LA LANGUE HÉBRAÏQUE
L'histoire trimillénaire de la langue hébraïque a connu des rebondissements surprenants qui en font un cas tout à fait à part. Alors que la règle générale veut que toute langue qui n'est plus parlée finisse par s'éteindre, on assiste en effet de nos jours à une véritable résurrection de l'hébreu.
L'hébreu est, semble-t-il, dès la fin du second millénaire avant l'ère chrétienne, la langue des Beni Israël, descendants de Jacob. Ceux-ci, lorsqu'ils se présentaient à d'autres peuples, se donnaient le nom d'Ibrim (Hébreux). Les premières attestations archéologiques de leur langue ne sont pas antérieures au Xe siècle. L'hébreu y apparaît très proche d'autres langues de la région de Canaan connues par des inscriptions, comme le phénicien ou le moabite.
Ces langues, dont on a décelé la parenté avec l'araméen, l'arabe, la majeure partie des langues éthiopiennes, l'assyro-babylonien (déchiffré après 1850) et l'ougaritique (déchiffré en 1930), se classent dans le groupe dit « sémitique », terme créé en allemand en 1781 à des fins uniquement linguistiques à partir du nom biblique de Sem, et qui a remplacé la dénomination trop vague de « langues orientales ». C'est dans le sous-groupe du nord-sémitique occidental auquel appartient l'hébreu qu'est apparu l'alphabet. L'hébreu utilise lui-même un alphabet consonantique. Cet alphabet hébraïque, très proche de l'alphabet phénicien avant l'exil des Judéens à Babylone (-586), a pris une autre forme, inspirée de l'écriture araméenne, au retour de cet exil. C'est cette forme à peine modifiée qui reste en usage de nos jours.
La langue hébraïque ne serait pas ce qu'elle est si elle n'avait produit un monument littéraire considérable : la Bible. Encore faut-il noter que les écrits qui composent la Bible hébraïque s'échelonnent sur plusieurs siècles : du -VIIIe s. (?), date présumée des premiers livres historiques, jusqu'au -IIe s., puisque le Livre de Daniel semble avoir été rédigé vers -167.
C'est une question très discutée que de savoir jusqu'à quelle date l'hébreu fut effectivement parlé en Palestine même. Sur la foi de l'évidence interne de la Mishna, recueil rabbinique rassemblé vers l'an +200, et de découvertes archéologiques récentes (notamment les lettres de Bar Kokhba, +135, rédigées soient en hébreu, soit en araméen, soit en grec), il semble que l'hébreu ait survécu en Judée sinon en Galilée, malgré la concurrence de l'araméen et celle du grec, langue administrative de l'Empire romain, jusque vers la fin du IIe siècle.
Précieusement préservé dans les communautés juives à travers le monde dans les siècles qui ont suivi la perte de l'indépendance nationale, l'hébreu s'est maintenu comme langue liturgique et langue d'érudits. Les Juifs se sont exprimés dans des dialectes (yiddish, judéo-espagnol, judéo-arabe, judéo-grec, judéo-persan, etc.) qui sont des variantes des langues des pays où ils vivaient, adaptées aux réalités de la vie juive. Certains ont laissé des textes écrits en caractères hébraïques. Ces langues vernaculaires sont à distinguer d'emplois spécifiques de langues, tel le « judéo-français » des Gloses de Raschi, qui est de l'ancien français très pur.
Le renouveau littéraire de la Haskala (1780-1880) vit apparaître en Allemagne, puis dans les provinces polonaises d'Autriche et de Russie, une littérature profane en pur hébreu biblique. Celle-ci aurait pu rester sans lendemain si un jeune juif russe, Eliézer Perlman, plus tard appelé Ben Jehuda, influencé par l'éveil des nationalités qui associait peuple, terre et langue, n'avait dès 1881 entrepris avec une exceptionnelle ténacité de redonner vie à « la langue ancestrale sur la terre ancestrale ». L'écho qu'il rencontra auprès des pionniers juifs établis dans des villages agricoles (de Palestine) dès la fin du XIXe s., permit le développement d'écoles où dès le plus jeune âge l'enseignement de toutes les matières était donné en hébreu. C'est ainsi que se créèrent de nouvelles générations successives d'« hébréophones ». En 1922, l'hébreu devint une des trois langues officielles (avec l'anglais et l'arabe) du mandat britannique institué en Palestine.
Avec la création de l'État d'Israël en 1948, l'hébreu normalisé et modernisé a conquis tous les domaines de la vie publique. Des centaines de milliers d'immigrants l'ont appris, des enfants l'ont enseigné à leurs parents. La langue compte actuellement en Israël environ 4 millions de locuteurs.
L'apport de l'hébreu au français
La principale contribution de l'hébreu au français s'est faite sans conteste par l'intermédiaire des traductions bibliques dont les expressions, reprises par les prédicateurs puis les écrivains, pénétrèrent ainsi dans la langue française. Cette influence du texte a été plus faible sur le français que sur l'allemand et l'anglais, faute d'une version en langue vulgaire largement diffusée.
Il faut distinguer les mots d'emprunts, les calques syntaxiques, les citations, les images et comparaisons.
Les mots d'emprunts sont assez peu nombreux. Trois au moins ont pénétré dans la langue liturgique par l'intermédiaire du latin d'Église : amen, hosanna, alleluia. Satan, devenu nom propre (l'hébreu, comme l'arabe, dit le Satan), Messie (de masǐaḥ « oint »), ont été francisés. Les chérubins et les séraphins étant évoqués en troupes, le latin, puis le français, ont emprunté les pluriels hébreux de kerub et saraf avec valeur de singulier. Il a également transcrit le mot hébreu pour une institution spécifique comme le jubilé (yobel) ou encore pour la manne. Certains termes ont subi une évolution sémantique qui les a totalement « laïcisés ». C'est le cas de tohu-bohu (le mot hébreu désignant à l'origine la matière informe précédant la Création) et de gêne, contraction de géhenne qui vient de gé-hinom, vallée de Hinom, devenue synonyme d'Enfer en hébreu plus tardif.
Les calques syntaxiques constituent de véritables hébraïsmes en français. D'origine littéraire, ils gardent le plus souvent ce caractère dans les adaptations grecque, latine, puis française. Ainsi en vérité ; voie d'iniquité ou parole de vérité (au lieu de l'adjectif) ; vanité des vanités, cantique des cantiques, saint des saints, ou encore belle entre les femmes (pour exprimer le superlatif), aller en paix, dormir du sommeil, trouver grâce aux yeux de...
Beaucoup de formules hébraïques de la Bible sont entrées dans l'usage courant, parfois par l'intermédiaire de leurs citations dans le Nouveau Testament. C'est le cas de : aimer son prochain comme soi-même, l'homme ne vit pas seulement de pain, manger son pain à la sueur de son front, enfanter dans la douleur, qui sème le vent récolte la tempête, œil pour œil, dent pour dent, rien de nouveau sous le soleil, etc.
L'hébreu biblique contient de nombreuses comparaisons, dont certaines ont été reprises : comme la rosée du matin, sécher comme l'herbe, nombreux comme les étoiles du ciel et le sable de la mer, et un répertoire d'images : le lis des vallées, le veau d'or, l'arbre de vie, les années de vaches grasses (ou maigres), la vallée des larmes, le pain de misère, s'appuyer sur un roseau, la brebis égarée (ou : sans pasteur), la caverne de brigands...
La langue de certains auteurs français comme Agrippa d'Aubigné, Racine ou Victor Hugo dans La Légende des siècles est particulièrement influencée par la Bible.
Il faut ajouter qu'un grand nombre de prénoms français parmi les plus courants est d'origine biblique : Jean, Anne, Suzanne, sans parler des noms théophores : Daniel, Michel, Joël, Emmanuel, Raphaël.
À cet apport de la Bible qui est de loin la plus importante contribution de l'hébreu au français, il convient d'ajouter un petit nombre de termes qui se répartissent en deux catégories très différentes.
Les préjugés dont ont été victimes les Juifs pendant des siècles ont fait attribuer un sens extrêmement péjoratif au nom du jour de repos hebdomadaire : le sabbat « réunion de sorciers » et à celui de leur tradition mystique : la cabale, tandis que l'adjectif cabalistique prenait le sens d'« étrange et incompréhensible ». Ajoutons que capharnaüm est à l'origine le nom d'une localité du lac de Tibériade où prêcha Jésus.
De nos jours un certain nombre de mots d'hébreu moderne en transcription phonétique pénètrent dans le vocabulaire international parce qu'ils désignent des réalités spécifiques d'Israël. C'est le cas de kibboutz ou sabra (enfant né en Israël). À la faveur de l'actualité dont Israël fait fréquemment les titres, les journaux utilisent également Tsahal (sigle formé des initiales des mots Tsva Haganah le Israël) « armée de défense d'Israël » et Knesset « assemblée » pour le parlement. La presse familiarise également les lecteurs francophones avec les formes hébraïques de prénoms jadis latinisés Moshé (Moïse), Shlomo (Salomon), Hana (Anne), Johanan (Jean) ; ces formes passent parfois par l'usage des communautés juives les plus médiatisées, comme celles, anglophones ou bilingues (avec le yiddish) des États-Unis.
M. Hadas-Lebel
BIBLIOGRAPHIE