LA LANGUE FRANCIQUE
Le francique est une langue indoeuropéenne disparue, de la famille du germanique occidental, parlée par les Francs (→ 2 franc). Elle est reconstituée à partir des langues germaniques du moyen âge, à l'aide des noms de lieux (toponymes) et des noms de familles (anthroponymes) cités par des écrivains comme Grégoire de Tours dans son Histoire des Francs, rédigée en latin (575-vers 590), ou inscrits sur des monnaies mérovingiennes. Une autre source est constituée par les gloses de la Loi Salique (Lex Salica). Le francique est l'ancêtre du néerlandais actuel. Cette langue est appelée par les linguistes ancien bas francique pour éviter la confusion avec les dialectes du haut allemand : francique rhénan, francique mosellan et francique oriental parlés jusqu'à nos jours.
Il est difficile de distinguer avant le Ve s., date des grandes invasions germaniques en Europe occidentale, les apports des différents peuples germaniques. Ce n'est qu'à cette époque, en effet, que les Francs se posent en conquérants. Il est certain qu'à partir de la fin du IIe s., ils occupaient des postes de direction dans l'armée romaine. Au tout début du Ve s. (406), par exemple, ils aident les Romains à repousser les Barbares qui essaient d'envahir le nord du territoire. Aux IIIe et IVe s., colons et « lètes » (Barbares établis dans l'Empire romain pour cultiver et défendre la terre) reçoivent des Romains des terres abandonnées par les Celtes romanisés. Avant le Ve s., donc, les Francs s'étaient implantés au nord de la Gaule où ils s'étaient intégrés à la population, mais il faut attendre Clovis et la prise de Soissons (486) pour parler vraiment d'une conquête franque. En 536, les descendants de Clovis établissent leur suprématie sur les autres peuples germaniques (Wisigoths, dans le sud-ouest de la Gaule, Ostrogoths dans le Midi, Burgondes dans le Sud-Est) et par là sur la plus grande partie de la Gaule romanisée. Ce sont d'ailleurs les seuls qui laissèrent leur nom à un État. En 842, les petits-fils de Charlemagne, Louis le Germanique et Charles le Chauve s'allient contre leur frère Lothaire pour garantir le partage des États que Charlemagne leur avait légués. Ce traité d'alliance est connu sous le nom de Serments de Strasbourg et constitue le premier document en « roman », plus exactement en français d'oïl, par traduction de la version germanique ou du latin sous-jacent aux deux versions.
Les Francs avaient gardé leurs coutumes et leur langue bien qu'ils eussent parfaitement assimilé la culture et la langue latines ; les influences étaient d'ailleurs réciproques. En linguistique, on parle de superstrat germanique pour désigner une langue — le francique, en l'occurrence — qui s'introduit sur l'aire d'une autre langue — le bas latin dialectalisé, en Gaule —, sans s'y substituer, mais en y laissant des traces aussi bien syntaxiques que morphologiques, phonétiques ou lexicales. « À quelques exceptions près (emprunts aux fédérés Gots) les mots français d'origine germanique empruntés à l'époque gallo-romaine l'ont été aux populations westiques [Germaniques de l'Ouest] établies sur le sol de la Gaule, Bataves, Suèves, Alamans et Francs, sans qu'il soit possible de distinguer l'apport de chacun de ces peuples » (L. Guinet, op. cit., p. 15). Il est donc relativement difficile, dans l'état actuel des recherches, en particulier onomastiques sur les noms de lieux (toponymie) et de personnes (anthroponymie), de distinguer les différentes strates d'emprunts aux langues germaniques et au francique. Il est sûr, néanmoins, qu'avant le Ve s., il y a eu des emprunts directs au germanique commun ; il serait souhaitable, dans cette optique, de considérer tout le domaine roman.
Considérant le domaine gallo-roman et l'action du superstrat francique, on peut établir les données suivantes. À partir du milieu du Ve s. la situation s'éclaircit : des critères phonétiques et de distribution géographique permettent de mieux distinguer les divers apports et on peut parler vraiment d'un apport francique distinct. On lui attribue des effets d'importance à quatre niveaux : typologique, phonétique, syntaxique et lexical ; les changements sémantiques sont trop peu explorés pour qu'on les commente.
1. On a voulu (Jud, Wartburg) expliquer la fragmentation linguistique de la Gallia Romania (en zone d'oïl et zone d'oc) par l'influence du francique. Or, cette séparation existait auparavant : « la barrière géographique, ethnique et linguistique préexistante fut renforcée par la ligne de contact des zones d'influence franque au nord et wisigothique au sud de la Loire dans la seconde moitié du Xe s. » (Pfister, op. cit., p. 51). On ne peut pas dire, en outre, que la frontière linguistique entre le wallon et le flamand, frontière qui ne correspond à aucun tracé politique et s'établit vers l'an 700, soit en rapport direct avec la colonisation franque ; cette région était bilingue bien avant cette date-là.
2. Dans le domaine de la phonétique, on a parfois attribué la diphtongaison de a, en syllabe libre, qui a eu lieu vers le VIe s. dans le nord de la France, au superstrat francique ; on peut seulement affirmer que sa diffusion est en rapport avec les zones d'influence des Francs dans cette partie de la Gaule. Ce qui est certain, en revanche, c'est bien l'attribution au superstrat francique de la réapparition du h aspiré, qui avait disparu en latin, et celle de l'apport de la bilabiale w, souvent articulée gw > g ou w, dans un mot comme guerre, du francique °werra « querelle ».
3. En syntaxe, on notera l'antéposition de l'adjectif, particulièrement frappante dans les noms de lieux : à Castelnau, au sud de la Loire, correspond Neufchâteau au nord.
4. Quant au lexique — et c'est peut-être le domaine le plus intéressant et le plus riche —, on peut distinguer les emprunts en trois catégories suivant leur répartition géographique. Certains emprunts lexicaux, dans une zone située entre la Picardie et la Lorraine, remontent à la première colonisation. D'autres, qui ne dépassent pas le sud de la Loire, témoignent d'une forte colonisation au nord de la Loire pendant la période mérovingienne. La troisième catégorie d'emprunts pénètre par l'intermédiaire du latin carolingien jusque dans les régions au sud de la Loire. Ces mots sont pour la plupart des emprunts interromans, que l'on retrouve dans d'autres langues romanes. 520 vocables environ sont passés en français (il y en a eu jusqu'à 700 en ancien français). Ils touchent le domaine de l'administration : sénéchal, maréchal, baron ; on peut les classer parmi la troisième catégorie d'emprunts déjà latinisés par les Francs. Les mots de la vie agricole, de la végétation ou ceux des sentiments et des couleurs sont également nombreux : hêtre (opposé à fau < lat. fagus, en occitan), houx, oster ou bien honte (opposé à vergonha < lat. veregundia, en occitan). Les seuls domaines où l'on ne retrouve pratiquement pas de mots d'origine francique sont le commerce et l'artisanat, secteurs « où sans doute les indigènes conservaient leur supériorité, et de la religion, par suite de l'influence du clergé » (Wolff, op. cit., p. 59).
L'influence du superstrat francique est encore controversée en ce qui concerne la frontière linguistique entre oïl et oc. Il en va de même de l'apport et de l'influence des autres peuples germaniques dans la fragmentation linguistique de la Romania. Les recherches se poursuivent selon la connaissance grandissante de ces langues disparues. Elles nécessitent un travail de collaboration entre linguistes, historiens et archéologues.
❏ voir langues GERMANIQUES, langue GOTIQUE, langues ROMANES
M.-J. Brochard
BIBLIOGRAPHIE