LA LANGUE LATINE
1. LES DÉBUTS DU LATIN
Origines indoeuropéennes
Le latin est une langue indoeuropéenne qui fait partie des parlers italiques. Elle présente des affinités avec d'autres groupes indoeuropéens, notamment avec le celtique, si bien qu'on a longtemps soutenu l'existence d'une unité italo-celtique. Les découvertes du hittite et du tokharien au début de ce siècle puis celle, récente (1977), de la plus ancienne inscription latine connue, ont ébranlé cette hypothèse trop schématique : le latin présente en fait des traits communs avec les langues qui ont conservé les caractéristiques les plus archaïques dans l'ensemble indoeuropéen, comme le hittite, le tokharien, le celtique. Si l'on rejette aujourd'hui l'idée d'une unité italo-celtique, on évoque la possibilité que les Celtes et les futurs Latins ont pu vivre un moment dans une zone géographique voisine. Outre ces rapprochements, le latin présente des affinités surprenantes et non expliquées — indépendamment de la lointaine parenté indoeuropéenne — avec le sanskrit, dans le vocabulaire du droit et de la religion : flamen correspond à brahman, augur à ojas, etc.
On sait peu de chose des migrations des futurs Latins vers les terres qu'ils ont ensuite habitées : étant donné que leur langue est plus archaïque que les parlers voisins du même groupe, l'osque et l'ombrien, on est tenté de l'associer à une première vague indoeuropéenne venue, à la fin du deuxième ou au début du premier millénaire, recouvrir un substrat méditerranéen dont on ne sait pratiquement rien. Ensuite, cette invasion a été rejointe par d'autres séries d'envahisseurs.
Les textes littéraires latins les plus anciens datent seulement du IIIe s. avant notre ère, moment où la langue apparaît comme complètement formée. Entre le premier millénaire et cette période, on ne possède que quelques documents épigraphiques dont les plus anciens sont la dédicace du Satricum (fin du VIe s. avant J.-C.) découverte aux environs de Rome en 1977, la pierre noire du forum (Ve s.). On peut y ajouter une inscription sur la fibule de Préneste (VIIe s. avant J.-C.), écrite dans un parler italique très proche du latin.
Les parlers italiques
Le latin, depuis ses origines et jusqu'au Ve s. avant notre ère au moins, est un tout petit noyau linguistique au milieu de nombreux parlers italiques, qu'il serait fastidieux d'énumérer. On divise ces langues en deux grands groupes, (a) l'osco-ombrien, comprenant l'osque et l'ombrien, le vestinien, le samnite, le marrusin, etc., et, moins proches, l'èque et le volsque, et (b) les parlers dialectaux de type latin comme le falisque et le prénestin, groupe auquel on tend à inclure le vénète.
De tous ces parlers, il reste peu de chose, excepté quelques inscriptions : l'ombrien est attesté par un texte important, le rituel d'une confrérie connu sous le nom de tables eugubines, document conservé à Iguvium (aujourd'hui Gubbio). L'osque est représenté par des inscriptions assez nombreuses, en particulier la table de Bantia, règlement municipal, et la cippe d'Abella, traité entre deux cités. Quant aux parlers de type latin, ils sont représentés par les inscriptions mentionnées ci-dessus.
L'influence du grec et de l'étrusque
Avant de se former complètement, puis de s'étendre à l'ensemble de l'Italie ancienne, la langue latine a subi l'influence de deux grandes civilisations installées au centre et au sud de l'actuelle Italie, les Grecs et les Étrusques.
Les Grecs ont occupé le sud de l'Italie et la Sicile dès le VIIIe s. avant J.-C. avec, notamment, la fondation de Cumes. Même s'ils ont peu pénétré à l'intérieur des terres, leur influence sur la civilisation de la péninsule a été prépondérante. Ils lui ont donné un alphabet puisque, directement ou par l'intermédiaire de l'étrusque, tous les alphabets que l'on rencontre en Italie viennent de l'alphabet grec. Les emprunts lexicaux au grec ont été nombreux durant l'ensemble de la latinité : il est toutefois remarquable qu'avant d'enrichir la langue littéraire et philosophique, le grec, d'abord transmis par le petit peuple et les marchands, a servi à former jurons et mots familiers.
Les Étrusques, quant à eux, ont dominé Rome du VIIe au Ve s. avant notre ère. Ce peuple n'a pas à ce jour livré tout son mystère : venu très anciennement de l'Orient, comme le supposait déjà Hérodote, ou peuple autochtone, il parlait une langue non indoeuropéenne que l'on n'a pas encore totalement déchiffrée, malgré le millier d'inscriptions que l'on possède. Les Étrusques, qui avaient de nombreux contacts avec les Grecs, ont transmis l'alphabet grec à la plupart des peuples italiques, ainsi qu'un certain nombre de termes empruntés à cette langue. Il est plus difficile d'apprécier les emprunts directs du latin à l'étrusque (comme populus, repris par les langues romanes), dans la mesure où tout ce qui venait de ce peuple a été, dès la fin de la domination étrusque, énergiquement assimilé par les Latins, à la fois dans la forme et dans le fond.
2. L'EXPANSION DU LATIN
Le domaine du latin proprement dit est donc au départ très restreint. Libérés du joug étrusque au Ve s. avant notre ère, les Latins n'imposent pas immédiatement leur civilisation et leur langue. Il leur faudra, lors des guerres dites « sociales », conquérir leurs voisins, puis petit à petit, l'ensemble de la péninsule, avant de s'attaquer à d'autres peuples, et c'est au fur et à mesure qu'avancent ces conquêtes que la langue de Rome se répand. La langue qui deviendra le latin est en effet au départ le parler de Rome, auquel s'ajoutent quelques mots des dialectes alentour : les termes comprenant un f intérieur comme inferus « qui est au-dessous » ou infimus « le plus bas, le dernier » en font partie. Au IIIe s., qui marque le début de la littérature latine, la syntaxe est déjà fixée, le système de la langue est établi.
Il est difficile de savoir quand les différentes langues parlées dans la péninsule italique ont disparu pour laisser place au latin. L'étrusque et l'osque ont probablement été parlés jusqu'au IIe s. avant notre ère. Le grec, implanté dans les régions côtières de l'Italie du Sud, n'a disparu que beaucoup plus tard ; en outre la connaissance du grec et son influence sur la civilisation latine sont restées importantes.
L'évolution du latin écrit jusqu'à la fin de l'Antiquité
Il est nécessaire de faire, à partir du moment où le latin littéraire apparaît (IIIe s. avant J.-C.), la distinction entre un latin écrit, dont la norme restera sensiblement la même tant que l'on écrira en cette langue, et un latin parlé, qui, se diversifiant et se différenciant de plus en plus, surtout à partir du Bas-Empire, du latin écrit, donnera naissance aux langues romanes.
Pour le latin écrit, on distingue habituellement, jusqu'à la fin de l'Antiquité, une période archaïque, qui s'étend jusqu'à la fin du Ier s. avant J.-C., puis une période classique, qui finit à la mort d'Auguste (14 après J.-C.), puis le latin dit post-classique ou impérial, jusqu'au IIe s. de notre ère ; enfin apparaît le latin dit tardif, ou du Bas-Empire, ou bas latin.
Jusqu'à la période tardive au moins, morphologie et syntaxe changent peu ; seules ont lieu des transformations lexicales et stylistiques : aussi ces périodes, qui concernent plus l'histoire littéraire que celle de la langue (en dehors du lexique), seront-elles traitées brièvement.
Du latin archaïque au latin impérial
Le latin archaïque, lorsqu'apparaissent les premiers textes littéraires, ceux d'Ennius, de Plaute et de Térence, se différencie peu du latin classique. Dans les articles de ce dictionnaire on parle en général de « latin », non qualifié, pour ces deux périodes, sauf par opposition avec un autre état de langue. L'époque classique voit la naissance de la prose littéraire avec Cicéron et César : les auteurs font alors preuve d'un purisme qui se manifeste notamment dans le choix des mots. C'est ainsi que César affirme qu'il faut éviter comme une honte toute parole insolite ou nouvelle.
Durant la période impériale, marquée par des écrivains comme Tacite, Sénèque ou Pline le Jeune, il n'y a pas de changements syntaxiques ou morphologiques notables. Le style devient plus recherché, avec un retour à l'archaïsme, des tournures plus affectées. Seul le lexique se transforme profondément : au premier siècle, qui voit naître une littérature scientifique abondante et variée, les écrivains, moins réservés que leurs prédécesseurs, utilisent couramment des néologismes latins, ou introduisent des termes empruntés à leurs sources, qui sont le plus souvent grecques. Pour le vocabulaire de la grammaire par exemple, Quintilien introduit interjectio et quantitas, emprunte au grec barbarismus, etymologia, schema « aspect, accoutrement » et « figure de rhétorique », etc. Ainsi, « latin impérial » peut constituer un repérage utile quant à l'apparition d'un mot.
L'expansion du latin impérial
Avec les conquêtes de l'Empire romain et son organisation, la situation devient plus complexe. Ce qui est remarquable, c'est la façon dont la langue latine s'est imposée aux vaincus, tout au moins dans la partie occidentale de l'Empire, la partie orientale étant fortement hellénisée. Toute l'Italie, puis l'Espagne, la Gaule, ont vu disparaître peu à peu leurs langues d'origine. Un pays comme la Dacie (la Roumanie actuelle), qui n'a subi que deux siècles d'occupation romaine, est resté un îlot de langue romane parmi des peuples de langue slave. Le nord de l'Afrique, jusqu'aux invasions arabes, était entièrement romanisé ; une partie de l'actuelle Allemagne, le sud des îles Britanniques, ont été romanisés, mais les langues germaniques y ont triomphé. Plusieurs facteurs peuvent expliquer les succès, souvent durables, de la langue latine : elle s'est imposée non par la contrainte, mais par le prestige des vainqueurs. Elle a d'abord servi d'instrument de communication entre les autochtones et les Romains, avant de devenir le signe extérieur de la communauté romaine, et plus tard, celle du christianisme (voir ci-dessous). Les Latins ont peu à peu étendu le droit de cité à tous les sujets de l'Empire, et cette politique n'a pas peu contribué à augmenter leur prestige : être citoyen romain, c'était d'une certaine manière, jouir de la protection et des lois romaines, celle aussi de pouvoir mener une carrière administrative. Ainsi l'écrivain grec Polybe pouvait-il écrire au IIe s. avant notre ère : « Telle elle est la politique de Rome : elle opère avec une si grande adresse qu'elle paraît être la bienfaitrice des peuples qu'elle soumet. »
Le latin tardif ou bas latin
Après ces siècles de relative stabilité linguistique, qui correspondent à l'extension de l'Empire, commencent à s'amorcer des changements qui se prolongeront aux époques ultérieures : ces transformations vont de pair avec une instabilité politique grandissante, à partir du deuxième siècle de notre ère.
Le changement le plus notable est le divorce qui commence à exister entre la langue cultivée et littéraire, enseignée par l'école, et la langue courante qui d'ailleurs varie selon les zones géographiques et les milieux sociaux. C'est ainsi qu'on voit apparaître dans certains textes et inscriptions des traces de la langue parlée alors : transformations syntaxiques et morphologiques, avec par exemple l'amorce de la disparition des cas ; transformations lexicales avec, entre autres, la tendance à créer et à choisir systématiquement les mots composés, qui s'imposeront dans les langues romanes, de préférence aux mots simples : deambulare pour ambulare (> français déambuler), desubtus pour subtus « en dessous » (> français dessous), abante pour ante (> français avant), etc. Mais la structure de la langue reste encore la structure latine « classique ».
Le latin chrétien
Si « bas latin » ne correspond qu'à une période, « latin chrétien » concerne à la fois un milieu de plus en plus influent, des institutions nouvelles et un contenu de pensée. Le latin a été le plus grand véhicule de la littérature et de la pensée chrétiennes, phénomène qui a grandement contribué à l'extension de cette langue. Il n'existe pas à proprement parler de « latin chrétien », mais un ensemble de sens et de mots qui furent plus particulièrement employés par les chrétiens et exercèrent sur l'ensemble de la langue latine une influence considérable.
Au moment où apparaissent les premiers textes chrétiens en latin, au deuxième siècle, ils se distinguent par leur style simple et proche de la langue parlée, opposé à la tradition rhétorique : c'est le cas des premières traductions latines de la Bible. Mais la littérature chrétienne n'a pas pour autant échappé à l'éloquence latine, surtout après la paix constantinienne du IVe siècle.
L'apport essentiel des chrétiens à la langue latine est un apport lexical : emprunts techniques à l'hébreu, comme gehenna, hosanna, ou au grec, tels que baptizare, ecclesia, propheta, diabolus. Ce qui est remarquable, c'est que ces emprunts au grec désignent la plupart du temps des institutions nouvelles ou des choses concrètes, introduites par le christianisme. Les notions abstraites ont au contraire été désignées par des mots latins anciens prenant alors un sens nouveau, comme fides « foi » ou par des formations nouvelles, souvent inspirées par des modèles grecs, tels spiritalis, regeneratio, etc. Les grands théologiens, comme Tertullien ou plus tard saint Augustin, ont contribué à enrichir ce lexique, notamment par dérivation, avec des mots comme destructor, examinator, mediator, operator, etc., passés dans les langues romanes.
3. LE LATIN MÉDIÉVAL
La période du latin médiéval, qui comprend environ mille ans, s'étend de la chute de l'Empire romain (Ve s.) à la Renaissance. Alors que le latin écrit était jusqu'alors homogène, la langue a pris durant ces dix siècles des aspects variés suivant les époques et les pays.
Les transformations, depuis le bas latin, se sont faites lentement : il n'y a pas eu de rupture brutale lorsque les Wisigoths ont saccagé Rome, ou quand le dernier empereur romain a été déposé par Odoacre.
Le latin du haut moyen âge
Du Ve au IXe s. environ, la connaissance du latin normalisé a peu à peu diminué dans les pays de langue latine, avec la disparition progressive des écoles antiques. Les écoles des clercs et les abbayes, seules formes d'éducation qui subsistèrent alors et qui ne prirent leur essor qu'avec la fin de l'école antique, ne conservent l'étude du latin que dans un cadre restreint. Les variations sont très nettes de pays à pays. En Espagne, où les Wisigoths, après leur conversion au christianisme (589), encouragent les lettres latines, des savants comme l'évêque Isidore de Séville (VIIe s.), maintiennent une forte tradition littéraire qui ne déclinera qu'au moment des invasions arabes. En Italie, le latin écrit a longtemps subsisté, mais il s'est fortement modifié aux environs de l'an mille. C'est en Gaule que le latin mérovingien s'est le plus altéré, après Grégoire de Tours et Fortunat (VIe s.), les derniers écrivains du haut moyen âge. On n'écrit alors presque plus, excepté des textes religieux ou des documents officiels, juridiques et notariaux. La langue de ces textes, très hybride, est une mine pour l'étude du latin parlé à l'époque : on y trouve pêle-mêle des réminiscences de la langue littéraire, des formules figées provenant des époques précédentes, des traits appartenant à la langue parlée, des écritures inverses ou des « hyperurbanismes » lorsque le scribe, au courant des fautes habituelles, corrigeait des graphies pourtant correctes. Une telle langue, qui prêtait à trop de confusions, ne pouvait plus être le moyen de communication d'un grand royaume. Pour ne prendre qu'un exemple, les finales n'étaient plus marquées, et i se confondait avec e : ainsi, la graphie se pouvait signifier indifféremment sed « mais », si « si », sit « qu'il soit ». On se doute qu'un texte où se multiplient de telles ambiguïtés peut devenir difficilement lisible. De là sont nées les réformes de Pépin le Bref (milieu du VIIIe s.) et surtout celle de son fils Charlemagne.
Dans d'autres pays, le latin fait son entrée avec l'expansion de l'Église. C'est le cas, durant le haut moyen âge, de l'Irlande, ainsi que des parties celtiques ou déjà germanisées, de la Grande-Bretagne. En Irlande, convertie au christianisme au Ve s., il a fallu enseigner le latin, pour avoir accès à la Bible et aux œuvres des Pères de l'Église, pour célébrer l'office chrétien. Cet enseignement s'est concentré dans les grandes abbayes comme Bangor (mot celtique qui signifie « monastère ») ; de même en Grande-Bretagne se distinguent les abbayes de Cantorbéry et d'York, d'où est sorti par exemple un savant comme Alcuin, appelé auprès de Charlemagne pour organiser la réforme.
Le latin, langue littéraire et savante
La réforme carolingienne fut un net succès quant à l'enseignement de l'orthographe et de la prononciation, quant à la morphologie et la syntaxe de la langue savante. Même si cette réforme a peu touché l'Italie et l'Espagne, le latin a connu dans ces pays la même évolution, avec le florissement des écoles épiscopales surtout à partir du XIe s. ; il acquiert alors un nouveau statut, celui d'une langue internationale, mais il ne correspond plus à aucun usage spontané. Du même coup, il peut devenir à nouveau relativement homogène. Sa vitalité est à cette époque très importante : les textes tant littéraires que savants se diversifient ; on crée de nouveaux mots passés dans les langues romanes comme ratificare, publificare, exemplificare, etc. Le latin connaît également une nouvelle extension géographique, car l'Église catholique touche alors l'est et le nord de l'Europe : la Hongrie, la Bohême, la Pologne, le nord de l'Allemagne et les pays scandinaves entrent dans le monde de la culture latine. Dans les pays où une langue « vulgaire » s'est imposée, le latin demeure langue d'institution, de savoir, de gouvernement.
À partir du XIIIe s., moment où les grandes universités remplacent les écoles épiscopales, la situation de ce latin écrit et didactique change rapidement. La dialectique l'emporte sur la rhétorique, on se livre à l'étude théorique de la théologie, du droit, etc., tout en s'éloignant de plus en plus de la littérature et des auteurs antiques : c'est la naissance de la scolastique. Le lexique s'enrichit alors d'un grand nombre de mots abstraits, des dérivés pour la plupart, dont beaucoup passeront dans les langues européennes occidentales ; pour n'en citer que quelques-uns, prioritas et superioritas, organizatio et specificatio, actualitas, individualitas, realitas, etc. voient le jour. Les emprunts au grec, à l'arabe (algebra, alchimia...) se multiplient.
Mais comme le latin scolastique, remarquable par ses créations lexicales, s'exprimait dans une syntaxe pauvre, dans un style monotone et qu'il ignorait les auteurs anciens, on regretta la grande éloquence classique restée présente par les textes littéraires. Dès le XIVe s., on se remet à traduire ces textes de l'Antiquité et certains engagent contre le latin scolastique une lutte implacable, qui aboutira à la victoire des idées de la Renaissance. Ainsi, avec les grandes traductions du moyen âge comme celles d'Oresme, le français alors bien affermi a largement puisé aux sources latines pour enrichir son propre lexique et pouvoir ainsi à son tour concurrencer le latin en tant que langue savante.
Le latin vulgaire, ou parlé, ou populaire
Entre-temps étaient nées, dans les pays où on parlait latin, les langues romanes qui sont issues non pas du latin tel qu'on l'écrivait, comme on l'a longtemps cru, mais du latin parlé. Les expressions « latin vulgaire » ou « populaire » désignent les divers faits latins qui ne s'accordent pas avec la norme classique. Bien que le terme « latin vulgaire » soit consacré par les latinistes et les romanistes, il est souvent combattu et on a préféré dans ce dictionnaire parler de « latin populaire » ou « latin parlé », notamment pour éviter les connotations péjoratives de l'adjectif « vulgaire » ou désigner les langues nouvelles, opposées au latin (les « vulgaires romans »).
La découverte d'un latin populaire, en tant qu'usage distinct du latin, remonte au XIXe s., et résulte des études en grammaire comparée des langues romanes : on s'est aperçu que l'état de langue qui peut être considéré comme la source de ces langues était, tout en étant bien du latin, différent du latin de Cicéron ou de Virgile. Cette constatation avait d'ailleurs été faite beaucoup plus tôt par les érudits, en ce qui concerne les mots, et c'est le grand Glossarium ad Scriptores mediae et infimae latinitatis de Du Cange (publié un peu plus tard) qui permit à Ménage d'améliorer fortement l'étymologie du français. Ainsi, nombre de mots courants du latin classique ne se retrouvent dans aucune des langues romanes : pour ne citer qu'un exemple, le mot latin signifiant « manger » edere est remplacé par d'autres termes plus évocateurs, manducare (> fr. manger, ital. mangiare) ou comedere (> esp. comer). Il faut bien alors postuler des variantes du latin, différentes du latin littéraire écrit. Si certains des mots du latin populaire apparaissent dans une tradition écrite plus ou moins proche de la langue parlée, nombre d'entre eux, jamais écrits, doivent être reconstitués à partir des langues romanes et sont marqués, dans ce dictionnaire, du signe montrant que le mot est supposé : le français barre vient par exemple d'un latin populaire °barra, bassin est issu de °baccinus, etc. Ce sont les régularités d'évolution (dites lois phonétiques) et les comparaisons entre mots romans qui permettent ces « reconstructions ». La publication, à partir du XIXe s., de textes latins jusqu'alors inédits et présentant de nombreux vulgarismes, a également accéléré la prise de conscience de ce phénomène.
Les sources
Il n'est évidemment pas possible de reconstituer dans sa totalité ce latin populaire, puisque ne nous sont transmis que des écrits qui, aussi incorrects soient-ils, tendent toujours à se rattacher à une norme. On ne peut que trouver des « vulgarismes », des tours de la langue parlée dans la langue écrite. Pour cela, on possède un assez grand nombre de sources. D'abord, les textes qui présentent un écart par rapport à la norme scolaire : des inscriptions latines et des passages d'auteurs, même classiques ; les traités techniques, souvent écrits dans un style plus « relâché », moins littéraire, surtout les ouvrages de basse époque ; les textes chrétiens écrits dans un style simple ; les textes du haut moyen âge, surtout ceux de la Gaule mérovingienne : lois et diplômes, chartes et formulaires. À ces écrits s'ajoutent à partir du Bas-Empire les commentaires de grammairiens, qui signalent les prononciations et les formes fautives ou jugées telles, et plus tard, les glossaires latins, traduisant en latin populaire les tours ou les mots du latin scolaire considérés comme étrangers à l'usage de l'époque (par exemple les gloses de Reichenau au VIIIe s., qui proviennent du nord de la France).
Quelques traits du latin populaire
Un latin « populaire » ou « vulgaire » a théoriquement commencé d'exister dès qu'a existé une tradition littéraire, mais les premières informations que l'on en possède ne deviennent abondantes qu'à partir du premier siècle de notre ère. Son point chronologique final correspond au passage aux langues romanes ; lorsque celles-ci sont constituées, ce latin spontané disparaît.
Il n'est pas question ici de faire la longue liste des caractéristiques différenciant le latin populaire du latin écrit et normalisé : une description unitaire serait de toutes façons utopique, puisque le latin vulgaire, du premier siècle à la naissance des langues romanes, a évolué, à la fois dans le temps et selon les pays. Quelques exemples pris dans le domaine de la phonétique, de la morphologie, de la syntaxe et du lexique illustreront quelques tendances évolutives propres au latin populaire : cet intermédiaire n'apparaît d'ailleurs pas toujours, puisqu'il peut n'être que supposé par les langues romanes.
Les changements phonétiques sont importants : transformation des voyelles et des diphtongues (ae s'est très tôt prononcé e : lat. Caesar > fr. César), des consonnes : le son [k] s'est par exemple palatalisé dans une partie de la Gaule devant a d'où lat. causa > fr. chose, lat. campus > fr. champ, etc. Dans une partie de la Romania, une voyelle « prothétique » s'ajoute au s initial suivi d'une consonne (lat. scribere > anc. fr. escrire > fr. écrire ; lat. sperare > fr. espérer). Les syncopes, phénomène courant de la langue parlée, sont extrêmement fréquentes : lat. domina > lat. pop. domna > ital. donna, fr. dame ; lat. laridum > lat. pop. °lardum > fr. lard.
Le lexique utilisé par le latin populaire est souvent différent de celui du latin écrit et nombre d'exemples ont été donnés dans l'article concernant les langues romanes (voir Roman). On utilise un vocabulaire plus imagé : la métaphore testa « coquille » et « vase de terre cuite » (fr. tête) apparaît comme synonyme de caput « tête » (→ chef) au IVe siècle. Les diminutifs sont préférés aux intensifs (cantare plutôt que canere > fr. chanter), les formes dérivées ou composées prennent le pas sur les formes simples (auricula plutôt qu'auris > fr. oreille).
La morphologie nominale se simplifie avec la réduction du système des cas et la disparition progressive du neutre. Le système des pronoms, compliqué en latin, se transforme ; la morphologie verbale est par contre, mises à part quelques variations, assez proche en latin populaire de ce qu'elle est en latin écrit et normalisé.
Pour illustrer l'évolution syntaxique enfin, le changement majeur réside dans l'ordre des mots : très libre en latin, il devient plus rigide, ce que rend nécessaire la disparition progressive des cas, réduits à deux en ancien français.
Le passage du latin populaire aux langues romanes
La question de savoir quand ce latin populaire est devenu une autre langue est controversée : le passage s'est fait lorsque la structure du latin parlé n'a plus été celle du latin normalisé. On a vu que sous le Bas-Empire, la langue que l'on parlait et écrivait était encore du latin. L'évolution était en tout cas pleinement réalisée avant le moment où l'on s'est aperçu, en Italie, en Espagne ou en Gaule (concile de Tours, 813), qu'il existait deux langues : dès la fin du VIIe s. ou au début du VIIIe s., la langue parlée maternelle appelée « vulgaire », c'est-à-dire « de toute la population », n'était plus du latin, avec des évolutions différentes selon les pays de la Romania. Ce qui a accéléré le passage du latin populaire aux langues romanes, c'est la disparition de l'éducation antique et, avec elle, celle des normes linguistiques qu'elle perpétuait.
En Gaule les Francs, à la différence des Wisigoths d'Espagne ou des Burgondes d'Italie du Nord, n'ont aucunement encouragé la culture antique et les écoles de rhétorique avaient disparu dès la fin du Ve s. : la vie urbaine se détériorait et les autorités municipales ne pouvaient plus payer de professeurs. L'éducation ancienne a survécu dans les familles aristocratiques, avec des professeurs privés, surtout au sud de la Loire, futur domaine occitan, puis s'est peu à peu éteinte. Les Francs, qui se sont mis à parler latin, ont contribué à transformer la langue en véhiculant des mots germaniques et en modifiant la prononciation. Plus rien alors ne pouvait retarder l'évolution de la langue et tout porte à croire que, dès le milieu du VIIe s., le latin de Gaule avait changé de structure, était devenu un ensemble de dialectes « gallo-romans ».
4. LE LATIN À PARTIR DE LA RENAISSANCE
La Renaissance a préconisé un retour au latin de l'Antiquité, à la fois dans le style et dans le vocabulaire, en éliminant par exemple les mots et les tournures qui n'avaient pas été employés par les auteurs anciens. Du même coup le latin n'évolue plus : il est devenu une langue « morte ». La production littéraire en latin est encore abondante au XVIe s., surtout dans des pays comme l'Allemagne, les Pays-Bas, la Hongrie, la Pologne, puis décline peu à peu, d'abord en Italie, en France, en Espagne, en Angleterre.
Le latin langue savante internationale, langue de l'Église et de l'Université
Cette langue morte n'en conserve pas moins une grande importance : elle reste longtemps, tout au moins jusqu'au XVIIIe s., la langue internationale des sciences et de la philosophie, celle aussi des échanges et de la correspondance entre savants. Descartes, Newton, Spinoza, Leibniz, écrivent encore en latin et déjà dans leur langue maternelle ou dans une langue moderne. Le latin demeure également la langue administrative de l'Église jusqu'au milieu du XXe s., et officiellement, celle de la liturgie chrétienne jusqu'au concile de Vatican II (1963) ; les textes doctrinaux fondamentaux sont encore de nos jours écrits en latin.
En France, le latin a été longtemps la langue de l'enseignement et plus longtemps encore celle de l'Université qui l'utilise au moins partiellement jusqu'au début du XXe s. : la « deuxième thèse » en latin, obligatoire dans les facultés de Lettres, ne disparaît qu'en 1908.
Le latin scientifique
À côté du latin savant et didactique, pratiqué jusqu'au XIXe s., on parle aussi de « latin scientifique » (médical, zoologique, botanique). Il ne s'agit plus alors d'une langue, mais d'un ensemble de terminologies adoptées par les savants de la communauté internationale qui s'exprimaient partiellement en latin : ce sont des créations artificielles, expressions comme pyrus malus (le pommier) ou mots qui n'ont du latin que l'apparence grâce à une terminaison en -ia, -ium, etc. : dahlia, créé en 1804, est issu du nom du botaniste suédois Dahl. De telles formations ont été abondantes à partir de l'apparition des grandes nomenclatures scientifiques au XVIIIe s., comme celles de Linné et de Jussieu. En France, beaucoup de mots ainsi créés ont été rapidement francisés lorsqu'ils sont passés en français courant. Actuellement, les terminologies internationales pour la botanique, la zoologie et l'anatomie sont encore latines, et les emprunts au latin ou les formations latines, fréquentes dans les sciences, correspondent parfois à ce type d'habitudes. C'est le cas du nom des nuages (cumulus, stratus, etc.) et de bien d'autres termes savants. Mais on aborde là le problème de l'influence lexicale du latin par l'emprunt, abordé en d'autres lieux (→ emprunt, français [langue française], anglais).
C. Coulet
BIBLIOGRAPHIE
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