LA LANGUE FRANÇAISE
Comme toute langue, le français est une abstraction qui recouvre une multitude de faits. À chaque époque, dans chaque milieu, selon chaque situation, un système de règles et un ensemble mouvant de signes que ces règles mettent en œuvre construisent une identité. Ce système et ces signes sont une réserve potentielle où la société puise ce qui lui est nécessaire pour assurer la communication entre ses membres et l'expression de chacun. Comme toute langue, le français est constitué par un système fonctionnel de sons, une « phonologie » inscrite dans une phonétique et qui peut se transcrire en marques graphiques, par exemple en lettres, et par un autre système appelé « grammaire ». Ce dernier fait correspondre les formes du langage et les sens, ceux des mots (morphologie), ceux des énoncés (syntaxe) dans le discours. Ces systèmes s'exercent sur des éléments identifiables, éléments minimaux et leurs combinaisons codées : « mots », « syntagmes », « locutions ». Le tout évolue sans cesse. Pour le français, mille ans d'activité, de nombreux milieux géographiques et sociaux, des fonctions de plus en plus complexes font que la multiplicité et le mouvement l'emportent sur l'homogénéité et la fixité par ailleurs nécessaires pour étudier la langue. Nécessaires aussi à la reconnaissance d'une loi unique du sens formé, d'un ensemble net de règles qui permettent l'apprentissage et la communication. C'est pourquoi les linguistes font mine d'explorer un état de langue fictif, instantané (une « synchronie ») pour le décrire ; c'est pourquoi la société a besoin d'une référence unique, la norme. Pourtant, on sait bien que tout ceci recouvre la variété et l'évolution incessante : le lexique, mots et locutions, le montre clairement. Ce mouvement du lexique, ses origines, l'évolution des formes et des significations en français, sont l'objet de ce livre.
LES ORIGINES
La langue française est pour l'essentiel sortie d'une forme tardive du latin, langue importée en Gaule et en Belgique par l'envahisseur, le colonisateur que fut l'Empire romain. Le français fait donc partie des langues romanes*, naguère appelées néo-latines, avec par exemple l'italien, l'espagnol, le portugais, le roumain. Le passage du latin dit « vulgaire », que nous préférons appeler ici « populaire », latin parlé et écrit au moyen âge dans une bonne partie de l'Empire, aux idiomes qui en sont issus fut, on s'en doute, insensible. L'élimination des langues usitées en Gaule avant la romanisation, langues dont la plus importante est évidemment celle des Celtes (voir Gaulois), a été à peu près complète. Seules des traces de ce « substrat » subsistent en français ; elles sont beaucoup plus nombreuses dans les noms de lieux que dans les mots de la langue. Le français et la France même doivent leur nom aux Francs, envahisseurs germaniques venant des rives de la mer du Nord et qui apportèrent leur langue, le francique*. Mais ils en perdirent vite l'usage et apprirent les dialectes gallo-romans, cependant que cette langue, ancêtre du néerlandais, nous a laissé, le plus souvent par le latin parlé alors, des mots importants et assez nombreux. De même, les « hommes du Nord » venus du Danemark au IXe s. abandonnèrent rapidement leur idiome, le norrois, en se fixant en Normandie. Plusieurs siècles s'écoulèrent entre la colonisation romaine et l'arrivée des Germains (Ve-VIe s.), entre celle-ci et l'Empire carolingien, son partage et l'élection de Hugues Capet (987) ; ce sont, du point de vue du langage, des siècles obscurs. On parle alors en Gaule un latin très modifié, rompu par des usages géographiques variés puis, peu à peu, une langue « rustique et vulgaire » qui est l'embryon du français. Les sources écrites ne concernent guère que le latin, dont on observe difficilement l'évolution, car la langue quotidienne coexiste avec un latin plus archaïque, conservé par l'Église et plus volontiers écrit. L'absence de témoignages oraux est difficilement compensée par l'exploitation des lois assez rigoureuses de l'évolution phonétique, établies au XIXe siècle. En outre, la difficile notation d'une langue populaire en gestation, mouvante, variée, par une écriture traditionnellement consacrée à la transcription du latin d'Église, latin quasi classique, bien différent de la langue spontanée, pose des problèmes d'interprétation supplémentaires. Tout ceci fait que notre connaissance du plus ancien français, issu progressivement de ce « vulgaire roman » si mal connu, est attachée à de trop rares témoignages écrits, aussi précieux qu'insuffisants. Le premier en date est célèbre. En l'an 842, les héritiers de Charlemagne, Charles le Chauve et Louis le Germanique, s'accordent pour s'opposer aux entreprises de leur frère Lothaire, qui ne se contentait pas de sa part et qu'on sentait avide de conquêtes. À Strasbourg, le Rhin formant frontière naturelle, des serments réciproques d'assistance furent alors prononcés. Deux groupes, ethniques, politiques, militaires et linguistiques, étaient concernés, l'un germanique ou germanisé, l'autre romanisé, puis lui aussi germanisé ; deux langues modernes, distinctes du latin, furent utilisées et juxtaposées. Pourl'une d'elles, le « roman », c'est le premier document disponible, transmis par le témoignage de l'historien Nithard et dans une copie exécutée vers l'an 1000. Le fait qu'il s'agisse d'un texte juridique solennel et d'importance historique garantit une fidélité assez grande par rapport à l'usage du IXe s., mais limite la portée linguistique du message. Cet « acte de naissance » du français concerne une langue hybride, artificielle, officielle, qu'on peut bien appeler roman, et qui n'est évidemment plus du latin. Cette langue commençait à affleurer dans l'Histoire avec le concile de Tours (813) qui recommandait aux prédicateurs l'usage de l'idiome maternel, germanique ou « roman rustique », à côté du latin. Nous connaissons cet usage par les notes d'un prédicateur, pour un sermon en latin sur Jonas, autour de 950. Dès le début du Xe s. (v. 900), un court poème religieux attestait cet état de la langue de manière plus naturelle que les Serments ; on le nomme Séquence de sainte Eulalie. Ces premiers textes du plus ancien français seront suivis par d'autres écrits religieux, une Passion (Clermont, v. 1000), la Vie de saint Léger transcrite à la même époque dans la même ville. Il ne faut pas négliger des Gloses antérieures (VIIe s., pour celles dites de Reichenau, rédigées dans la France du Nord) qui interprètent par un mot latin « vulgaire » les termes plus classiques de l'Écriture sainte qui paraissaient obscurs aux lecteurs du temps. On peut comparer cette langue nouvelle, populaire et mal connue, que l'on parlait en Gaule après le Ve s., à un créole latin, comme il existe à partir du XVIIIe s. des créoles français, anglais, portugais ou hollandais. En effet, non seulement les mots du latin évoluent, en s'usant et par des processus réguliers que décrivent les lois phonétiques, mais la grammaire même, ce cœur du système de la langue, s'écarte visiblement de celle du latin. Cette langue « romane » qui va devenir le français s'éloigne aussi des idiomes vernaculaires d'Italie, de ceux de la péninsule Ibérique et aussi en Gaule même de ceux que l'on parle au sud des territoires gallo-romans, regroupés sous le nom d'occitan (voir Occitan). On ne décrira pas ici le bouleversement du système des voyelles latines, la diphtongaison, l'apparition de nouvelles consonnes (notre ch, notre j, d'abord tch et dj, qui continuent le k (c) et le d latins, par exemple dans cheval, jour), ni les hésitations de l'écriture, avant une ortho-graphe, « écriture droite », quelque peu unifiée (XIIIe s.). On évoquera à peine les spectaculaires changements de la morphologie (du nom, de l'adjectif, du verbe) ou de la syntaxe. Ces évolutions relèvent trop étroitement de la technique linguistique (voir ci-dessous la bibliographie). Il faut cependant rappeler quelques traits caractéristiques des très grandes périodes, après celle qui voit la naissance du français. On parle commodément d'ancien et de moyen français, puis de français classique (et post-classique) enfin de français moderne et contemporain. Ces dénominations recouvrent chacune bien des complexités, mais elles restent utiles et parfois indispensables. En simplifiant beaucoup, on peut dire que l'ancien français (XIe-XIVe s.) est par rapport au français actuel une langue étrangère. On a ensuite affaire à des états de langue parfois assez éloignés du français d'aujourd'hui pour être peu compréhensibles, mais qui représentent clairement la même langue.
L'ANCIEN FRANÇAIS : DE LA FIN DU Xe SIÈCLE (IL Y A UN MILLÉNAIRE) AU MILIEU DU XIVe SIÈCLE
Cette langue, moyen d'expression d'une société féodale qui va disparaître, occupe une partie du territoire de la France (le Nord), de la Belgique et, sous une forme un peu différente (voir Franco-provençal), de la Suisse. Au sud d'une ligne qui va de la Gironde à la Savoie, c'est l'espace d'oc dont les pratiques de langage influencent fortement le français. Aux six angles de l'« hexagone », d'autres langues sont pratiquées : le flamand, le breton, le basque, le catalan, l'italien, le germanique d'Alsace ; elles ont toutes survécu, les romanes comme les germaniques, la celtique comme la plus étrange, non indoeuropéenne, l'euskara (basque).
Dialectes
À l'intérieur même de l'ancien français, des territoires dialectaux se perçoivent, avec des variantes phonétiques et morphologiques, et des originalités dans le lexique, mais sans que se dégagent de véritables langues différentes. Un groupe de l'Est (lorrain, bourguignon), un autre au Nord-Est (picard et wallon), un groupe de l'Ouest (normand, avec son extension en Angleterre — maladroitement nommée anglo-normand* —, angevin, poitevin) entourent un groupe central parfois appelé francien*. Mais, à part quelques traits indiscutables, les différences dialectales de l'ancien français (y compris ce francien) relèvent d'une illusion historique. Ce qui est devenu le français, ce n'est pas un dialecte, celui d'Ile-de-France, parmi d'autres dialectes, mais déjà une langue largement partagée, diffusée par le pouvoir royal : l'influence unificatrice de la région parisienne est très forte dès les XIIe et XIIIe siècles. Les personnes cultivées du domaine d'oïl s'expriment alors en françois, avec une coloration dialectale ; le plus grand poète « français » du XIIe s., Chrétien de Troyes, est champenois ; Adam de la Halle, qui est d'Arras, et Conon de Béthune laissent bien échapper quelques mots de leur terroir, mais ils s'expriment admirablement dans ce « françois » du roi.
Le système de l'ancien français
Cette langue, bien étudiée d'après un matériel abondant de textes à partir du XIe s. — dont ce dictionnaire porte la trace par toutes les datations* qui y correspondent, depuis 842 —, est bien différente du latin et du français actuel. Elle voit une forte évolution de sons : le u de mur et de dur succède à ou, des o en revanche passent au ou (dans louer, cour...). La nasalisation (an, on), inconnue du latin classique, se répand. Ainsi le stock de voyelles s'est enrichi, et les diphtongues se réduisent (ue donne le son e écrit œ ; oi, prononcé oï, devient wé, avant d'aboutir à wa). Des consonnes, comme un th « à l'anglaise », disparaissent au cours du XIe s. ; des sifflantes encore écrites ne se disent plus : teste, asne se prononcent quasiment comme aujourd'hui, à la longueur près. D'une manière générale, voyelles et consonnes « pures » l'emportent sur les sons complexes (par exemple les diphtongues) de la période précédente. Les résultats de ces évolutions sur l'orthographe, qui bouge moins vite, sont un écart plus grand entre écriture et prononciation. Ainsi, le l latin (dans certaines positions) ayant produit la diphtongue oou, réduite à ou, ces deux lettres ne notent plus qu'une voyelle simple (que d'autres langues notent u) ; ai, ancienne diphtongue (aï) qui continue à s'écrire ai, se simplifie en è. En outre, de nombreuses lettres parasites sont ajoutées, pour diverses raisons, intellectuelles ou ornementales. Enfin, en l'absence d'une écriture unifiée (orthographe) et généralisée, les habitudes d'écriture sont très variées selon les régions, les ateliers de copistes : les formes anciennes de nos mots hérités du latin en portent la trace, on le voit souvent dans ce dictionnaire. — Quant à la grammaire, un ouvrage entier serait nécessaire pour la décrire. On se contentera de noter le maintien d'une déclinaison des noms et des adjectifs, appauvrie par rapport à celle du latin, mais bien vivante. Pour les noms, elle a deux grands types : le premier, au masculin est par exemple li murs, sujet ; le mur, complément (ou cas régime) ; le féminin reste invariable au singulier, sans s : la rose. Au pluriel, ce type de noms donne li mur « les murs », sujet et les murs, comme aujourd'hui, en complément. Le pluriel du féminin est les roses, sujet ou complément. — Un autre type, plus complexe, connaît une variation de la forme du mot, qui affecte surtout les voyelles : li cuens « le comte », li bers « le baron » donnent comme compléments le ou lo cunte (ou comte), et le baron. Le français moderne n'a conservé, on le voit, que la forme du complément, mais il arrive que ces deux formes aient donné deux mots distincts en français moderne : pâtre (pastre) et pasteur, par exemple. Quant aux pluriels, ils sont, au cas sujet li comte, au cas régime les comtes. Ce sont là aussi les formes du complément ou régime qui ont fourni celles du français moderne. Elles provenaient de l'accusatif latin, murum, rosam pour mur et rose. — Ces déclinaisons, qui affectent aussi les adjectifs, permettent à l'ancien français une grande liberté dans l'ordre des mots, puisque leur fonction est parfois notée ; cette liberté, cette souplesse est cependant bien moindre qu'en latin. La conjugaison évolue aussi, avec notamment l'importance plus grande prise par les temps composés, importante innovation par rapport au latin. Pour ces questions et pour la syntaxe de la phrase, on se reportera aux manuels signalés ci-dessous.
Le lexique de l'ancien français
Quant au vocabulaire, objet de cet ouvrage, on doit faire une première remarque. Les mots « grammaticaux », articles, pronoms, conjonctions, sont, pour l'essentiel, acquis au XIIe siècle. Ensuite, le fonds du lexique nous est progressivement révélé par le hasard des écrits conservés, entre les Serments de Strasbourg (qui attestent deo « dieu », amor « amour », poblo « peuple », etc.) et le XIIIe siècle. Ceci pour souligner l'arbitraire des datations*, de 842 à 1300 au moins, malgré la multiplication des textes au XIIe siècle. Ce fonds lexical français procède de deux sources. La première est le bas latin, puis latin populaire des Gaules, qui fournit par une lente évolution phonétique les principaux vocables de l'ancien français, souvent sous des formes assez éloignées de celles que ces mots ont pris en français moderne. L'homogénéité de ce fonds latin oral est totale avec la grammaire de la langue, avec sa morphologie. Signalées dans ce dictionnaire par la marque L, les entrées concernées sont souvent des mots essentiels, polysémiques, dans la langue d'aujourd'hui. Leur forme, affectée par des siècles de prononciation et de circulation sociale, ne permet pas toujours de reconnaître spontanément l'étymon bas latin, qui peut lui-même conserver (ou non) la forme du latin classique. Ainsi aqua, à l'accusatif aquam, finira par être prononcé par une seule voyelle, o, seule l'écriture (eau) rappelant de loin l'évolution dont témoignent les formes intermédiaires ewe (prononcé éwè, ewoe). Ainsi augustum, par agosto puis aosto, aboutit à notre août prononcé ou et out. — Mais le latin n'est pas seul en cause. La langue des Francs (voir francique), envahisseurs germaniques qui se sont mis à parler roman, véhicule d'autres mots dont la pénétration suppose souvent un passage par une forme latine médiévale. La proximité de ce latin et du très ancien français (le « roman rustique ») est telle, en tout cas dans le vocabulaire, qu'il est très difficile de montrer le cheminement de ces vocables, que certains considèrent comme des emprunts. Mais leur ancienneté, leur modification profonde, liée à la transmission orale, les apparentent sociologiquement aux mots du fonds latin : ainsi le w initial germanique a fourni un g écrit gu (wisa > guise). Des domaines entiers, comme la guerre, certains sentiments (orgueil), des noms de couleur (blanc, gris, bleu) et même des suffixes (le -ais, d'abord -ois, de français, qui vient du germanique -isk ; ou encore -ard) témoignent de l'importance de ce second fonds, noté dans ce dictionnaire par un G (G pour germanique). Ces signes, qui marquent l'origine latine ou germanique ancienne et orale, soulignent que les deux stocks fournissent l'essentiel — et de loin — des mots de l'ancienne langue. L'importance de ce fonds germanique, passé par le latin populaire, a probablement été surestimée, notamment par von Wartburg ; les étymologies ainsi critiquées, ramenées à d'hypothétiques sources latines, sont discutées par exemple dans un ouvrage récent de P. Guiraud.
On pourra s'étonner de l'absence du gaulois (noté G dans ce dictionnaire) de ce stock primordial. En effet, le fonds celtique, si l'on néglige les noms propres de lieux, ne fournit qu'un maigre contingent de mots qui désignent soit des réalités naturelles (caillou), soit de mots de civilisation concernant des réalités inconnues des Romains (braies). En outre, la nature gauloise de ces vocables, toujours passés par le latin médiéval, est encore plus difficile à établir que la nature germanique des mots d'origine contestée, dont il vient d'être question (voir bec, tonneau). Des étymologistes celtisants furent naguère victimes d'une illusion culturelle comparable à celle des humanistes du XVIe s. qui voulaient à tout prix évoquer le grec, voire l'hébreu biblique, alors que, la plupart du temps, c'est le latin tardif, oral, qui contient la réponse.
Mais ce fonds lexical hérité (on dit dans les articles de ce dictionnaire « issu de », « hérité de », « aboutissement du latin X »), pour essentiel et profond qu'il soit, ne représente, on le constatera vite, qu'une minorité dans la nomenclature de l'ouvrage, qui concerne, rappelons-le, le français actuel et non pas les formes disparues de l'ancien et du moyen français. En effet, deux phénomènes ont modifié fortement le tableau, et ce, dès l'ancien français. Le premier de ces processus est négatif : de nombreux mots disparaissent ou vont disparaître, victimes d'évolutions, dont la plus évidente est l'usure phonétique, cause de confusion : ainsi, les mots latins auis (avis) « oiseau », à l'accusatif avem, et apem « abeille » avaient tous deux donné ef ou e, remplacés pour des raisons de clarté par les mots issus de dérivés latins (voir oiseau, abeille, poisson...). Le second est positif : c'est l'apparition de mots français d'une toute autre nature.
Les emprunts
À côté des mots hérités, parlés, travaillés par la communication sociale — mots populaires, si l'on veut, comme est « populaire » la grammaire entière — apparaissent dès le Xe s. des formes que l'on nomme des emprunts (voir Emprunt). Ce sont des mots pris tous vifs dans une langue étrangère, soit oralement, soit, plus souvent, par voie écrite. Ceci suffit à leur donner un statut social entièrement différent de celui des mots hérités, qui sont usés, patinés par l'usage social le plus spontané. L'emprunt se manifeste en outre dans la rapidité de transfert que permet l'écriture, alors que les mots hérités changent lentement. L'emprunt est plus figé, plus stable, alors même qu'il peut adopter plusieurs formes quand les voies d'emprunt sont multiples ou lorsqu'il est remanié. Pour l'ancien français, la première source d'emprunt est, encore et toujours, le latin. De là une situation étrange : le fonds hérité et les premières vagues de mots transférés semblent provenir de la même langue. Mais ce n'est qu'une apparence. Socialement, l'opposition est aussi grande entre ces deux types d'origine, dont l'un met en œuvre un latin parlé, populaire et transformé ou au contraire un latin écrit et conservé, que l'est pour la langue anglaise celle qui existe entre le fonds germanique hérité et la vague d'emprunts romans (français et latins) des XIe-XIIe siècles, après la victoire de Guillaume le Conquérant à Hastings (1066). Dès la Séquence d'Eulalie, des mots comme diaule (d'où diable) ou figure, où le di et le g sont conservés, témoignent, puisqu'ils échappent à l'érosion par laquelle diurnum a donné jour et tegula tiule, puis tuile, d'un phénomène d'emprunt. Dans ces emprunts, qui se multiplient dès le XIe et le XIIe s., la source n'est plus le latin parlé et populaire, mais celui des clercs d'Église, véritable conservatoire du latin appris et récité. Les autres emprunts de l'ancien français concernent les dialectes romans, qu'ils soient d'oïl (notamment picard et normand) ou d'oc. Dans le premier cas, il s'agit souvent de variantes phonétiques (crevette pour chevrette), à moins que le normand n'ait fait transiter des termes maritimes des Vikings (équiper). Dans le second, il s'agit d'emprunts à la langue d'un pays étranger : la Provence ne sera incluse dans le domaine royal qu'en 1481. — Les langues germaniques autres que le francique, donnent une contribution spécialisée : c'est le cas de la marine, avec les Vikings romanisés de Normandie, qui ont apporté des mots norrois (étrave, quille, tillac...), les Frisons de Hollande (amasser, le saur de hareng saur), les Anglo-Saxons : nord, sud, est, ouest, bateau (ce dernier, par dérivation) sont les premiers mots que le français a pris à l'anglais. Un autre champ d'emprunts est fourni par l'arabe avec des mots que relaye l'Espagne de la Reconquête, puis que vont chercher les croisés : termes savants (alchimie, alcool, algèbre — où l'on reconnaît l'article arabe al —, zéro, etc.), termes de civilisation (jupe, matelas...).
Un autre procédé d'enrichissement du vocabulaire est la morphologie ; l'ancien français s'est aussi enrichi par dérivation avec des suffixes provenant du latin ou du francique ; par préfixation, elle aussi latine (contredire, déguerpir, trespasser) ou germanique (mesaventure, mescheant [méchant], formé sur le verbe cheoir...) ; composition d'ailleurs beaucoup moins productive que dans les langues germaniques ou dans les langues slaves.
L'héritage
L'ancien français, à son apogée (XIIe-XIIIe s.), correspond à l'univers roman et gothique. Il en a la richesse et la beauté, avec des réussites littéraires très supérieures à leur notoriété. Seuls les contenus narratifs gardent aujourd'hui une vitalité culturelle : chansons de geste, romans du cycle arthurien, qui adaptent la légende celte, grands mythes, comme celui de Tristan et Iseult, et aussi thèmes poétiques ou verve populaire du Roman de Renart. La langue de ces œuvres, qui fait leur irremplaçable beauté, nous est trop proche pour rendre très supportable la traduction en français d'aujourd'hui, et trop lointaine pour rendre lisibles ces textes admirables. Lacune culturelle immense qui prive les francophones de Chrétien de Troyes, de Conon de Béthune, de Marie de France — trois parmi les plus grands poètes européens — et de ces auteurs souvent anonymes, de ces trouvères plus chanteurs, déclamateurs et musiciens qu'« écrivains ». Cette littérature, à côté de celle de langue d'oc, tout aussi belle, a été redécouverte au XIXe s. et célébrée au XXe siècle. L'accès en est barré pour des raisons linguistiques, on le voit, mais aussi culturelles car la société qui y est évoquée nous est complètement étrangère. Du point de vue de l'histoire des mots, l'ancien français marque la constitution d'un vocabulaire fondamental, aujourd'hui souvent méconnaissable, appauvri de nombreux vocables, mais qui fournit au français actuel une bonne part de ses mots les plus usuels. L'étrangeté de la syntaxe, la disparition d'une partie du vocabulaire sont pourtant moins gênantes que l'extrême différence de prononciation par rapport à la notation par l'écriture. Celle-ci était beaucoup plus fidèle aux sons que l'orthographe moderne. Mais la musique de cette littérature semi-orale nous échappe largement. En outre, la sémantique, compte tenu des profondes différences culturelles dues au temps, est d'une redoutable difficulté. Les textes, avant le XIVe s., attestent des habitudes d'expression tout droit héritées de l'oralité, la précision de la pensée étant obtenue, non pas par cet emploi du « mot juste » que le français classique préconisera, mais par des procédés très souples, souvent allusifs, de mise en discours : groupes de mots de sens voisin dont les connotations aujourd'hui nous échappent, usages variés d'une même forme. On en conclut souvent, et à tort, que la valeur des mots en ancien français est vague et mouvante — ce qui est beaucoup plus vrai du moyen français —, alors que les ambiguïtés sont maîtrisées par tout un monde de références suggérées. De là toutes les difficultés d'interprétation, dans les textes mêmes et, plus encore pour définir abstraitement tel ou tel vocable. Aucun recueil d'ancien français n'est parvenu à transcender le statut du dictionnaire bilingue maladroit, où deux ou trois équivalents en français moderne cernent très mal la richesse de sens de ces anciens mots. Le présent dictionnaire ne peut contourner cet écueil ; mais, renonçant aux mots disparus, se bornant aux stades anciens de formes encore vivantes, il subit moins que d'autres le poids de cette immense difficulté de traduction.
LE MOYEN FRANÇAIS (1350-1610)
Le moyen français, que l'on fait commencer vers le milieu du XIVe s., correspond à une profonde évolution sociale : liquidation de la féodalité et établissement de l'administration royale en France ; apparition des valeurs précapitalistes et de la bourgeoisie parlementaire ; mutation des idéologies. Sur le plan du langage, c'est le recul du latin et des dialectes au détriment d'un français « central », c'est l'importance accrue de la langue écrite, surtout à partir d'une innovation majeure, l'imprimerie, qui aura de grandes conséquences sur la graphie du français. Culturellement, l'art, qui voit le raffinement de la fin du gothique, devenu international, et le début de la Renaissance à l'italienne, symbolise cette époque de transition sociale, politique, économique et idéologique qu'est l'« Automne du moyen âge » (Huizinga).
Quant au cœur de la langue, qui est sa grammaire, l'ancien français est atteint dès le milieu du XIIIe s. lorsque la déclinaison à deux cas se défait, puis disparaît. C'est à cette époque que Philippe le Bel organise un royaume français agrandi (1285-1304). Un peu plus tard, Philippe de Valois (1328) symbolise la fin d'une symbiose avec l'Angleterre ; c'est alors que le français de France s'affirme comme langue nationale, et que le français d'Angleterre (l'anglo-normand) est éliminé. Après la guerre de Cent Ans, Louis XI, roi de France en 1461, fait triompher l'unité politique, ce qui donne au français sa chance historique : le parler normalisé de Paris devient la langue d'un des plus grands pays d'Europe. À la même époque, les techniques prennent un essor considérable, entraînant de nouveaux besoins de désignation. Toutes les conditions sont réunies pour un bouleversement du lexique. Ce mouvement s'accélérera au XVIe s., période très originale quant à la langue et quant à la réflexion propre sur la langue.
Le système de la langue
La phonétique en moyen français change peu, en tout cas beaucoup moins qu'auparavant. En grammaire, la disparition de la déclinaison a de nombreuses conséquences : sur l'emploi des prépositions, sur l'ordre des mots, plus stable (sujet-verbe-complément), sur les déterminants, démonstratifs, possessifs, sur les pronoms personnels devenus indispensables. La conjugaison des verbes se modifie par disparition des changements vocaliques : alors que le passé simple d'avoir faisait alterner eü (tu eüs, vous eüstes) et o (j'oi, il ot), on conjugue aux XIVe-XVe s. comme aujourd'hui j'eus..., il eut,... ils eurent. En outre, une importante redistribution de fonctions entre pronominal et passif aboutit à plus d'homogénéité.
Le lexique
Ce sont surtout les vocabulaires qui évoluent avec l'expansion du français, « langue vulgaire » maintenant socialement unifiée, aux dépens du latin mais aussi des dialectes devenus dans le domaine d'oïl des patois. Le français doit alors assumer l'expression de domaines spéciaux jusqu'alors latins, comme le droit, la religion, la médecine. Ce transfert est d'inégale importance selon les disciplines. Ainsi, alors que les médecins parlent et écrivent latin, les chirurgiens, encore associés aux barbiers, ignorent souvent la langue de Cicéron. C'est pour eux que le traité de chirurgie de Mondeville est traduit du latin en français en 1314. Entre ce texte et ceux d'Ambroise Paré, au milieu du XVIe s., le vocabulaire anatomique et médical se francise. De même, la religion commence à s'exprimer en langue maternelle, en dehors des simples prêches, et les traductions philosophiques d'un évêque, Oresme (av. 1380), sont essentielles pour tout le vocabulaire intellectuel. Ces grandes traductions du latin deviennent abondantes à partir du milieu du XIVe s., notamment avec Bersuire (1352) : c'est une mine d'emprunts. Le besoin d'un vocabulaire savant en français incite à de nombreuses créations. La plupart se font donc par emprunt savant au latin, ce qui est très normal, puisqu'on en traduit tout un corps de connaissance. Dès lors, on peut dire avec Pierre Guiraud que « le moyen français fournit plus de la moitié de notre dictionnaire actuel » (Le Moyen Français, p. 51). L'influence du latin est alors immense, directement par ces emprunts qui, plus encore qu'en ancien français, fournissent des couples : mot hérité-mot emprunté (doublets), comme nager-naviguer ; grief-grave ; frêle-fragile ; entier-intègre ; hostel-hospital... ; indirectement par la morphologie : suffixes et préfixes fonctionnent de plus en plus, produisant des adjectifs (par exemple en -able, -ible), des substantifs abstraits et concrets, des adverbes... Les mots anciens, hérités par voie orale, ne sont pas toujours épargnés : certains sont abandonnés (esmer cède la place à estimer, aerdre à adhérer), d'autres, surtout des emprunts jugés imparfaits, sont latinisés, parfois sans lendemain (medicin au lieu de médecin). Quant au sens des mots, l'influence de la « relatinisation » est aussi notable : il arrive — surtout au XVIe s. — qu'un sens classique du latin vienne s'adjoindre à celui du mot français qui en est issu, et qui reflète la valeur du bas latin : à hostie, pris au sens religieux, s'ajoute pour un temps, au XVIe s., la valeur de « victime » qu'avait hostia en latin classique.
LE XVIe SIÈCLE
Le XVIe s., temps de la Renaissance, occupe une place à part, non pas dans l'évolution profonde de la langue, qui suit son cours normal — et en cela, ce siècle appartient entièrement au « moyen français » —, ni même dans celle du vocabulaire, encore que de nouvelles sources d'emprunts viennent s'ajouter aux autres, mais par un nouveau statut social et par une prise de conscience explicite quant à la langue. En outre, si l'imprimerie s'est diffusée entre 1438 et la fin du XVe s., c'est au XVIe s. qu'elle a en France tous ses effets. Les imprimeurs font en effet des tentatives multiples, et donc peu efficaces, pour aboutir à une norme graphique : le XVIe s. est une période de guerre de l'orthographe, avec des hardiesses qui rendent bien dérisoires les réactions apeurées d'aujourd'hui devant toute modification. Comme l'a souligné Marcel Cohen, les imprimeurs de la Renaissance continuent sur ce plan d'agir comme leurs prédécesseurs clercs et copistes ; des lettres parasites compliquent la transcription : « orthographe pour l'esprit », par allusions étymologiques d'ailleurs souvent fautives ; « orthographe pour l'œil », par goût ornemental (Histoire d'une langue, p. 164).
Cet intérêt créateur pour la langue se marque aussi dans la naissance d'une grammaire vraiment française (Meigret) et d'une lexicographie : le Dictionnaire françois-latin de Robert Estienne (1539) inaugure une tradition féconde, celle des « trésors des mots ». Enfin, le français est défendu, décrit, célébré, comparé aux langues anciennes : Lemaire de Belges, Lefèvre d'Étaples, traducteur des textes sacrés, Geoffroy Tory, Pierre Saliat au début du siècle, puis Étienne Dolet, Peletier du Mans et, bien sûr, Du Bellay et Ronsard ont, à côté des érudits comme Pasquier, tenu pour le français un discours de combat qui a pesé dans son évolution.
Le XVIe s., on le sait, est l'époque d'une « renaissance » venue d'Italie et faisant référence à l'antiquité — on dit alors restitution, restauration — ; c'est aussi le temps d'un humanisme à tendance individualiste (le mot individuel apparaît en 1490), mais qui promeut un savoir européen, fondé sur le latin (Érasme en est le symbole). C'est enfin l'époque d'un affrontement, au sein de la chrétienté omniprésente, entre Rome et la Réforme ; celle-ci s'exprime certes en latin, mais aussi en français, en allemand, en anglais ; sans jouer un rôle aussi essentiel que Luther pour l'allemand, Calvin est un protagoniste de la nouvelle prose française.
La littérature témoigne alors d'une maîtrise nouvelle du français, non seulement chez ceux qui sont nés dans cette langue, comme Ronsard, Du Bellay ou Rabelais, mais aussi chez des Occitans, comme Montaigne. On verra là un signe d'expansion, comparable littérairement à l'expression française d'un Beckett, d'un Ionesco de nos jours, mais sociologiquement différent.
Si la grammaire change peu, la prononciation évolue encore fortement : certaines consonnes finales (s du pluriel, r des infinitifs, t de petit) cessent de se prononcer, et la plupart des diphtongues qui subsistent encore disparaissent (autant passe de aoutant à la prononciation moderne).
Le vocabulaire au xvie siècle
Le lexique s'enrichit de plus belle par emprunts au latin encore et, maintenant, aussi au grec. Cette langue avait déjà fourni de nombreux mots au français, mais par le latin, grand emprunteur et transmetteur de la sagesse hellénique ; les nouveaux emprunts sont directs, par translittération (phénomène, hygiène) ; les hellénismes anciens, issus du latin, sont parfois repris par conformité. L'orthographe du français y gagne des groupes de lettres, comme ph (f), th, ch (k), rh, ainsi qu'un y voyelle (« i grec »), qui signalent le mot « savant ». Ainsi s'est instauré le matériel de ce que l'on appellera plus tard un « jargon des sciences ». Autre source, on l'a dit, l'italien. Malgré de vives réactions, comparables à celles de la guerre perdue du franglais au XXe s., l'italien fournit alors un assez grand nombre de mots courants : banque, colonel, soutane... D'autres langues européennes sont concernées, tels l'espagnol, mais à peine, et l'allemand, qui avait déjà fourni quelques mots au XVe s. et suscite alors bière, coche (voiture), halte parmi quelques dizaines de termes. L'influence de ces langues sur le français restera limitée, et l'heure de l'anglais n'est pas encore venue. — Enfin, grâce aux voyageurs, les premiers emprunts « américains », par exemple ceux que rapporte du Brésil Jean de Léry, sont faits à des langues indiennes.
Cet état de la langue, fruit d'une évolution de deux siècles et demi, se prolonge au début du XVIIe s., avant que ne s'instaure l'esthétique du baroque, puis l'âge de la raison classique.
LE FRANÇAIS CLASSIQUE
Cette désignation, aussi discutable que celles de « baroque » en art ou de « classicisme », concerne un moment privilégié de la culture et du pouvoir politique de la France, symbolisé par ce bref « siècle de Louis XIV », qui couvre les dernières décennies du XVIIe s. et le début du XVIIIe siècle. Cette période s'instaure bien avant la Royauté-Soleil, dans les années 1630 ; l'action de Malherbe et les premiers succès de Corneille en sont l'indice encore isolé.
Phonétique, écriture
L'évolution phonétique continue alors celle du XVIe s. : suppression des dernières diphtongues conservées, de consonnes finales : on dit couri, mouchoi (M. Cohen), mise en place des nasales et, vers la fin de la période, remplacement du wé de roi par wa dans l'usage le plus vulgaire auquel résiste la langue distinguée, qui finira par céder aussi à l'évolution. Le l « palatal » noté ll recule devant le son [j] (caillou), le r roulé est concurrencé en milieu urbain par le r « grasseyé ». Plus notable est l'évolution de l'orthographe vers une norme reconnue et unique : l'image que le dictionnaire de l'Académie (1694), après des années de gestation, donne de la graphie, est conservatrice et stabilisée : tout en unifiant des variantes qui s'étaient multipliées au XVIe s. avec les doctrines réformistes et les techniques d'imprimerie, elle consacre les écarts entre écriture et prononciation, et conserve une grande part des ajouts de lettres étymologiques ou décoratives qui encombrent la notation des mots. Alors que l'Académie espagnole, entre le XVIIe et le XVIIIe s., donne au castillan un système d'écriture économique et rationnel par rapport à la phonétique de cette langue, le français restera, comme l'anglais, victime d'un double principe phonétique et visuel : « une orthographe fixée crée une image graphique obsédante qui [...] finit par obscurcir les autres modes de réalisation du mot » (J. Chaurand, p. 70). Cette image graphique conduit déjà à la prononciation de lettres adventices, phénomène évident en français moderne. Cependant, à l'intérieur de normes simples, chacun peut se permettre, au XVIIe comme au XVIIIe s., des fantaisies que le XIXe s. interdira. — Si la syntaxe évolue aussi, notamment celle des déterminants, des relatifs, des adverbes et des prépositions (sur et dessus par exemple prennent leurs fonctions actuelles) ou celle des pronoms compléments (je le vous assure devient je vous l'assure), si la conjugaison et la structure de la phrase se réorganisent, le système général de la langue semble dès lors plus stable.
Vocabulaires et terminologies
Les principales modifications du français, dans cette période, concernent trois domaines : le lexique, la situation sociale de la langue et la perception de celle-ci par les usagers. Le vocabulaire est en effervescence. Tandis que les grammairiens et les gens de goût s'emploient à l'épurer, ce qu'on observe dans la littérature surtout après 1650, les besoins de désignation des sciences et des techniques, ceux du droit et de l'économie, des beaux-arts et de la musique, domaines en plein essor, induisent de très nombreux emplois nouveaux. Certes, après la prolifération de la Renaissance, après la fantaisie verbale de la première moitié du XVIIe s., période de littérature baroque, qui fait suite à celle du moyen français, les discours littéraires s'appauvrissent volontairement, mais les arbres bien taillés de ce parc littéraire à la Lenôtre ne doivent pas nous cacher la forêt des signes. Ainsi, le mince vocabulaire de Racine, génialement mis en œuvre, ne correspond nullement à la réalité sociale des vocabulaires français. L'évolution des sens, l'apparition de nouvelles manières de dire, après l'abondante phraséologie familière et truculente qui s'observe du XIVe au XVIe s., et surtout la constitution de terminologies propres aux nouveaux domaines du savoir enrichissent le tableau beaucoup plus que les beaux esprits et les doctes ne l'appauvrissent. Et même là, en littérature, le burlesque, la préciosité — à la fois puriste et novatrice — donnent du XVIIe s. une image opposée à celle qu'en propose Boileau et qu'en a trop longtemps retenue la postérité. Cependant, il est vrai, comme le note Bouhours, que la dérivation et la composition, si appréciées des hommes de la Renaissance, sont appauvries, presqu'exsangues. Dans le même temps, les besoins d'expression suscitent des mots et des termes nouveaux : la science, la technique, là encore, n'ont cure des interdits.
Norme et dictionnaires
Ce qui est clair, c'est qu'une nouvelle norme lexicale se construit, du « bon usage » de « l'honnête homme » (deux concepts éminemment classiques) au « langage des arts » (techniques), sans omettre la reconnaissance de la langue populaire, chez Scarron ou chez Charles Sorel, et chez Molière même. On le voit bien lorsque le dictionnaire de l'Académie, paru en 1694, est accusé par les puristes de donner asile au langage des Halles, ou lorsque Furetière, entreprenant de décrire les mots nouveaux de la science et des techniques, suscite de la part de l'Académie, qui a expulsé ce trublion mais qui se sent durement concurrencée, le dictionnaire complémentaire de Thomas Corneille. En effet, ce lexique français en mutation est maintenant décrit dans son ensemble ; après les dictionnaires bilingues du XVIe s. et quasi unilingues (français) du début du XVIIe s. (le Trésor du diplomate Jean Nicot — l'homme de la nicotine —, en 1606), plusieurs ouvrages paraissent entre 1650 et 1700. Ils sont didactiques, comme le dictionnaire du jésuite Pomey, qui inclut du latin, comme celui du pédagogue Richelet, exclusivement français (1680), ou institutionnels (l'Académie, 1694) ou encore culturels et terminologiques (Furetière, 1690 ; Thomas Corneille, 1694). Ces recueils permettent de fixer assez fidèlement l'état du lexique. En même temps, ils témoignent d'un souci nouveau de décrire, d'inventorier, de comprendre le langage en devenir, d'épuiser les ressources de cette langue devenue omniprésente en France, le français.
Le statut social du français
Car le statut du français se modifie. Si la campagne parle patois, et le sud de la France occitan, les rapports entre langues évoluent. Certes Racine, allant de Paris à Uzès, cesse après Lyon de pouvoir communiquer dans sa langue, utilisant à son arrivée en Provence l'espagnol et l'italien qu'il connaît pour se faire comprendre. Mais, dans les grandes villes, le français progresse et le bilinguisme s'instaure : à Marseille, on parle provençal en famille, français dans les affaires et l'on n'écrit plus guère que le français. Si la langue de Paris (la « ville ») et celle de la Cour se fixent, les variations demeurent ; des formes de français régional patoisant se manifestent même en littérature, chez Cyrano, Molière ou dans ces « Agréables conférences de deux paysans de Saint-Ouen et de Montmorency » (1649-1651) où l'on satirise Mazarin. Par ailleurs, le français ne cesse de gagner du terrain sur le latin dans l'enseignement et dans les sciences : en 1637, Descartes publie en français son Discours de la méthode, fait inaccoutumé en philosophie. Enfin, après les « défenses et illustrations » du XVIe s., le combat pour le français prend deux formes nouvelles. Combat pour la connaissance, par exemple avec Ménage qui donne le premier recueil étymologique scientifique de notre langue (1650), ceci grâce à une intuition historique très forte : ce n'est pas du latin classique qu'il faut partir, mais du bas latin exploré par Du Cange. Malgré ses faiblesses, inévitables à l'époque, le recueil de Ménage résout bien des problèmes, et ses erreurs mêmes procèdent d'une démarche à la fois hardie et prudente. À côté des savants, grammairiens, logiciens (Port-Royal), philologues et étymologistes, une race nouvelle se manifeste, celle des auteurs de remarques sur la langue, surtout Vaugelas (Remarques, 1647), très pragmatique, et Bouhours, plus théoricien. Avec d'autres, ils cherchent à hisser le français au niveau de pureté du latin classique ou plutôt de l'image très filtrée qu'ils en ont. L'idée d'« usage », c'est-à-dire d'une pratique partagée résultant d'un choix collectif, donne à la société, aux mœurs, une importance décisive. Mais les jugements, la norme sociologique viennent d'une collectivité choisie, d'une oligarchie aristocratique et, de plus en plus, bourgeoise. La raison — c'est-à-dire le système, l'analogie — doit s'incliner devant cet usage, notion ambiguë comme tout concept lié à la hiérarchie sociale. Le rôle de conseiller-observateur de la langue est donc de promouvoir le « bon usage » réalisé par le beau style, selon une hiérarchie de genres strictement codifiée, du sublime au bas, des vers à la prose, mais à la belle prose de Guez de Balzac et de Voiture (la spontanéité aristocratique de Mme de Sévigné, pour admirée qu'elle soit, reste en marge).
LE XVIIIe SIÈCLE
On qualifie parfois le français du XVIIIe s. de langue post-classique. Cependant, par sa structure et ses usages, par ses tendances et son idéologie, le français du siècle des Lumières ne fait que prolonger celui de la deuxième partie du XVIIe siècle. Les évolutions phonétiques se poursuivent, parfois avec inversion de tendance : ainsi les r finaux disparus réapparaissent : si tiroir était vulgaire face à tiroi, c'est l'inverse au XVIIIe s. (Cohen, p. 221). La grammaire change peu ; la créativité lexicale et terminologique s'accentue. Les mutations idéologiques ont peu d'effet sur les structures profondes de la langue. Comme il est devenu normal depuis la fin de la Renaissance, ce sont les vocabulaires qui se modifient, ainsi que la perception de la langue et les actions de politique langagière (éducation, critique des usages, traduction...) qui en découlent.
L'évolution de l'orthographe imposée manifeste cette réflexion active sur la langue. L'Académie, dans son édition de 1740, procède à une remarquable simplification : 5 000 mots du dictionnaire sont touchés, sur 20 000. Ainsi, le s non prononcé devant consonne est supprimé, l'accent circonflexe apparaît alors : asne devient âne, le verbe estre devient être ; des lettres superflues sont éliminées, des y finaux sont remplacés par i (roi), les accents aigus et graves sont généralisés. Certaines lettres non prononcées, et alors supprimées (le pluriel enfants devient enfans), seront rétablies au XIXe s., mais, dans l'ensemble, l'orthographe de 1740, perfectionnée en 1776 (le ez des noms en é, au pluriel, devient és), est presque celle du français contemporain. Heureuse époque, penseront certains, où la norme de l'Académie correspond à un effort vers la clarté et vers la simplification, où l'évolution de l'usage est entérinée par l'autorité ! En comparaison, la fin du XXe s. peut paraître un sommet d'intolérance peureuse : mais, en fait, les conditions sociales d'exercice du langage ont changé ; au XVIIIe s., écrire est encore l'apanage d'une minorité de favorisés.
Quant aux vocabulaires, ils reflètent l'évolution de la société : non seulement les concepts évoluent avec les termes qui leur sont attachés, mais des mots nouveaux apparaissent par dérivation ou par emprunt. C'est ainsi qu'après l'italien et l'espagnol, à côté du latin dont la science fait grand usage, l'anglais, langue de l'innovation scientifique et technique et de l'évolution politique, devient une source essentielle pour le français. Les anglicismes de l'époque sont souvent visibles (budget, club), mais plus souvent encore discrets, et même secrets. L'anglais fournit en effet des mots d'origine latine ou française qui s'adaptent à merveille aux structures du vocabulaire ; certains dérivés semblent indigènes, alors qu'ils sont créés outre-Manche (gouvernemental, sentimental...). Enfin, bien des changements de sens doivent quelque chose à l'anglais. Si révolution, terme d'astronomie et de chronologie (« retour des choses, terme ») passé dans la langue générale au XVIe s., s'emploie depuis la seconde moitié du XVIIe s. (Retz, puis Bossuet en témoignent) à propos de bouleversements et de luttes politiques, parfois violents, c'est en partie à cause de l'emploi du mot revolution en anglais, lors de la restauration qui a suivi la dictature de Cromwell ; cet usage encore très flou a été conceptualisé en France, notamment par Montesquieu, mais la politisation du mot doit beaucoup à la langue anglaise. — À côté de l'anglais, le grec, par les éléments « savants » utilisés très largement depuis la Renaissance, est un gros fournisseur de termes : les sciences et le discours théorique font usage des éléments grecs en français (Lavoisier et Guyton de Morveau l'illustrent avec la chimie : oxygène, hydrogène), mais aussi en anglais, en allemand, et ces terminologies prennent leur visage moderne au XVIIIe s. : il se précisera et deviendra plus complexe au XIXe siècle. Déjà, peu après 1750, des synthèses lexicographiques manifestent clairement ces tendances : l'Encyclopédie surtout (1765), mais aussi les enrichissements du dictionnaire de Trévoux (issu du Furetière) ou le Manuel lexique de l'abbé Prévost (1750), qui reflètent tout comme les œuvres didactiques de Voltaire, diffuseur des idées et de certains termes newtoniens, l'énorme influence de l'Angleterre.
LE FRANÇAIS RÉVOLUTIONNÉ : LA RÉVOLUTION ET L'EMPIRE
Il peut sembler paradoxal de placer la Révolution et l'Empire (1789-1815) dans cette langue « post-classique ». Il est pourtant très raisonnable de le faire, en y voyant aussi une transition vers le français moderne. En effet, phonétique et grammaire ne bougent guère alors, et ceci manifeste la grande indépendance des structures du langage par rapport à l'histoire immédiate, si décisive soit l'influence de celle-ci sur la société, sur les idées et sur le lexique. En revanche, et comme auparavant, le statut du français, sa manipulation institutionnelle, les terminologies qui permettent la maîtrise intellectuelle du monde reflètent bien les bouleversements historiques de la grande mutation « démocratique », confisquée après les excès de la Terreur (plus robespierriste que prolétarienne) par la bourgeoisie (1794), et retournée en monarchie expansionniste par Napoléon. Dans les discours, les contenus les plus nouveaux affectent une forme traditionnelle : Robespierre, dans sa phrase, parle « jésuite » — en tout cas, parle ce français post-classique que les Jésuites enseignaient fort bien — ; Marat fait usage d'un rousseauisme pédantisé. Cependant, l'inflation lexicale se développe au rythme des innovations : non seulement politiques et idéologiques, comme il se doit alors, mais aussi scientifiques, la science entrant directement dans l'institution (le système métrique). Cette explosion se marque dans la morphologie (la seule série de dérivés du mot-symbole révolution en fournit la preuve) ; dans la composition gréco-latine ; dans l'emprunt ; peut-être surtout dans la rhétorique des significations, avec des extensions, des spécialisations, des métaphores portant sur les mots les plus usuels. C'est à cette époque que le débat sur la création de mots nouveaux débouche sur des recueils, qu'ils soient systématiques (Vocabulaire des nouveaux privatifs, de Pougens) ou non (La Néologie de Sébastien Mercier, 1801), sans parler des dictionnaires « révolutionnaires » destinés aux étrangers ou aux Français. Le sentiment de choses nouvelles à exprimer l'emporte en général sur le souci puriste. Cet immense apport de la Révolution au vocabulaire français a été remarquablement étudié au début du XXe s. par Max Frey, puis par F. Brunot.
La Révolution est un des grands moments de l'« institution de la langue » (R. Balibar). Le jeune Talleyrand en 1791 plaide pour un véritable plan de perfectionnement du français (en fait, du lexique). La Révolution se fait aussi par le français, par le langage, et le pouvoir nouveau croit qu'à l'Ancien et au nouveau Régime correspondent un vieux et un nouveau langage : on prétend « révolutionner » le français. Tout à fait fausse quant au système de la langue, cette idée n'est pas absurde quant aux mots. Elle est presque exacte quant aux rapports entre pouvoir politique et langue française. Des conventionnels, surtout Barère et l'abbé Grégoire, font la guerre aux dialectes et aux langues étrangères en France ; surtout, on organise un enseignement pour la nation entière : l'« institution » du peuple va donner naissance à l'« instituteur ». Au-delà des exaltations du discours conventionnel, un fait essentiel sera acquis : entre 1789 et 1815, le nombre des Français parlant français (des Belges et des Suisses aussi, d'ailleurs) a fortement augmenté : outre les intentions d'instruction généralisée, qui se réaliseront de manière moins fantasmatique et très progressivement au XIXe s., le brassage militaire y aura été pour beaucoup. Cependant, la Révolution crée l'école primaire et les écoles centrales, l'Empire les lycées. Si le rôle du latin, éliminé en intention par les conventionnels, reste important avec l'Empire et la Restauration, celui du français ne cesse de croître en France. Cependant les tentatives de réformes linguistiques en profondeur — notamment celles de l'orthographe : Restif, Domergue — ont toutes échoué. Les seuils ne sont en effet pas marqués par la science ni par la volonté, mais bien par l'équilibre social dans sa globalité.
LE FRANÇAIS MODERNE (DE LA RESTAURATION À LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE)
Le français moderne, défini non sans arbitraire, commence avec une période de réaction politique, la Restauration. Le XIXe s. en entier vit une contradiction : les pouvoirs conservateurs et autoritaires (par exemple le Second Empire) correspondent à une évolution rapide de la société : science, techniques, idéologie, mœurs. À la variété accrue des pratiques sociales veut correspondre une unification de la langue, sans doute pour conjurer les risques d'éclatement national. La plupart des linguistes pensent, avec Marcel Cohen ou Walther von Wartburg, que rien d'important n'a changé entre 1815 et 1848 dans le système de la langue. Ce qui est notable, c'est que le français, objet d'une volonté politique pendant la Révolution, devient alors — comme le souligne très bien Cohen — un objet d'administration centralisée. Ainsi, la liberté individuelle dans l'orthographe, qui suppose une petite élite d'écrivants et qui explique en partie les réformes assez hardies du XVIIIe s., fait place à une codification beaucoup plus contraignante, liée à l'intention d'enseignement généralisé. Depuis 1832, l'orthographe du français n'est plus seulement « d'Académie », mais « d'État » : sa connaissance devient indispensable pour accéder au moindre emploi public. L'enseignement primaire d'État, évident progrès démocratique, coïncide avec l'échec d'une Restauration immobiliste (1830). Une grammaire normative (Noël et Chapsal, 1823) est obligatoire et requise. À la même époque, les réformes orthographiques de l'Académie deviennent de simples réformettes (1835 : français remplace françois, prononcé wé ; enfans redevient enfants) ; mais ces changements modestes et ces palinodies paraîtraient aujourd'hui d'effroyables révulsions. C'est dire que, sur ce terrain du mot écrit et de la phrase correcte — l'un et l'autre étroitement définis par la pédagogie —, tout se fige, tout s'immobilise. C'est un nouveau paradoxe puisque cette époque est particulièrement turbulente, évolutive, révolutionnée, même si l'on n'envisage que les usages de la langue, que les changements du discours littéraire, scientifique ou technique. Langue très vivante, d'un côté ; quant à la lettre, langue morte ou du moins immobilisée. Alors, et pendant deux siècles, le français de l'école, fixé ou presque, se répand en tuant les patois, en blessant mortellement le breton, le flamand de France, en attaquant l'occitan, le catalan, le basque. Le germanique d'Alsace doit en partie son salut à la victoire allemande de 1870 ; le dialecte italien de Corse doit le sien à l'insularité. Unité française, démocratie, réduction des différences et violence culturelle marchent d'un même pas. — Passons sur les évolutions de la phonétique et de la syntaxe : elles ne sont pas essentielles, au moins dans l'illusion unitaire de la langue nationale. Le XIXe s., comme la fin du français dit post-classique, se marque par l'évolution des vocabulaires, par les changements de statut du français, lequel devient plus complexe hors de France (il va falloir dire « les français »), et par l'impossibilité de faire évoluer les images sociales de la norme, malgré les efforts des savants et des intellectuels.
Les mots, la langue et son image (1848-1920)
Les lignes de force qui semblent gouverner l'évolution du français au XIXe s. conduisent à distinguer — certes artificiellement — deux périodes, la seconde allant de 1848 aux lendemains de la « Grande Guerre ». Au cours de la première, on vient de le voir, un français officiel s'était fixé ; ensuite il se répand dans la société. Pour les vocabulaires, la seconde moitié du siècle voit l'application sociale massive des découvertes scientifiques fondamentales de la première : des dizaines de milliers de termes apparus entre 1730 et 1860 environ, demeurés l'apanage des milieux spécialisés, passent dans l'usage commun. Les attestations de nos dictionnaires historiques reflètent mal ce mouvement, pourtant socialement essentiel : les mots et les termes enregistrés depuis cinquante ans et plus deviennent en quelques années des vocables de tous les jours. Aujourd'hui cette vulgarisation est quasi immédiate, du fait des médias. Vers 1830 ou 1860, le passage était lent, progressif. À la fin du XIXe s., la situation est intermédiaire : la presse et les transports ont déjà vécu leur mutation. Ainsi, le vocabulaire de l'électricité, constitué au XVIIIe s. puis dans la première moitié du XIXe s. (surtout en anglais, avec Faraday), deviendra populaire entre 1850-1860 et 1914 ; celui des chemins de fer, venu pour partie d'Angleterre entre 1830 et 1860, s'implante déjà plus vite. Ceux de l'aviation, de la bicyclette, de l'automobile, puis du cinéma ou de la télégraphie sans fil, constitués avant et pendant la guerre de 1914-1918, se diffusent en une ou deux décennies. Ce rythme lexical deviendra assez effréné au XXe siècle. Il en va de même pour les emprunts culturels : un premier voyageur emploie le mot originel, le transmet, souvent le déforme. La plupart de ces « mots de relation », qui apparaissent en nombre au XVIe s., qui se multiplient en français classique et déferlent au XIXe s., restent virtuels et ne sont pas réemployés ; certains, pour des raisons variables, s'imposent et se répandent. Le phénomène de diffusion, secondaire pour le philologue, est primordial pour le sociologue du langage. Ces mouvements de diffusion, d'osmose sont à l'œuvre depuis l'ancien français mais plus significatifs à l'époque moderne. Très délicats à appréhender, ils sont de plus en plus difficiles à décrire.
Un autre problème, qui concerne l'histoire des notions, est posé par les terminologies, scientifiques, techniques, juridiques, économiques, institutionnelles... Chaque terme, apparu dans un contexte de connaissance, est sujet à évoluer selon ces connaissances. Des mots anciens comme atome ou acide sont d'histoire plus complexe qu'un terme créé pour correspondre à une notion nouvelle, comme électron ou oxygène. Le sens général des premiers, comme l'apparition des derniers, peut être repéré et daté avec précision ; mais l'évolution des notions qu'ils dénotent n'est pas aisée à cerner. Tous ces faits ne sont pas nouveaux ; leur multiplication au XIXe s. souligne à quel point l'histoire du français déborde la linguistique historique, à quel point il s'agit d'histoire des usages sociaux de la langue, du langage, des signes.
Études et points de vue sur le français : la problématique
De par une tradition universitaire encore vivace, la langue étudiée et ses usages tendent, surtout à partir du français classique, à être confondus avec les discours littéraires et aussi avec les attitudes de la société quant au langage. Cette tendance devient excessive pour le français du XIXe et du XXe siècle. Ce n'est pas un hasard si l'Histoire de la langue française, dirigée par F. Brunot, admirable pour la période classique et la Révolution, devient avec Charles Bruneau en ce qui concerne le XIXe s. une mince stylistique historique, n'étudiant plus que la poésie et la prose des écrivains « romantiques », puis « réalistes », ainsi que quelques grammaires et dictionnaires. Certes, les discours littéraires sont des représentations essentielles du français à cette époque ; mais, déjà insuffisants pour l'étude « externe », ils le sont davantage pour l'étude « interne » ; ils rendent compte de la réalité inaccessible de la langue comme une galerie de glaces déformantes, non comme un instrument d'optique fidèle.
Il est pourtant vrai que les grands courants littéraires révèlent des tendances profondes : mais n'oublions pas la lucidité critique de Hugo : « guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe ». Car la syntaxe (et de manière générale la langue) répond à d'autres lois. L'usage reconnu du français, confisqué par l'épurateur du classicisme, s'ouvre avant et avec la Révolution (Restif...) aux aspects souterrains et réprimés des usages sociaux. Les romantiques mettent alors en scène les richesses du passé (moyen âge et Renaissance, puis baroque : les « grotesques » de Gautier changent l'image littéraire du XVIIe s.). On prend conscience de la variété des usages : du français hors de France, des dialectes et des patois, des habitudes de langage des parias de la société (l'« argot » chez Balzac, Sue, Hugo). Mais, ceci, éclatant, ne tuera pas cela : le « bon français ». Ce français national, dont la nature est plus fantasmée que connue, fait l'objet d'un respect universel, depuis le savant et l'écrivain jusqu'au paysan, qui devient peu à peu honteux de son dialecte, jusqu'au prolétaire et même jusqu'au hors-la-loi, qui a conscience d'employer un langage second, utile et protecteur, mais sans mesure commune avec ce « français » des bourgeois, qu'on enseigne. Hors de France, au XIXe s. comme au début du XXe s., le souci de parler comme à Paris correspond au souci de faire comme dans la capitale, qui affecte les coutumes et les modes visibles. Le langage maternel (créoles, français que l'on continue d'appeler « régionaux » de Belgique, de Suisse, du Bas-Canada) est souvent un pis-aller, moqué ou répudié par ceux qui le pratiquent. Ce triomphe à peine contrarié de la norme officielle était sans doute nécessaire pour insérer une partie plus importante des populations dans le progrès intellectuel et social ; cependant ni la variété des discours littéraires, ni la prolifération désignative, ni les luttes d'opinion quant au langage, ni les acquis du savoir sur la langue, tous fort bien étudiés, ne nous renseignent sur l'essentiel. Comment, et où, va désormais le français ?
Alors que les meilleures études nous éclairent en profondeur sur l'évolution de cet idiome du IXe au XIIIe s., puis du XIVe au début du XVIIe s., c'est en fait l'histoire du lexique et celle des pratiques ou des institutions langagières — l'institution littéraire, la pédagogie... — qui prend en charge le français classique et, surtout, le français moderne. On en trouvera l'indice très clair dans le travail fondateur de Ferdinand Brunot pour l'Histoire de la langue et de la littérature françaises de Petit de Juleville, qui couvre les dix siècles s'achevant à sa publication (1900). Ce qui est dit dans cette étude sur l'évolution de la langue entre 1815 et 1900 n'a guère été développé depuis, et une synthèse analogue, pour le XXe s., se fait attendre. Il faut noter ce disparate pour ne pas tomber dans deux illusions : celle d'une immobilité fondamentale ; celle, qui s'est exprimée vers 1950-1960, d'un « néo-français », et qui sert de correctif à la première, dans l'excès. Commencer un roman, comme le fait Queneau, par doukipudonktan ?, c'est refaire le coup astucieux et juste de Hugo dans Les Misérables, avec kekcéksa et kekçaa ; ce n'est pas révéler une langue nouvelle mais bien le français de maintenant. En effet, l'évolution si évidente des vocabulaires, des attitudes et des pratiques langagières, concernant plus la sociologie et l'histoire générale que la linguistique, masque une immense obscurité. Les carcans politiques et institutionnels — évolution et révolution correspondant plutôt à des durcissements — ont-ils ou non agi en profondeur sur la langue ? Il est clair qu'ils ont agi sur le langage, sur les usages, sur la manière d'agir par la parole et l'écriture ; mais sur le système et les structures ? Une seule réponse est honnête. Nous n'en savons à peu près rien. En ce qui concerne le XIXe s., F. Brunot posait vers 1900 l'existence de deux langues, manifestées par deux « grammaires » : une langue « savante, écrite », une autre « populaire ». « Cette séparation, ajoutait-il, ne semble pas près de disparaître » et surtout « cette dualité est un danger assez semblable à celui qui a occasionné la mort du latin littéraire (nous préférerions, ‘classique’) ». Il convient, à la lumière du passé récent, de s'interroger sur cette redoutable prophétie.
LE FRANÇAIS CONTEMPORAIN
Les strates de la langue : différenciation des usages
On ne peut aborder le français contemporain, qui s'organise à partir des années 1920, sans un bref retour en arrière sur la période qui suit les révolutions de 1848, et qui voit se mettre en place, en France comme en Europe, les conditions sociales modernes de la vie du langage : démocratisation et unification, enseignement généralisé, transports, urbanisation, luttes d'idées, révoltes, mais absorption du prolétariat, triomphe du capitalisme bourgeois, expansion coloniale, d'abord militaire, puis politique, enfin économique.
De 1848 à 1914, le système de la langue, tel que nous pouvons le percevoir, continue sa très lente évolution : un Français de 1910 aurait compris, même à l'oral, à peu près l'immense majorité des phrases produites en 1870, en 1848 et même en 1800. Mais cet « à-peu-près » n'est pas peu ; en outre, on peut comprendre identiquement et parler tout autrement. Des changements phonétiques, des usures syntaxiques se sont produits : l'imparfait et le plus-que-parfait du subjonctif disparaissent de la langue parlée ; le passé simple se raréfie ; l'inversion interrogative n'est plus vivante que dans certains usages oraux (au Canada, par exemple).
Face à ces mouvements globaux, les usages régionaux bougent certainement plus vite, dans la mesure où le français gagne sur des langues maternelles qui exercent sur lui un véritable effet de substrat. Au XVIIe s., les provinciaux de langue occitane étaient des étrangers à l'accent pittoresque, à la langue fertile en fautes dont on se moquait à Paris. Au XIXe s., s'instaurent des variétés régionales à l'intérieur d'une même langue et, à côté des patois déclinants. Ces variétés sont trop mal connues : aujourd'hui encore, la prononciation des dictionnaires, et souvent celle de l'école, écarte l'usage vivant d'un tiers de la France. Ainsi, dans ce français réel d'Occitanie, le e dit « muet » se prononce, le pronominal a d'autres usages qu'en « bon français » (« je me la prends et je me la mange, la pomme »). C'est qu'entre 1790 et 1910, la proportion de Français connaissant le français est passé de 50 à 90%, cependant que « plus de la moitié de la population continue à comprendre le patois local et l'utilise largement » (P. Guiraud, Patois et dialectes français, p. 28). Ainsi, la dispersion des idiomes, héritée de la féodalité, a fait place à la différenciation interne des usages d'une langue unifiée. La situation ne devait pas être très différente en Wallonie et en Suisse romande. Les villes qui s'industrialisent sont des laboratoires où cette différenciation se marque avec le plus d'évidence. La variété des paroles sociales s'est toujours manifestée en littérature. Mais cette manifestation restait discrète en français classique, ou cantonnée à des milieux fermés et utilisée avec grand artifice (la littérature « poissarde », la parade de foire, au XVIIIe s.). Au contraire, après Restif, très marginal, après le Diderot de Jacques le fataliste, inconnu avant la fin du XIXe s., les grands romanciers du XIXe s. explorent ces régions obscures. Leurs œuvres construisent le lieu fictif et fidèle où se rassemblent et s'enchaînent les produits d'énonciations socialement affrontées. Le français du récit, où le style transfigure la langue correcte de l'école, est confronté avec d'autres langages par le jeu des dialogues, du discours rapporté. Ces langages, non moins français, étaient jusqu'alors à peine entrevus. On trouve ainsi dans Balzac, dans Les Misérables, puis chez Flaubert, les Goncourt, Maupassant, Zola, Huysmans, le témoignage d'une vitalité puissante et confuse. Non seulement le pittoresque des vocabulaires secrets ou violents (l'argot), mais un mouvement dans l'essence même du langage. C'est là qu'affleurent, derrière le français de l'école, français bourgeois, français unique et correct, des usages qui trahissent des tendances cachées et réprimées. L'évolution de l'interrogation est entendue par Hugo, oreille incomparable : « Où elle va ? — ... je le sais — où va-t-elle encore ? » La première phrase, sans inversion, est une notation nouvelle. Ou encore, dans la bouche de Gavroche : « Moutards, n'ayez pas peur ! », puis « aies pas peur ! » et phonétiquement « aye pas peur », « eille pas peur » (Les Misérables, Pléiade, pp. 1001, 1010). Il faut aussi relire les scènes d'Henri Monnier pour se faire une idée de ce français « populaire » de Paris vers 1850, butte témoin d'un stade d'évolution qui serait, sans cette littérature, entièrement perdu. Non seulement le français de la comédie humaine et sociale est varié, mais encore il bouge : aucun instantané n'en rend compte que dans l'instant.
À la même époque, de nouvelles images de la langue s'élaborent : c'est le temps de la philologie, qui triomphe avec Renan ; c'est le temps des dictionnaires (Littré, Pierre Larousse) ; c'est aussi le temps des prophètes (Auguste Comte) et des poètes (Mallarmé) ; c'est enfin le temps des linguistes. Ceux-ci, en France, transmettent d'abord, comme le fait Littré, la science allemande (Friedrich Diez, le grand romaniste ; Bopp, le créateur de la linguistique ; Humboldt...). À la fin du siècle, s'élaborent une sémantique (Bréal), une phonétique moderne (Rousselot), une dialectologie (Gilliéron) appliquées au français. Il est difficile de mesurer l'impact du savoir historique, puis structural sur le français, sur cette langue même en son évolution : il est à peu près nul, sans doute. Comme est resté sans effet notable le retrait vers le passé, le purisme sémantique quasi platonicien de Mallarmé, relayé par Valéry. Pourtant, ces attitudes hautaines et isolées ont leur petite monnaie sociale : le purisme esthétique de Gourmont, celui d'Abel Hermant (qui signait Lancelot) ont tenté vainement de compenser le déferlement moderniste des vocabulaires estampillés par Pierre Larousse, Camille Flammarion puis Aristide Quillet depuis les années 1850 (le « Petit Dictionnaire complet » de Pierre Larousse) et pendant les « années folles » jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale.
Après 1920 : problématiques
Comment caractériser le français contemporain qui, gros de toutes les évolutions antérieures, se manifeste des années 1920 à l'an 2000 ? Comment appréhender le terme, par nature provisoire, d'un millénaire de spécificité langagière ? Tous les mouvements profonds décrits ou décelés pour les époques antérieures se continuent sans aucun doute, malgré le masquage de « l'institution du français ». Le français d'aujourd'hui est caractérisé banalement par une continuité et par des ruptures. Les tendances du XIXe et du début du XXe s. se prolongent et s'amplifient, mais elles révèlent des situations inconnues. L'histoire profonde de la langue semble inaccessible. Ce sont alors des facteurs socioculturels, économiques, intellectuels, techniques qui semblent prévaloir. D'un côté le français, promu au XVIe s., précisé au XVIIe s. par une norme exigeante, a reçu au XIXe s. une définition contraignante qui semble l'immobiliser. Instrument de l'école et de l'État, il s'institutionnalise de plus en plus, notamment par l'écriture. Mais ce français ainsi déterminé, plutôt bourgeois, plutôt urbain, plutôt francilien, est menacé de l'intérieur. L'apparente unité ne parvient plus à cacher les complexités ; l'apparente fixité — exemplaire pour l'orthographe — ne peut plus masquer les transformations. Parlant en 1939 du passé récent du français, Marcel Cohen posait avec lucidité le problème (Histoire d'une langue..., chap. XV) et mesurait les difficultés : excès de faits et de documents, subjectivité d'un sentiment de « crise », voire de débâcle du français, clivage entre « français écrit » et « français parlé », dont il faut ajouter qu'il se révèle très complexe et parfois trompeur. Il répondait à ces défis avec discernement, par un outil d'analyse indispensable : la sociologie du langage (on dira plus tard sociolinguistique). Dans ce cadre, les évolutions très nettes de la prononciation, de la grammaire, etc. ne peuvent plus être étudiées abstraitement et généralement, comme on le fait à propos du passé lointain de la langue, à la fois par absence d'informations et par des choix simplifiants. Pour le français d'aujourd'hui, nous sommes dans l'eau du bocal, noyés dans l'information, en proie aux préjugés et postjugés contradictoires : on nous parle d'un français éternel, « langue humaine » plus que toute autre, et qui pourtant se perd dans une inculture envahissante.
Cependant, les différences de perspective n'expliquent pas tout : la complexité sociale du français s'est objectivement accrue, en France et hors de France. Plus de locuteurs, des villes proliférantes, des contacts cent fois plus rapides, des déplacements incessants, une marée de paroles et d'images instantanément véhiculées. En outre, certaines frontières linguistiques sont devenues à peine perceptibles, entre français d'oïl et de zone « franco-provençale » — Lyonnais, Jura, Suisse —, entre ces domaines et celui d'oc, entre Bretagne romane et pays bretonnants. D'autres, en revanche, comme la frontière romano-germanique, ne sont brouillées que par endroits (Bruxelles) et résistent aux siècles : à Biel-Bienne, en Suisse, depuis des siècles on parle germanique d'un côté de la rue, français de l'autre. Quant aux frontières politiques, elles se traversent de plus en plus : si le tourisme donne lieu à de pittoresques sabirs, les immigrations ont créé au XXe s. en terres francophones (Belgique et France urbaines, Québec) des situations linguistiques nouvelles. Dans une direction opposée, centrifuge, les colonisations du XIXe s. et de la première moitié du XXe s. avaient procuré au français, promu langue officielle ou langue seconde, des lieux d'expression nouveaux et des sociologies différentes.
Le français normalisé de l'école et de l'administration subsiste à l'écrit. Il y est à la fois rudement maltraité et superbement exalté, ce qui est le fait de toute langue « de culture ». À l'oral, la spontanéité, l'illettrisme, l'inculture même, ne sont pas ses pires ennemis : bien plutôt les intentions rhétoriques et brutales de la communication de masse. Celles-ci découpent la parole au mépris de la morphologie, de la syntaxe et du (bon) sens, fabriquant un « écrit-parlé » dont l'artifice, multiplié par le discours politique et publicitaire, ne peut pas rester sans effet sur les millions d'oreilles qui le subissent. Dans tous les cas, il s'agit de ce français (« cultivé », ou « soutenu », ou « non marqué », ou « central »...), dont on affirme qu'il est en crise. Ce français, bien ou mal employé, interdit presque de percevoir d'autres usages, aussi vivants, mais plus divisés et moins prestigieux. Ainsi, les français régionaux, ruraux et urbains, reconnus à leur phonétique (les « accents ») et à leurs vocabulaires, parfois à des traits de grammaire, survivent et parfois prospèrent.
Ces usages sociaux de la langue forment des familles où l'on retrouve les grandes zones dialectales du passé, que le français y soit seul pratiqué (avec l'agonie des patois, en phase terminale après 1945 ; avec le recul de langues, comme le breton, qui continuent à agir en tant que substrats...) ou en situation bilingue (en Europe, avec le flamand, les dialectes allemands, le basque, le corse, le catalan...). Se joignent à ces usages des formes de français plus nettement différenciées par rapport à la référence « centrale » et cultivée mentionnée plus haut : parler de français « régionaux » n'est d'ailleurs plus licite, s'agissant de l'élément francophone des plurilinguismes africains, de l'ensemble créole-français des Caraïbes ou de l'océan Indien, de l'usage institutionnel ou subi du français au Maghreb, d'ailleurs en recul devant l'arabe et gravement compromis par les affrontements politiques et culturels. Échappe plus encore au « régionalisme » l'ensemble francophone nord-américain, essentiellement québécois, lui-même complexe, en cours de normalisation, parfois beaucoup plus vigoureux dans son affirmation que les usages français de l'Europe, mais subissant les mêmes types de contraintes avec, en outre, la pression immédiate et puissante de la langue anglaise dans un contexte social nord-américain, très peu britannique, malgré l'appartenance nominale au Commonwealth. Il s'agit là de types de français à la fois proches et distincts du « français de France », sans même parler de ces dialectes hyperinstitutionnels que sont les « français officiels d'administration » et qui existent en France même, en Belgique, en Suisse. Dans la Confédération, on parle ironiquement de « français fédéral », jargon distinct des usages cantonaux spontanés du pays romand. Ces langages d'institution coupés de la société existent aussi en Afrique, et même dans les tours de Babel administratives et normalisées de New York, Bruxelles, Genève, Paris, que sont les communautés européennes, l'ONU, l'UNESCO.
Il faut pourtant, et on le doit, parler encore du français, mais en sachant que toute description, d'usage, de norme et peut-être même de système, ne concerne qu'une partie des faits linguistiques pertinents. Jusqu'au début du XIXe s., malgré la complexité sociale des usages, on pouvait décrire le français sans autre précaution définitoire. À la fin du XXe s., toute observation sur les tendances de la prononciation, de la grammaire et plus encore du lexique demande à être déterminée socialement, et d'abord géographiquement. Il en va de même pour l'anglais, l'espagnol, le portugais, l'arabe ou le russe... Quant au « français de France », sa situation est déjà fort complexe, apparemment moins que celle de l'italien ou de l'allemand, de par la centralisation et le recul des dialectes, qui créent l'illusion de stabilité déjà évoquée. Cette illusion constitue en elle-même une importante caractéristique qui touche doublement à la langue : directement, parce qu'elle favorise l'immobilisme et confère aux dynamismes langagiers — engendrés par ceux de la société même — un caractère négatif et perturbateur ; indirectement, parce qu'elle interdit aux francophones, surtout européens, surtout français, de percevoir la variation et le mouvement de leur propre usage. Ainsi, certaines tentatives puristes intelligentes, comme celle d'Étiemble (contre le « babélien » ou le « franglais », en fait contre l'influence américaine à travers l'emprunt lexical) ou celle des institutions langagières officielles de France, du Québec, se heurtent aux caractéristiques sociales du système qu'elles défendent ; ce paradoxe est bien analysé, mais nul ne peut aller là contre. La créativité lexicale du français — sa morphologie — est à demi paralysée depuis le grand réglage classique ; dès lors, devant le besoin de nommer les nouveautés (de la pensée, de la mode, du désir), pas d'autre réponse que l'emprunt. Que la source principale, pour de nombreuses langues dans le monde, en soit aujourd'hui les États-Unis d'Amérique et leur anglais décolonisé, enrichi et troublé, n'a rien à voir avec la linguistique.
Tendances et tensions
Parmi les tendances qui caractérisent l'évolution du français après la Deuxième Guerre mondiale, quelques-unes sont connues, d'autres se développent sournoisement. On a décrit l'évolution confuse des prononciations, par perte d'oppositions vocaliques, affaiblissement articulatoire de plusieurs consonnes, réapparition en français « central » du e dit « muet » qui cesse souvent de l'être (renseignement est plus courant que renseign'ment), influence de l'orthographe sur la prononciation, avatars de la liaison (fautive, ou pédante et hypercorrecte, voire plaisante : où-t'est-ce ?) ; on connaît les malheurs de certains temps verbaux, l'importance accrue de l'article, le recul du verbe par rapport au substantif, la réduction de la phrase par rupture et reprise ; on a montré et dénoncé l'abondance d'un nouveau type de création lexicale, par abréviation, siglaison et acronymie. Mais ceci vise surtout la langue écrite soutenue et correcte, par rapport à laquelle on définit des écarts. — Pour les autres états de langue, les descripteurs objectifs, tels A. Martinet et H. Walter pour la prononciation, de nombreux grammairiens, depuis les admirables et ésotériques travaux de Damourette et Pichon, sont trop peu entendus. Pourtant, ils tentent de dégager les lois du français parlé ainsi qu'écrit, ou bien, comme le font les psycholinguistes, celles du langage enfantin qui donne à la langue officielle des leçons d'économie et d'efficacité. La phrase parlée est par nature rompue, fragmentée ; une partie de son sens réside dans des traits phonétiques : accents de hauteur, d'intensité, que l'écriture annihile. Le français vivant est là, il se porte à merveille ; ses seules « fautes » sont l'échec expressif et communicatif. Mais il est mal connu et sa variété se dissimule derrière les discours appris. On mesure mal le pouvoir d'une langue sans tradition d'écriture, comme le furent les langues africaines avant une période récente ou le français avant le XIVe siècle. On mesure encore plus mal le pouvoir et les faiblesses d'une pratique orale dans une société où les mots, les phrases sont pris dans des images graphiques que l'école généralisée a imposées. Les médias de masse ont peut-être redonné force à l'oral, mais en le soumettant secrètement à l'écriture. Il en va de même pour des pratiques langagières d'abord spontanées, tel l'argot. Le matériel de vocabulaire fourni par l'argot du milieu, code secret jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, a donné lieu à de la littérature, à des dialogues de films, parfois excellents et enrichissants pour la langue, mais entièrement intégrés au système dominant. Parmi les procédés de création argotiques, à côté des codes folkloriques, javanais, loucherbem (que les bouchers ont oublié depuis belle heurette), un seul est aujourd'hui actif, le verlan. Né avant le mélange culturel des grands ensembles des banlieues, il s'y est épanoui : quelques-uns de ses produits s'intègrent au lexique français (de France) ; leur diffusion passe par les médias. Un cas notoire est le ripou, ou policier pourri ; le film qui lançait le mot hors de son milieu d'origine portait en titre écrit Les Ripoux, appliquant le scolaire pluriel en -oux dicté par la série sacrée : bijou, chou, genou, dans laquelle pou n'est pas oublié... Ainsi, la règle créatrice orale et banlieusarde a été immédiatement soumise à la loi scolaire. Par ailleurs, le verlan enrichit peu à peu le dictionnaire : beur, meuf. L'argot, tel qu'il s'est pratiqué dans le « milieu », probablement depuis le moyen français et jusqu'à 1950 ou 1960, est mort, embaumé au cinéma et en littérature. Mais l'argot est devenu un jeu, une illusion dans le langage. En revanche, le français parlé est immortel — ou c'est le français qui mourra.
Pour revenir au lexique, objet de cet ouvrage, on y constate que l'évolution accélérée au XIXe s. se continue jusqu'à nos jours, malgré une morphologie déficiente. Certains procédés de création, comme ceux que fournissent les déverbaux (la bouffe, la gratte, etc.), les abrégements et suffixations « populaires » (fastoche, cinoche, coolos sur l'anglicisme cool), les sigles et les acronymes, innombrables, quelques préfixations (extra-, super-...) enrichissent le vocabulaire « d'une manière monotone » ; en effet, peu de suffixes sont aussi productifs que par le passé ; certains se spécialisent étroitement, comme le -erie de croissanterie, gadgetterie, d'autres ne servent plus. Pourtant, les mots sont en effervescence : nos dictionnaires en témoignent. Les gros contingents viennent des emprunts anglo-américains, des formations savantes gréco-latines internationales. L'abondance des emprunts, en principe sans effet sur le système, mofidie les habitudes graphiques : on s'habitue à trouver ee pour i, oo pour ou, ew pour iou ; certains procédés habituels à l'anglo-américain, comme la création par addition syllabique, s'instaurent en français au mépris de la morphologie : d'après informatique on a bureautique, confortique, etc. Ce qui reste très actif, c'est la création de syntagmes et de locutions, certes avec des emprunts, mais adaptés et rapidement intégrés. Relayant le proverbe ancien et l'expression poétique, le slogan et les jeux verbaux de la publicité alimentent une phraséologie très vivante. La créativité du français s'exerce beaucoup plus sur le groupe de mots, la locution semi-figée ou le terme complexe, que sur le mot lui-même ; là réside aujourd'hui son génie propre. Le français contemporain tient au classicisme par la volonté d'unité et parfois de fixité. Cette volonté est frustrée, contredite par la liberté d'expression et de communication, qui apparente l'époque à la Renaissance, par le flot d'influences et d'emprunts. La plupart de ces traits sont communs à toute langue qui se trouve dans une situation historique analogue. Le français, créole latin enrichi et normalisé, va-t-il s'épanouir dans l'ouverture et l'anarchie qui définissent une langue vivante, ou, comme le latin du moyen âge, se fixer, s'embaumer et donner naissance à un nouveau créole, candidat au statut honoré de langue de culture ? La seconde hypothèse serait vraisemblable, si les conditions culturelles n'avaient pas tant changé depuis la naissance de cet idiome. Devenu langue institutionnelle et écrite, langue de tradition mais aussi langue de modernité, répandu sur les quatre continents, appris dans le monde entier, menacé par l'indifférence et les idées fausses plus que par l'anglais, défendu par tous ceux qui le font vivre, fût-ce par transgression, le français n'est pas en train de disparaître. Son évolution, largement imprévisible, est inévitable. Refuser les changements c'est préparer une somptueuse agonie à la manière latine ; les accepter sans règle, c'est tolérer l'éclatement — géographique et social. Ce que la société défait, ce qu'elle bloque ineptement — l'orthographe —, la société le reconstruit et, sans le savoir, le débloque. Le français est une langue en danger, une langue vivante.
A. Rey
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