LA QUESTION DES LANGUES AU MAGHREB
La situation linguistique du Maghreb, à la fin du XXe s., se caractérise par une accumulation d'héritages anciens (les langues berbères ; ni le latin, ni le vandale — langue germanique — n'ayant laissé de traces) et historiques. L'arabe s'est introduit au VIe s. avec les conquérants venus de l'Est, d'abord en Tunisie ; le turc ne semble pas avoir eu d'effet autre que des emprunts ; le français enfin est venu avec les colonisateurs.
La pratique linguistique essentielle des trois pays du Maghreb actuel consiste en parlers arabes oraux et populaires différenciés, plus ou moins éloignés de l'arabe classique et, aujourd'hui, de l'arabe moderne normalisé, de type égyptien. Les parlers arabes de Tunisie, proches de ceux de Libye, eux-mêmes proches de l'arabe égyptien, correspondent chez les locuteurs cultivés à une meilleure connaissance de l'arabe classique. Celui-ci, conservé par l'école coranique et l'Université islamique, n'est pas une langue morte pour les Maghrébins, mais une langue liturgique de très haut prestige, partiellement connue ou réduite à des formules (la connaissance du latin par les catholiques français du XIXe s. peut en donner une idée). Les parlers berbères (non sémitiques) sont très vivants en Algérie (le kabyle) et au Maroc, mais minoritaires et sans l'arrière-plan culturel et littéraire, international, de l'arabe.
Quant au français, c'est en 1830 qu'il a débarqué à Alger, avant de se répandre, d'abord par l'armée, puis par les colons et l'Administration, en Algérie, la Tunisie et le Maroc étant dans des situations politiques et culturelles différentes (protectorat français en Tunisie : 1881-1956 ; au Maroc : 1902-1956). À une francisation linguistique, de plus d'un siècle pour l'Algérie, succède depuis les indépendances une arabisation de plus en plus complète, qui laisse au français une place variable et incertaine.
Le lieu essentiel de l'évolution — et de l'équilibre entre les parlers arabes dialectaux, l'arabe standard écrit, l'arabe classique lu et récité, les parlers berbères et le français — est évidemment l'école. Ainsi, la scolarisation francophone est le facteur le plus important pour le maintien de cette langue d'origine coloniale, aujourd'hui avec les médias (journaux, radios, télévision, laquelle bénéficie des fameuses antennes paraboliques). L'Algérie nouvellement indépendante, pour maintenir l'enseignement, a paradoxalement employé 6 000 coopérants français en pleine période d'arabisation et d'exode des pieds-noirs. Ces francophones de langue maternelle avaient donné au français d'Algérie, surtout après 1900, une couleur régionale particulière, faite d'influences italienne, espagnole et arabe, avec une phonologie, une syntaxe, un vocabulaire et surtout une rhétorique méditerranéenne très typiques, ajoutant au tableau linguistique de l'Algérie un parler populaire qui eut son heure de vitalité (voir A. Lanly).
La scolarisation du Maghreb, beaucoup plus forte que celle de l'Afrique noire, va de pair avec l'alphabétisation des adultes. L'urbanisation et l'explosion démographique accentuent les évolutions — et aussi les adaptations et les problèmes.
La pratique du français, dans ce milieu culturel où l'islam et le nationalisme se conjuguent, est articulée sur la maîtrise de l'arabe — ce qui, entre autres problèmes, inclut l'apprentissage de deux écritures. Or, la coupure entre pratiques spontanées de l'Orient (Arabie, Égypte, Émirats, Irak, Jordanie, Liban, Syrie...), qui se pense le seul détenteur de l'arabe véritable, et dialectes du Maghreb (avec le « pont » que constitue l'arabe tunisien) est un obstacle à la normalisation de la langue moderne. La référence religieuse à l'arabe coranique, qui considère que la modernisation linguistique, pourtant indispensable aux enseignements secondaire et supérieur, à la technique et à la science, est un danger par rapport à une pureté religieuse de plus en plus revendiquée, devient paradoxalement un argument en faveur d'une langue empruntée pour exprimer la modernité. Ainsi, l'anglo-américain, dans les pays les plus théocratiques de l'islam (Arabie Saoudite et certains émirats), ou bien le français au Maghreb, aujourd'hui encore, jouent ce rôle de protecteur de l'intégrité de l'arabe, langue de la révélation religieuse. On peut d'ailleurs penser que le programme de la charte algérienne, « récupération totale de la langue nationale », « adaptation (de l'arabe) à tous les besoins de la société » et « acquisition des langues étrangères », est quelque peu abstrait et volontariste. Autant dire que la loi d'arabisation entrée en vigueur en juillet 1998, et qui promeut l'arabe classique, écartant les dialectes arabes et berbères comme le français, semble inapplicable à l'observateur objectif.
Il faut distinguer, pour le français au Maghreb, deux statuts. D'abord, une pratique spontanée, entretenue par les relations avec les travailleurs immigrés de France (leurs enfants, les « beurs », ont le plus souvent perdu la langue arabe). Cet usage du français concerne l'important reliquat d'analphabètes (ils étaient estimés à 80 % en 1962 ; encore à 50 % dans les années 1980). Cette pratique se perd (ou s'est perdue) dans les campagnes au profit de l'unilinguisme arabe, mais l'urbanisation la ranime. Elle correspond à un français fort éloigné de la norme, appauvri par rapport au modèle écrit, enrichi d'apports de l'arabe : un « franc-arabe » est né. Selon J. Picoche : « Il s'agit moins d'une langue en évolution que d'une variété déjà ossifiée qu'il faut connaître pour perfectionner en français les adultes du cours du soir. » Cela dit, les évolutions spontanées de cet usage sont prévisibles et sa « variété ossifiée » (qui semble comparable au black English en milieu anglophone américain, au statut de langue maternelle près) risque de perdre de son importance si les adultes du cours du soir sont alphabétisés exclusivement en arabe. En Tunisie, une autre langue romane, l'italien, acquiert aussi ce type de statut, au moins dans le nord du pays, télévision aidant.
À côté de ces usages spontanés, le français de l'école, puis de l'université — en net recul —, celui des milieux cultivés, jusqu'à la maîtrise des journalistes et écrivains maghrébins francophones (parfois isolés de la communauté nationale) et à celle des techniciens, des scientifiques, des professions libérales, des milieux d'affaires, se distingue du français de France comme une variété « régionale » parmi d'autres. Ce français a incontestablement cédé du terrain, plus encore en Algérie qu'en Tunisie et au Maroc. Sa survie, son développement ou son recul sont fonction des décisions en matière de politique scolaire, à la fois sur le plan quantitatif et qualitatif. Or, l'arabisation, généralisée dans les intentions, est modulée par les circonstances et les besoins. L'enseignement primaire se fait majoritairement en arabe ; le secondaire est largement bilingue. En 1980, les enfants marocains faisaient neuf heures de français par semaine à partir de la troisième année du primaire, les jeunes Algériens et Tunisiens, dix heures à partir de la quatrième année. Puis, quatre à huit heures dans le secondaire entretiennent et perfectionnent la connaissance de cette langue étrangère un peu particulière. L'université s'arabise, mais les sciences, la technique continuent souvent de s'enseigner en français, avec une concurrence de l'anglais.
Les conflits sociaux de l'Algérie — entre néo-bourgeoisie du pouvoir, de l'économie, de la technique, et peuple urbain et rural, entre culture arabo-occidentale et culture islamiste à tendance intégriste — sont aussi des conflits sociolinguistiques où s'affrontent, d'une part, un arabe normalisé proche de l'arabe littéraire et un français régional, d'autre part, des dialectes spontanés (arabes et berbères) auxquels peuvent s'ajouter, dans les villes, le « franc-arabe » non moins spontané et altéré par rapport à la norme.
L'équilibre instable d'aujourd'hui dépend des attitudes politiques. C'est dire que l'avenir francophone du Maghreb, et en particulier de l'Algérie, est à peu près imprévisible. En termes de besoins, ces trois nations tireraient avantage d'un multilinguisme maîtrisé, tant en ce qui concerne la normalisation des dialectes maternels que le maintien ou l'acquisition d'une langue internationale. Cette dernière opération, compte tenu de la situation historique et géographique de la région, serait moins coûteuse à effectuer avec le français qu'avec l'espagnol (solution imaginable pour le Maroc) ou qu'avec la tentation universelle de la langue anglaise, qui inciterait à nier de fortes et riches habitudes culturelles.
A. Rey
BIBLIOGRAPHIE