un sens supposé premier ou naturel, mais d'un sens observé, plus ancien, « étymologique » comme on entend cet adjectif aujourd'hui — fruit du hasard de l'histoire et de la transmission —, ou encore originel, temporellement premier (selon nos connaissances). Alors agissent des figures, d'un genre très particulier, qui résultent de tendances internes du sens, mais aussi de facteurs sociaux variés : contextes, domaines d'emploi, fréquences — en un mot d'une pragmatique qui englobe toujours l'histoire sémantique des mots. Figure, sens figuré mettent alors en rapport deux situations comparables et différentes, unies par la communauté d'un signe du langage : un mot fictivement isolé que ces « figures », précisément, remettent dans le mouvement réel du langage.
❏ voir MÉTAPHORE et MÉTONYMIE.
A. Rey