LE « judéo-français »
Le terme de judéo-français désigne, de manière trompeuse, le parler des Juifs résidant dans le nord de la France au moyen âge et s'applique aux mots français et aux gloses exégétiques en français d'oïl contenues dans des textes d'origine juive. Le terme apparaît pour la première fois en 1880, dans les syntagmes bibliographie judéo-française et études judéo-françaises. Il ne sera appliqué à la langue qu'à partir de 1925 comme traduction du terme allemand Jüdischfranzösisch, adopté dès 1905 par Meyer-Lübke, auteur du célèbre Romanisches Etymologisches Wörterbuch [Dictionnaire étymologique roman]. Les spécialistes qui s'étaient penchés sur ces textes auparavant qualifiaient simplement cette langue d'ancien français ou de français. Le fait d'étudier exclusivement un corpus de textes d'origine juive amène facilement à parler d'une langue judéo-française propre à ces textes et, par là, à la communauté juive française du moyen âge. Au niveau linguistique, se pose toutefois une question essentielle : peut-on déduire de la langue écrite dans ces textes l'existence d'une langue parlée propre à la communauté juive du nord de la France ? Existait-il donc dans la réalité une entité linguistique que l'on pourrait appeler judéo-française ? L'étude de la langue de ces textes révèle-t-elle, en outre, des particularités lexicales, morphologiques, syntaxiques ou phonétiques différentes de celles que l'on retrouve dans des textes français non juifs ?
D. S. Blondheim, auteur des Parlers judéo-romans et la vetus latina ; étude sur les rapports entre les traductions bibliques en langue romane des Juifs au moyen âge et les anciennes versions (Paris, 1925), se montre lui-même très prudent : « Nous n'avons que des textes écrits, presque tous des traductions. Donc nous ne connaissons pas la langue parlée des Juifs » (p. CXXXVI). Il conclut malgré tout à l'existence d'un parler judéo-roman qui se serait différencié selon la langue du pays où les Juifs s'étaient établis ; il émet également l'hypothèse d'une langue commune (koinè) « vulgaire ». Or, cette théorie n'est soutenable ni historiquement ni linguistiquement. D'une part, tout porte à croire que les Juifs étaient parfaitement intégrés au milieu dans lequel ils vivaient, qu'ils en avaient adopté la langue ou le parler, parler qui ne se distinguait en rien de celui des non-Juifs. La langue parlée était, pour la France, le français ou un de ses dialectes. Pas question donc, de « judéo-français ». D'autre part, Blondheim commet une erreur de méthode en attribuant les concordances qu'il relève dans ces textes écrits dans les six langues romanes à un modèle judéo-latin, puis judéo-roman. Il ne se pose pas la question de savoir si ces concordances ne sont pas dues plutôt à la prééminence d'une langue sur les autres. On sait, en fait, que l'école narbonnaise marque aux XIe et XIIe s. toutes les autres communautés juives occidentales ; c'est donc le parler languedocien qui servira de base aux traductions bibliques du temps. Ceci explique la présence de nombreux occitanismes dans des textes juifs du nord de la France. Tel est le cas, par exemple, des Gloses françaises dans les commentaires talmudiques de Raschi, éditées par Blondheim et Darmesteter (Paris, 1929), source la plus ancienne (XIe s.) de ce « judéo-français ». En fait, comme le reconnaîtra Blondheim plus tard, du français pur et simple émaillé de quelques termes méridionaux.
Se basant sur la théorie de son maître Blondheim, R. Lévy publie en 1932 des Recherches lexicographiques sur d'anciens textes français d'origine juive, qui seront suivies plus tard par un ouvrage intitulé Contribution à la lexicographie française selon d'anciens textes d'origine juive (New York, 1960). Ces deux recueils renferment près de 3 000 mots extraits de textes médiévaux français de toute provenance. Il s'agit pour 90 % de traductions bibliques, pour le reste, de traductions de gloses talmudiques ou de textes scientifiques à l'exception d'un seul, un livre de commerce. Il est nécessaire ici de souligner la nature particulière de ces textes : ayant affaire à des traductions, on y rencontrera bien sûr des hébraïsmes, mais aussi des néologismes forgés pour les besoins de la glose à côté de termes du français courant. Comme chez Blondheim, les nombreuses concordances entre les différents textes témoignent simplement du caractère livresque de la tradition judaïque ; elles ne suffisent aucunement à prouver, comme le voudrait Lévy, l'existence d'une langue judéo-française. Ceci d'autant moins que, comme dans l'édition de Blondheim et Darmesteter, plus de 40 % des mots sont purement français. En fait, après examen critique, bien moins de 5 % des mots que l'on y rencontre sont spécifiques de textes d'origine juive. Quant aux divergences de tous ordres, l'auteur aurait dû penser à les expliquer en recherchant la région d'origine où ces textes ont été élaborés, car ces formes « insolites », ces sons « bizarres » sont en réalité des variantes dialectales ou des dialectalismes. Étudiées sous cet angle, les divergences relevées nous apporteraient une meilleure connaissance des anciens dialectes français.
On peut ainsi conclure que « le terme judéo-français [...] a été appliqué à tort au français des Juifs du moyen âge, que cette fausse dénomination a entraîné la création de toutes pièces d'une entité linguistique qui n'a jamais existé dans la réalité : le judéo-français, langue fantôme » (Banitt, art. cit., p. 246).
M.-J. Brochard
BIBLIOGRAPHIE
-
M. BANITT, « Une langue fantôme : le judéo-français », in Revue de linguistique romane, 27, 1963, pp. 245294.