LA LANGUE FRANÇAISE DANS LE MONDE
Le français européen
Si le français est la langue nationale et aujourd'hui très majoritaire des Français, nul n'ignore que cette langue, sous des formes divergentes mais en général intercompréhensibles, est aussi celle d'autres États, et celle de départements et territoires administrativement français, mais relevant d'autres cultures.
La notion ambiguë de « francophonie » réunit des situations linguistiques très différentes. Elle ne peut avoir qu'une nature politique. Ses effets culturels et intellectuels ne sont pas négligeables, mais l'unité de pensée que l'on évoque à ce propos identifie abusivement la communauté d'un système d'expression, de communication, et un rapprochement de sensibilités et d'attitudes mentales, toujours réducteur et souvent démenti par les faits (par exemple au Maghreb, à Madagascar ou même, tout autrement, au Québec).
L'expansion géographique du français, dont l'histoire commence avec la langue même, conduit à distinguer plusieurs domaines d'emploi pour cet idiome, le clivage premier se faisant entre le statut de langue maternelle majoritaire sur un territoire donné (France, Suisse romande, Belgique wallonne, Québec...) et celui de langue véhiculaire, en général différente de la langue ou des langues maternelles, quel que soit par ailleurs son statut officiel (langue nationale, officielle, étrangère, langue d'enseignement, etc.) et son statut réel, de nature sociale (langue des riches, de l'élite intellectuelle, d'une minorité urbaine, scolarisée...).
Trois États européens, frontaliers avec la France, sont partiellement francophones : la Belgique, le Luxembourg, la Suisse. Dans deux d'entre eux, le français est la langue maternelle, assez souvent unique, d'une certaine proportion de nationaux (→ Belgique, Suisse). La situation du Luxembourg est différente, puisque la grande majorité des autochtones y a pour langue maternelle un dialecte germanique, le luxembourgeois, l'allemand étant (depuis 1984) langue nationale et le français langue enseignée et effectivement pratiquée dans les relations sociales. La plupart de ces Luxembourgeois autochtones sont trilingues, et utilisent de préférence comme langue écrite l'allemand commun (49 %) ou le français (28 %). Le français, moins spontané que le dialecte maternel et même que l'allemand standard, est une variante régionale peu marquée — certainement moins que bien des français régionaux de France — de ce qu'on pourrait nommer le français européen. Sa situation sociolinguistique est comparable à celle de l'Alsace*, et, quant à la position du français par rapport à l'allemand, complémentaire.
En Belgique comme en Suisse, c'est une proportion notable de la population, sur un territoire continu et bien déterminé (à l'exception de Bruxelles) et en continuité spatiale avec la France, qui parle un français très proche du français hexagonal, en tout cas pas plus marqué ou moins marqué que celui de nombreuses zones à substrat occitan en France même. Les frontières politiques peuvent correspondre à des différences linguistiques (« isoglosses » phonétiques ou lexicaux) : c'est le cas de la frontière franco-belge ; mais de nombreux traits régionaux sont communs au nord-est de la France et à la Belgique, ou au français de l'espace franco-provençal, de la Savoie, et de la Suisse romande. Les différences les plus évidentes concernent les terminologies d'institution (que le linguiste belge Jacques Pohl nomme des « statalismes »), c'est-à-dire une partie très précise du lexique : en effet bourgmestre et échevin ont cours en Belgique seulement, gymnase en Suisse, où cantonal n'a pas la même valeur qu'en France. Ces traits nationaux divergents du français sont nombreux, mais lexicaux et terminologiques, superficiels par rapport au système de la langue, lequel est modulé régionalement de Liège à Marseille, de Bordeaux à Lausanne ou à Neuchâtel, sans aucune rupture.
Cependant, à l'équilibre des langues en Suisse et aux conflits langagiers et sociaux de la Belgique s'oppose la domination accrue d'un français écrit normalisé et objet de l'institution pédagogique, usage commun en France ; mais c'est ce même français qui est « défendu et illustré » en Suisse romande comme en Belgique wallonne. Une renaissance des régionalismes — surtout lexicaux — se fait sentir de manière très analogue dans les trois communautés nationales francophones d'Europe, après une période de purisme centralisateur, et comme pour compenser dans le sentiment d'identité culturelle locale la disparition ou l'affaiblissement des dialectes. On notera à ce propos la reconnaissance accrue des variations lexicales régionales qui atteint aujourd'hui les dictionnaires « centraux ».
L'ensemble francophone européen se complète sur le mode nostalgique par le Val d'Aoste, où le français, qui fut vivement combattu par le régime fasciste italien, est partout dominé par l'italien, malgré le statut de région autonome (1945-1948). Le dialecte franco-provençal est néanmoins toujours pratiqué par les Valdotains. En revanche, la région niçoise et Monaco ont vu reculer leurs dialectes italiens au bénéfice du français, qui ne s'y est implanté qu'au XIXe siècle. En Piémont, le français n'est plus qu'une langue étrangère, d'ailleurs souvent maîtrisée par l'élite intellectuelle. En Corse enfin, territoire français au statut évolutif, le dialecte italien, proche du pisan, est extrêmement vivant, mais l'italien commun ne concurrence nullement le français régional de Corse, marqué surtout phonétiquement par le substrat.
L'expansion du français et son histoire
De ce noyau francophone européen, il faut distinguer les divers groupes sociaux où le français s'est implanté, hors d'Europe. L'un d'eux est dans une situation comparable à celle du français européen, celle de langue maternelle unique ou très majoritaire sur un territoire donné, et possédant un statut officiel dominant sur une entité politique : c'est — depuis peu pour le dernier caractère — le français québécois (voir : Québec et Canada). En revanche, d'autres témoins de la première expansion coloniale française, dans l'océan Indien et aux Caraïbes, ont des caractéristiques différentes : le français y est un élément dans une « diglossie » (emploi de deux langues hiérarchisées) avec un créole (voir Antilles et océan Indien).
Ces situations variées résultent d'une histoire, où la France, affrontée à d'autres puissances colonisatrices, notamment l'Angleterre, a souvent été en difficulté, l'expansion du français s'en trouvant limitée ou contrariée, malgré un prestige international qui fut à son apogée au XVIIIe et au XIXe siècles.
L'histoire du français hors de France commence avec les Croisades. Celles-ci, du XIe s. (1099, prise de Jérusalem) aux échecs du XIIIe s. (perte des États « francs » du Levant, 1291), sont à l'origine d'un système linguistique latino-français de caractère utilitaire, la lingua franca, encore active au XVIIe s. si l'on en croit le reflet littéraire qu'en donne Molière dans la turquerie du Bourgeois gentilhomme. Ce « pidgin » latinisant a joué un grand rôle dans les échanges économiques entre l'Europe et le bassin méditerranéen, puis a disparu.
Autrement importante est l'aventure médiévale de l'anglo-normand, qui a fait hésiter linguistiquement les îles Britanniques entre sa langue germanique, jamais éliminée mais infériorisée pendant deux siècles, et le français. Ce dernier, éliminé au XIVe s., a laissé de nombreuses traces dans le vocabulaire de l'anglais (voir Anglo-normand et langue anglaise*).
L'héritage du premier colonialisme
Vint le XVIe siècle. Peu après les aventures coloniales immenses de l'espagnol, du portugais, puis du néerlandais, le français s'est à son tour lancé à la conquête du monde, pour des raisons économiques et idéologiques. Une volonté politique plus faible et donc des moyens plus réduits l'ont souvent soumis, à partir du XVIIe s., à l'expansion concurrente de l'anglais. La présence mondiale du français, à l'exception des traces importantes du colonialisme du XIXe s. (ci-dessous), est aujourd'hui celle de la résistance à l'anglophonie. Trois régions du monde en témoignent différemment, en cette fin du XXe s. : l'est du Canada ; une partie de la zone caraïbe ; l'océan Indien.
Le français en Amérique et aux « îles » (1534-1815)
Après les explorations de Jacques Cartier qui embouche en 1534 le grand fleuve qu'il nomme Saint-Laurent, il a fallu un siècle pour que le traité de Saint-Germain (1632) délimite les zones de colonisation française (Champlain : 1604 en Acadie, 1608 à Québec, suivi par les Récollets et les Jésuites). Le XVIIe s. voit la fondation de Montréal (1642) et un début de colonisation de peuplement : le traité de paix avec les Iroquois (1701) semble assurer des possibilités de développement aux établissements français, entièrement organisés par l'Église (outre les Récollets et les Jésuites, les Sœurs Hospitalières de Dieppe, puis les Ursulines). Cette époque est aussi témoin de l'implantation française en Louisiane, gigantesque territoire englobant la vallée du Mississippi, aux Petites Antilles, à Saint-Domingue, à la Guyane, à l'île Bourbon (Réunion), et de comptoirs isolés en Afrique (Sénégal), aux Indes. Dans le même temps, les flibustiers français ont évincé les Espagnols à la Martinique (1625) et à la Guadeloupe (1635).
Presque partout, cette présence est insuffisante pour assurer une prépondérance durable. Là où les difficultés naturelles, d'ailleurs tragiques, sont surmontées, la force et la politique vont imposer la domination anglaise.
Le XVIIIe s., époque de l'« universalité de la langue française » et de son apparent triomphe en Europe, est aussi hors d'Europe celle des occasions manquées ou perdues, au bénéfice de l'anglais, le plus souvent. Le traité de Paris (1763) cède la rive gauche du Mississippi aux Anglais, la droite aux Espagnols (très provisoirement) ; les colons français d'Acadie, passés sous domination britannique en 1713, sont déportés par les Anglais (1755).
Aux Indes, malgré Dupleix qui aurait permis à la France de contrôler un tiers de cet immense territoire, le traité de Paris ne laisse que quelques bribes. Ce traité concède à la France les cinq comptoirs indiens et plusieurs îles : Gorée (Sénégal), Bourbon (Réunion), l'île de France (Maurice), Saint-Pierre-et-Miquelon, une partie de Saint-Domingue (Haïti), la Guadeloupe et la Martinique. En effet, Québec vient d'être repris par les troupes anglaises (1759). Outre le peu d'intérêt de la royauté pour la colonisation, d'ailleurs vivement dénoncée par les « philosophes », notamment l'abbé Raynal, la faiblesse de l'implantation démographique a joué : en 1763, il n'y avait en Amérique que 60 000 colons français pour un million de Britanniques (selon A. Sauvy).
Aux Antilles, le premier peuplement, au XVIIe s., est le fait de travailleurs libres et surtout, à l'exemple des Espagnols, d'esclaves noirs transportés d'Afrique dans des conditions inhumaines. La mise en valeur de ces îles — canne à sucre, tabac et coton — exigeait une main-d'œuvre que les Indiens caraïbes, d'ailleurs peu nombreux, ne voulaient et ne pouvaient pas constituer ; ces Indiens furent exterminés (révolte de 1654). En 1700, les Caraïbes ont à peu près disparu ; les îles sont peuplées de 70 000 esclaves africains et de 25 000 colons blancs.
La colonisation française dans l'océan Indien est plus modeste : l'île Bourbon compte une centaine d'habitants en 1671 ; les Français occupent en 1715 sans la mettre en valeur une autre île abandonnée par les Hollandais (île de France : Maurice). Quant à l'île Dauphine (Madagascar), la présence française y est infime. Ces îles servent surtout d'escales sur la route des Indes, où Pondichéry est le plus important comptoir français (fondé en 1673).
Haïti étant devenue république indépendante, en 1804, les traités de Paris de 1814 et 1815 réduisent les colonies françaises aux cinq comptoirs de l'Inde, à Saint-Louis et à Gorée au Sénégal, à la Guyane (récupérée sur les Portugais), à Saint-Pierre-et-Miquelon, à la Martinique, la Guadeloupe, l'île Bourbon rebaptisée la Réunion ; l'île de France passe aux Anglais qui la renomment Maurice. Une présence linguistique française se manifeste sur tous ces territoires. À Saint-Pierre-et-Miquelon, elle est du type nord-américain canadien ; en Inde, elle fait partie d'un plurilinguisme complexe et va reculer.
En Guyane, Martinique et Guadeloupe, comme à la Réunion et à Maurice, le français est l'élément supérieur d'une « diglossie », la langue maternelle infériorisée mais très vivante étant un créole.
Malgré les dates, une situation entièrement différente est celle du Liban et de la Syrie, terres christianisées, puis incomplètement islamisées, où le français s'est implanté dès le XVIIe siècle. Mais c'est au XIXe s., avec une présence politique liée à la deuxième colonisation française (1815-1939), que cette langue est devenue le support d'une vie culturelle active, à côté de l'arabe (voir plus loin) ; phénomène qui s'est étendu à l'Égypte.
Le français colonial (après 1815)
Après 1815, les destins de la langue française la conduisent en Afrique, avec la colonisation et par l'action de deux États, la France et la Belgique. Ce sont d'abord des comptoirs français existants comme Saint-Louis du Sénégal, qui font l'objet d'un intérêt religieux missionnaire, puis économique. Les missions catholiques implantent aussi les intérêts français en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie (découverte par Cook en 1774). Les îles Gambier, Wallis-et-Futuna, la Nouvelle-Calédonie (1853) sont évangélisées avant d'être colonisées politiquement.
La grande action coloniale française de la Restauration est celle de Charles X en Algérie (1830). C'est alors une conquête militaire (reddition d'Abd-el-Kader, 1847) précédant une organisation administrative complexe et spécifique, où la langue française est un moyen de pouvoir. La colonisation proprement dite ajoute à l'usage français des militaires et des administrateurs celui d'agriculteurs (2 000 familles en 1847), premier noyau d'une population qui deviendra un creuset culturel méditerranéen, franco-italo-espagnol, promis à la destruction après l'indépendance de l'Algérie (voir Maghreb).
Sous le second Empire, l'action colonisatrice porte sur l'Algérie, sur le Sénégal (Faidherbe) et sur l'Extrême-Orient. Là, les missions françaises, effectivement persécutées, induisent une action politique à fina- lité économique : protectorat sur le Cambodge (1863), création du port de Saïgon.
Après 1870, l'Algérie française se développe, avec des mesures politiques négatives pour la communauté musulmane (code de l'indigénat, 1881). La troisième République est surtout responsable de l'empire français subsaharien ; comme en Algérie, l'armée — S. de Brazza conquiert le Gabon et le Congo ; la France annexe le Soudan, le Niger, le Dahomey (1893-1894). En 1885 Léopold II de Belgique est désigné par la conférence de Berlin comme souverain d'un « État indépendant du Congo ». Même schéma militaire à Madagascar avec Gallieni (protectorat — 1895, puis colonie — 1896). Mais, si le français remplit aux colonies les mêmes fonctions, militaires, administratives, économiques (les missionnaires d'Afrique noire tentent plutôt d'employer les langues maternelles), les milieux colonisés sont très différents linguistiquement. Au Maghreb, deux États constitués sont subjugués, la Tunisie étant contrainte au protectorat français (1881) avant le Maroc (1912, Lyautey), tandis que l'Algérie « indigène » tend peu à peu à se penser comme nation, la langue française acquiert des fonctions institutionnelles par rapport à peu de langues maternelles, la principale, l'arabe, étant certes représentée par des dialectes parlés peu prestigieux, mais non séparés de leur source, l'arabe littéraire, garantie par l'islam. Les parlers berbères, notamment kabyles en Algérie, ne bénéficient pas de cet arrière-plan culturel de grand prestige et d'importance internationale. En revanche, l'Afrique subsaharienne parle une grande quantité de langues qui ne sont ni écrites ni décrites, très différentes les unes des autres, ce qui crée un évident besoin d'idiome véhiculaire. Plus encore que l'anglais aux Indes, et comme l'anglais en Afrique de l'Est, le français prend rapidement une place institutionnelle dans les pays du Sahel et en Afrique occidentale (AOF) ou équatoriale (AEF).
En Nouvelle-Calédonie, face à la culture orale kanak, représentée par un petit nombre de locuteurs de plusieurs langues très différentes (moins de 20 000 en 1917, les Européens étant plus de 18 000), l'emploi du français s'impose encore plus facilement.
Après la guerre de 1914-1918 et la défaite allemande, l'emploi du français dans le monde augmente encore, par l'entremise de deux États : la France (Togo, Cameroun ; au Proche-Orient, Syrie et Liban) et la Belgique (Ruanda et Burundi s'ajoutent au Congo « belge »).
En revanche, dans les domaines scientifique et technique, le français, depuis le début du XIXe s., recule en général devant l'anglais et, dans plusieurs domaines, subit aussi l'influence de l'allemand. L'usage du français dans les couches élevées de la société, assez normal en Europe centrale et en Russie au XVIIIe s. et dans la première moitié du XIXe s., tend à disparaître avec la renaissance culturelle et littéraire des langues nationales, dès le XVIIIe s., et surtout après les révolutions nationalistes de 1848.
À l'exception du Canada, le français hors d'Europe tend donc à être une langue de pays colonisés. Ceci entraîne pour lui diverses caractéristiques sociolinguistiques communes, avec de fortes variables. En dehors de l'Afrique*, des Antilles* et de l'océan Indien, les zones d'emploi du français sont en régression. Au Proche-Orient, la Syrie devenue indépendante en 1943 a opté pour l'arabisation totale, les principales langues étrangères enseignées étant l'anglais — souvent transmis par des professeurs palestiniens — et le français, en grand recul. Le cas du Liban, déchiré par la violence, est tout différent ; le français, surtout en milieu chrétien, y conserve une grande importance culturelle. Mais l'avenir de la région est très incertain et l'équilibre linguistique, normalement favorable à l'arabe, laisse peu de place au français comme langue seconde, dans la mesure où les communautés chrétiennes de Syrie et du Liban sont en difficulté.
Un autre héritage francophone colonial en perdition est celui de l'Asie du Sud-Est. Au Vietnam indépendant, le français est devenu une langue étrangère parmi d'autres, l'occupation américaine du sud du pays (1963-72) ayant développé l'usage de l'anglais. Cependant, pour certaines fonctions intellectuelles, le français, à côté de l'anglais et du chinois, joue un certain rôle. Dans l'ensemble, le Laos et le Cambodge ne conservent que des traces de leur ancienne pratique du français.
Situation du français dans le monde
Ainsi, hors d'Europe et du Canada, le français ne conserve une importance institutionnelle et culturelle majeure qu'en Afrique — avec deux situations très différentes : Maghreb et Afrique Noire — et dans des « îles » où, souvent, il se pratique en même temps qu'un créole issu de lui, mais qui est fonctionnellement une langue indépendante. Le reste (Inde, Asie du Sud-Est, Moyen-Orient) ne relève plus que d'une certaine influence culturelle. Celle-ci est importante dans le monde, mais, on l'a vu, partout en butte à la concurrence inévitable et en général triomphante de l'anglais.
En effet, si la présence institutionnelle du français est notable sur le plan international, la réalité fonctionnelle dément souvent cette importance. Certes le français, langue de travail et langue officielle de l'ONU, ne partage ce privilège qu'avec l'anglais, l'espagnol, le russe, le chinois et l'arabe. Mais, dans cette assemblée comme en d'autres, une langue parmi ces idiomes égaux est « plus égale que les autres » (pour reprendre la formule d'un auteur anglophone, George Orwell) : c'est précisément l'anglais, langue dans laquelle sont rédigés, dit-on, 90 % des documents préparatoires. De même, dans l'égalité fictive des langues de l'institution européenne, le français et l'anglais sont favorisés, même par rapport à l'allemand, à l'espagnol et à l'italien. À terme, il serait étonnant que l'anglais ne l'emporte pas en Europe aussi sur toute autre langue si les principaux partenaires ne parviennent pas à imposer un plurilinguisme très coûteux. Dans ce cadre, les revendications normales et prévisibles de l'allemand pourraient créer les conditions d'un équilibre à trois qui ne serait pas défavorable au français, dans la mesure où il limiterait la prépondérance de l'anglais.
Le français est soutenu, en Europe et dans le monde, par l'action religieuse (œuvres catholiques, alliance israélite universelle, etc.), laïque (Alliance française, fondée en 1883 et très active ; Mission laïque française, etc.), et gouvernementale (Affaires étrangères, Agence de Coopération...). Sur ce plan, les instituts français, belges, québécois, les lycées français, les attachés culturels (fonction créée en 1920) et linguistiques (1958) jouent un rôle essentiel.
D'autres organismes pédagogiques viennent s'y ajouter, et l'action d'États comme la Belgique, le Québec, le Canada, avec des organismes internationaux, introduisent une nouvelle réalité institutionnelle.
LA FRANCOPHONIE. Ce mot didactique, créé par Onésime Reclus en 1871, a été repris et illustré à partir de 1962 par des non-Français, essentiellement des Africains (Senghor, Hamani Diori, Bourguiba) et des Asiatiques (Norodom Sihanouk). Des associations groupant des journalistes, des radiotélévisions, des universités (l'AUPELF, association des universités partiellement ou entièrement de langue française, 1961) existaient déjà. S'y ajoutent d'autres institutions, françaises, québécoises, internationales comme le CILF (Conseil international de la langue française) ou l'ACTT (Agence de coopération culturelle et technique, fondée en 1969-1970 à Niamey) groupant 41 États. En France, un Haut Conseil (1984), puis un ministère de la Francophonie (1988, d'abord secrétariat d'État, 1986) jouent un rôle de consultation et (théoriquement) de coordination dans ce domaine. Juger de leur efficacité et de leur rôle n'entre pas dans mes intentions. Il suffira de noter qu'entre les enjeux et les moyens, relativement minces, une contradiction est visible, sauf peut-être au Québec et au Canada. Il en va de même pour les moyens d'expression ; en effet, le cinéma, la chanson et les créations télévisuelles en français pèsent assez peu devant leurs concurrents anglophones, l'édition et la presse francophones sont exsangues en dehors de la France, de la Belgique, de la Suisse et du Québec (dans l'édition, ces quatre pays ensemble atteignant à peine la production éditoriale allemande de la RFA avant la réunification). L'effort radiophonique francophone, qualitativement notable (RFI), est notoirement insuffisant.
Cet aspect international du français relève d'une idéologie nouvelle, plus remarquable par ses effets culturels que par ses moyens institutionnels, à la fois faibles, mal perçus et discutables. De toute façon, les quelque 60 millions de locuteurs du français maîtrisant bien la langue en Afrique, et dans les « îles », et même les 20 millions qui manient un français rudimentaire ou très altéré — car les 200 millions de francophones parfois évoqués relèvent du mythe (le même mythe qui fait de Kinshasa, avant Montréal, la deuxième ville « francophone » du monde) — sont moins nombreux que les locuteurs de l'anglais, du chinois, du hindi, du russe, de l'espagnol, de l'arabe et même du portugais. En revanche, l'usage du français est géographiquement plus diversifié que celui des autres langues, à l'exception de l'anglais. La présence tech- nique et littéraire du français est elle aussi remarquable, mais sur ce plan, d'autres langues de culture, l'allemand par exemple, ou le japonais, s'ajoutent à celles qu'on vient de citer en tant qu'honorables concurrents. Il faut aussi noter que, dans quelques secteurs scientifiques ou érudits (mathématiques, médecine, sciences sociales, histoire...), le français résiste convenablement à l'anglais.
Quant à la présence pédagogique de la langue hors des territoires et États où elle reste privilégiée, elle est variable. L'enseignement du français dans le monde, repérable par le pourcentage des élèves de français par rapport à la population scolaire et enseignée d'un pays, était en 1985 importante en Europe occidentale (21 %) et en Amérique du Nord (13 %), plus faible au Moyen-Orient (environ 10 %), faible mais de bon niveau en Europe centrale et orientale (moins de 5 %), encore appréciable en Amérique latine (3 %), infime sauf au niveau universitaire dans le reste du monde non « francophone ».
Enfin, à côté de la question brutale et déjà complexe de la pratique du français par rapport à celle d'autres langues, se pose celle, infiniment plus délicate, de la « qualité de la langue ». De ce point de vue, toutes les langues sont en crise, et les problèmes du français sont ceux de tout idiome comparable (anglais, russe, espagnol...). Ils dépendent d'attitudes mentales, de moyens et de politiques pédagogiques, de situations socioculturelles variées. En Europe, comme l'allemand et l'italien, comme l'anglais britannique même, le français s'américanise par le lexique — avec des effets plus graves, en profondeur, sur la morphosyntaxe. En outre, sournoisement, les médias de masse, et notamment la télévision, véhiculent des dialogues calqués sur un original américain, où les procédures de discours — comme les personnages et les lieux présentés — sont étrangères aux habitudes de parole autochtones (on y dit : « mon nom est Martin » et non pas « je m'appelle Martin »). Cette langue hybride, issue des contraintes du doublage, n'est pas étudiée ; elle n'est pas même perçue et s'amalgame aux prétentionnismes plus spontanés de la mode, bourrés d'américanismes d'ailleurs mieux digérés, de la publicité et des talk-shows du prime-time. Ces anglicismes lexicaux sont déjà excessifs, mais c'est l'américanisation des imaginaires — en français comme en allemand, en italien comme en arabe — qui est alors la maladie la plus grave.
En effet, contre l'anglicisation des terminologies, on peut lutter. On le fait très activement au Québec, plus symboliquement en France (avec les commissions de terminologie des ministères et diverses initiatives privées). Cette lutte est souvent décevante, car la pratique du langage ne se laisse pas régenter par décret : on l'a vu en 1991 à propos d'une très prudente proposition orthographique rejetée par le public. Rares sont les francisations ou refrancisations lexicales réussies (ordinateur, baladeur) ; plus encourageantes les éliminations spontanées d'anglicismes, dans les sports populaires, par exemple (les sports de luxe, comme le golf, s'expriment en anglais ; seule leur démocratisation constitue une chance d'évolution). Les reproches mutuels que se font Français et Québécois, chacun trouvant chez l'autre des anglicismes qu'il a lui-même écartés ou ignorés, soulignent que chaque situation sociolinguistique modifie le tableau. Enfin, le problème de la « qualité du français », là où il n'est pas langue maternelle, est tout différent : c'est alors l'école qui détient presque toutes les clés (voir Afrique, Maghreb). Partout, l'idée de norme évolue : la rigidité n'est plus possible, la variation est parfois valorisée, mais plus souvent réprimée : le divorce entre langue institutionnelle et usages spontanés s'accroît. Mais la vitalité du français n'est pas en cause.
A. Rey
BIBLIOGRAPHIE