LA LANGUE GAULOISE
La relation du français et des francophones d'aujourd'hui avec cette langue est paradoxale. Parlé pendant plus de quinze siècles sur tout le territoire actuel de la France, de la Belgique et de la Suisse, le gaulois est à peu près inconnu, malgré une forte présence symbolique récemment exaltée par les exploits d'Astérix.
Les Celtes en Gaule
Le gaulois, qui appartient au groupe celtique (→ celtique), fut parlé par les populations venues d'Europe centrale, qui s'étaient établies dans la zone d'Europe occidentale correspondant à la Belgique, la France, la Suisse et une partie de l'Espagne actuelles. Cette zone était peuplée depuis des millénaires. On sait que les sites préhistoriques français et espagnols sont nombreux et riches. Mais on ignore absolument tout des parlers des populations préceltiques, c'est-à-dire pré-indoeuropéennes, à une exception près : le seul qui soit encore représenté en Europe occidentale est le basque (euskara).
Les Celtes, comme l'ont établi d'Arbois de Jubainville à la fin du XIXe s., puis Henri Hubert, grâce à l'étude des noms de lieux et à l'archéologie, venaient des régions situées autour du Haut-Danube, et notamment d'Allemagne méridionale, comme l'avait pressenti Hérodote. Leur habitat primitif se situait peut-être plus à l'Est. Ils seraient parvenus dans ce qui allait devenir les Gaules entre 1600 et 1300 avant notre ère, se déployant et s'accroissant en nombre pendant la période dite « du bronze ». Leurs tumulus caractéristiques se multiplient pendant la période de Hallstatt, notamment dans l'actuelle Côte-d'Or et dans le Jura. La fin de cette période protohistorique (de -700 à -500) voit une immigration considérable. Vers 400 avant J.-C., les Celtes atteignent la colonie grecque de Phocée (Marseille) ; se mêlant aux peuples que l'on appelle Ibères, ils franchissent les Pyrénées. Vers 200 avant J.-C., ces populations, qui avaient déjà colonisé les îles Britanniques, occupaient l'intégralité du territoire que César allait subjuguer.
L'organisation des Celtes en Gaule, à leur apogée (Ier s. av. J.-C.), est un ensemble fluctuant de tribus associées de manière variable en « pays » ou « cités » formant des sortes de nations. Celles-ci sont « l'aboutissement d'un processus perpétuel de formation et de dislocation » (H. Hubert). Ces entités géopolitiques et économiques actives constituèrent les limites et l'articulation interne des provinces romaines, puis des grandes régions qui formèrent la France. Outre cette zone, la Rhénanie des Trévires, la Belgique, l'Helvétie, une partie de l'Espagne étaient entièrement celtisées à l'arrivée des Romains. Le centre de cet ensemble a connu une volonté politique ambitieuse avec la confédération éduenne, centrée sur le Morvan (Bibracte) et l'actuelle Bourgogne, et qui, au Ier s., englobait au nord Lutèce, à l'ouest les terres bituriges (Bourges, alors Avaricum). Les Éduens avoisinaient une autre puissance, celle des Arvernes (actuelle Auvergne). De telles nations avaient une organisation politique élaborée avec à leur tête un magistrat élu annuellement, dépourvu de charge militaire, le vergobret. Dans cette Gaule politiquement divisée, mais organisée et assez prospère, les places fortes (oppida), les ports et les marchés marquent l'emplacement des futures grandes villes. Une population estimée proche de 15 millions donne à la Gaule des premiers siècles une importance certaine au sein de l'Empire romain.
La langue
On connaît beaucoup mieux, par l'archéologie et les textes latins, la civilisation matérielle, intellectuelle, artistique et religieuse (les fameux druides) de ces Gaulois que leur langage, mais ce sont pourtant les noms de personnes et de lieux, lesquels se conservent à travers les siècles, qui ont permis de reconstituer pour partie l'histoire politique et économique de la Gaule celtique.
Des rudiments de morphologie lexicale se dégagent de l'analyse de ces noms. Le plus fameux sans doute, Vercingetorix, s'analyse en un préfixe majoratif ver-, trois syllabes qui correspondent à « guerrier » et un élément rix qui correspond au latin rex « roi », non par emprunt, mais par communauté d'origine indoeuropéenne. D'autres Cingetorix, un chef trévire, un roi du Kent, manifestent l'unité de la langue (à ce niveau). De même Eporedorix était le « chef (rix) des cavaliers ». « L'absolue identité des noms de personnes et de lieux à travers tout le domaine gaulois » (E. Thévenot) incite à penser que la langue gauloise présentait peu de variantes dialectales, qu'elle était comprise sur tout le territoire. Selon saint Jérôme, au IVe s., cette homogénéité s'étendait jusqu'aux colonies celtes d'Orient, aux Galates. En revanche, quelques siècles plus tôt, César, informateur essentiel, distingue Gaulois, Belges et Aquitains « par la langue, les institutions et les lois ». Phrase d'interprétation difficile, mais qui suggère soit un plurilinguisme (avec une langue germanique et le « celtibère », ou le basque), soit une variation linguistique celte d'importance, sur le continent même. Il convient donc d'être prudent sur ce thème, notre connaissance du gaulois se bornant à des listes lexicologiques et à des reconstructions douteuses, appuyées sur les langues celtiques parlées dans les îles, gallois et irlandais, qui pouvaient avoir divergé fortement. L'absence d'écriture, pendant des siècles, aggrave encore notre ignorance. L'adoption de l'alphabet grec au IIIe s. avant notre ère, par l'entremise de la colonie phocéenne, n'a d'ailleurs conduit qu'à des inscriptions sommaires sur les monnaies, à des contrats commerciaux, des listes de noms, un célèbre calendrier. La littérature gauloise, lyrique et didactique, religieuse par sa fonction, est restée entièrement orale et s'est définitivement perdue.
Quelle que soit sa variété, le celte de Belgique, des Gaules, d'Helvétie et d'Aquitaine, au moins dans ses usages nobles, politiques, religieux, lyriques, devait présenter la relative unité nécessaire à l'expression d'une civilisation commune. Cependant, une variation locale, dans cet univers sociopolitique très subdivisé et mouvant, et par ailleurs rural, est plus que probable. En outre, la frontière entre « gaulois » et « celtibère », langue s'il se peut encore moins connue, ne pouvait pas être nettement tranchée.
La langue gauloise, et plus largement le celte continental, dans ce que l'on en sait, présentait de nombreuses analogies, à l'intérieur de l'ensemble indoeuropéen, avec le groupe des langues italiques, et parmi elles avec l'ombrien, lui-même assez proche du latin. Cette concordance ne se marque pas seulement par le lexique (on vient de noter le rix gaulois et le rex latin), mais par des traits de structure (génitif en i des thèmes en o ; forme du futur en bo-, par exemple). La phonologie, elle aussi, était assez proche, et ces ressemblances s'expliquent peut-être par l'origine géographique de ces deux peuples, celte et italique, venus d'Europe centrale. Le gaulois était, comme le latin, une langue flexionnelle, à déclinaisons (cas) et conjugaisons ; il connaissait probablement les déterminants (démonstratifs, peut-être l'article). La morphologie, on l'a vu, est mieux connue, grâce aux noms propres : la dérivation était riche, la composition abondante. Au-delà, notre ignorance est quasi totale.
Nous n'en savons guère plus sur la disparition du gaulois, entre le Ier et le Ve s. — une inscription gauloise datée du IIIe s. tardif ou du IVe s. corrobore cette hypothèse —, et sur son remplacement par un latin régional, qui donnera naissance aux dialectes d'oc, d'oïl et « franco-provençaux ». Ni sur le rôle précis du substrat gaulois dans l'évolution de ce latin avant l'apparition des « vulgaires romans » dont l'un va devenir le français. Les historiens expliquent l'effondrement rapide du gaulois par des facteurs historiques aussi généraux qu'hypothétiques : attraction des Gaulois pour la civilisation méditerranéenne (influence grecque pour l'écriture, liens commerciaux avec Rome par la Narbonnaise, etc.), admiration pour le mode de vie romain, qui apparaît dans les villes. Plus évident est l'impact de la romanisation politique, administrative, commerciale et juridique des Gaules : le latin devient vite indispensable en dehors des relations familiales quotidiennes. Les techniques nouvelles (construction en pierre, culture de la vigne, etc.) véhiculent avec elles leurs terminologies entièrement latines. En outre, le brassage des Celtes recrutés dans les armées romaines, celui des commerçants itinérants, surtout peut-être la conversion volontaire ou forcée de l'aristocratie gauloise à l'ordre romain, imposèrent très rapidement l'usage du latin. On le constate à l'évolution des patronymes. É. Thévenot cite un Caius Julius Eporedorix dont le fils se nomme déjà, à la romaine, Caius Julius Magnus. Les personnages influents, qui après avoir été des chefs de guerre et des dirigeants politiques, deviennent entre le Ier et le IIIe s. des riches propriétaires et des administrateurs romains, furent sans conteste les véhicules de la langue latine. Certains étaient éduqués dans des écoles romaines. Sous Tibère, la plus prestigieuse était celle d'Autun (Augustodunum), fréquentée par « les fils des plus grands personnages des “Trois Gaules” » (Tacite). L'accession au titre de citoyen romain était subordonnée à la connaissance du latin. Partant du sommet de la hiérarchie sociale et des villes, le latin a dû gagner successivement les couches moyennes, la campagne par les propriétaires terriens, et finalement toute la population. Les stades de bilinguisme, la géographie sociale du gaulois subsistant aux IIe et IIIe s. nous demeurent inconnus. Si les inscriptions écrites, même sur les objets les plus modestes, montrent l'absolue prépondérance du latin, on ne peut rien dire de la langue parlée, en situation privée ou en milieu rural modeste. L'impact des invasions germaniques du IIIe s., avec leur cortège de violences, de désordres, de déplacements de populations, ne saurait être sous-estimé, non plus que le redressement et les transformations sociales du IVe s. À travers ces conditions très contrastées, le mouvement linguistique est paradoxalement toujours le même : le latin l'emporte partout. Parallèlement, l'influence chrétienne, surtout au IVe s. où elle devient générale et profonde, contribue certainement à la disparition de l'ancienne langue celtique et d'une civilisation transformée en un hybride « gallo-romain ».
Les traces du gaulois en français
En latin des Gaules, en « vulgaire roman » et enfin en français, le gaulois a laissé peu de traces, sauf, on l'a vu, dans le domaine des noms de lieux. La langue celte a cependant quelques témoins dans le vocabulaire français, en général par l'intermédiaire du gallo-roman (latin des Gaules), quelquefois par l'entremise du breton, langue importée en Armorique par d'autres Celtes, venus des îles Britanniques aux Ve et VIe s. À cette époque, le gaulois ne devait plus être pratiqué que dans quelques zones rurales d'Armorique (peut-être autour de Vannes), outre les vallées isolées des Alpes helvétiques.
Les étymologies gauloises sont d'ailleurs difficiles à retracer, que les mots aient transité par le breton (c'est peut-être le cas pour balai, dont l'origine est discutée) ou, beaucoup plus souvent, par une forme latine régionale et tardive. Certains mots, comme alae, aloie qui a donné alouette, viennent d'un alauda considéré par les Romains comme gaulois. Le trajet probable qui mènerait d'un gaulois °ambacto au latin ambactus (lui-même pris à un mot germanique, qui l'aurait emprunté au celtique), puis du latin à l'italien, de là au français et à l'anglais, est trop complexe pour qu'on puisse retenir l'image simple d'un mot « gaulois » dans ambassade. De même, l'origine gauloise de trou, est sujette à discussion.
Hormis les noms de lieux, les formes d'origine gauloise en français sont donc peu nombreuses (elles sont notées par le signe G dans ce dictionnaire). Cependant, certaines sont significatives de la culture celte. On peut citer cervoise, brasser et brasserie (d'un °braces « malt »), tonne et tonneau (°tonna), braie d'où braguette (sans allusion « gauloise »), charrue et soc, arpent et lieue, et aussi chemin, avec d'autres termes de transport. Il en va de même pour les noms de quelques réalités rurales : animaux d'élevage (mouton), techniques du bois (bille de bois). Dans certains cas, selon Wartburg, le mot gaulois était utilisé pour la production agricole, le terme latin chaque fois qu'il y avait échange, commerce (d'où miel, romain et ruche, celtique).
Les exemples sont peu nombreux (entre 100 et 150 mots) par rapport à ceux que fourniront plus tard le francique. Même en tenant compte des effets de substrat, par lesquels le gaulois a influencé le latin populaire et par lui le roman, puis le français (palatalisations, évolution du u latin [ou] au u français, vocalisation du l), la présence gauloise est, sinon infime, du moins imperceptible et très profonde, en français.
A. Rey
BIBLIOGRAPHIE