LES VOCABULAIRES DE LA MÉDECINE
La formation du vocabulaire de la médecine et de la chirurgie est intimement liée à l'histoire de ces deux sciences, qui commande aussi le vocabulaire de la botanique, de la pharmacie et de la chimie. Jusqu'au XVIIe s. en effet, la médecine regroupe botanique, chimie, physique, pharmacie, soins de beauté, hygiène de vie ainsi qu'anatomie, physiologie, pathologie et chirurgie. Ce n'est qu'au début du XVIIIe s. que ces différentes disciplines deviennent des sciences autonomes. Le cas de la médecine et de la chirurgie peut être toutefois traité à part, les deux activités étant distinguées. Les conflits incessants qui opposent médecins et chirurgiens du moyen âge à la fin du XVIIe s. suffisent à justifier cette option. Nous retracerons tout d'abord l'histoire de ces conflits, puis celle des différentes traditions médicales et de leurs tenants. Nous nous arrêterons au seuil du XVIIIe s., car cette période marque la naissance de la médecine moderne, et, d'autre part, la formation du vocabulaire de ces deux sciences présente les mêmes évolutions et modes de création que la terminologie des autres sciences.
La médecine ne possédait pas de place bien définie parmi l'ensemble des savoirs médiévaux : elle ne faisait pas partie des sept arts libéraux, mais utilisait certains d'entre eux. Reprenant le classement d'Isidore de Séville (VIIe s.), on propose au XIIe s. de ranger l'art de la médecine dans la « seconde philosophie ». Son aspect pratique et « mécanique » gêne toutefois. On oppose alors une physique, comprise comme une philosophie des faits de nature, et une médecine, comprise comme une technique spécialisée et ressortissant aux arts mécaniques. Mais les médecins, qui se veulent « physiciens » donc philosophes, dédaignent la pratique de la chirurgie, alors qu'au début du moyen âge le medicus était et médecin et chirurgien. Une élite se crée ainsi au début du XIIIe s. et le fossé entre médecins et chirurgiens se creuse. Un autre facteur vient renforcer ce mouvement : jusqu'au début du XIIIe s., la science et la pratique médicales étaient réservées aux moines, la tradition manuscrite étant conservée dans les monastères. Dès le début du XIIe s. cependant, l'Église, qui « abhorre le sang », juge que l'exercice de la médecine et de la chirurgie est incompatible avec la mission religieuse des moines, cet exercice les exposant en particulier au danger de donner la mort. Elle leur interdit de ce fait d'étudier la médecine (1130), de pratiquer la chirurgie (1163) et ordonne enfin que la médecine soit laissée aux laïques (1215). La médecine deviendra alors l'apanage d'une élite de clercs, la chirurgie, en revanche, sera abandonnée à des laïques en grande partie illettrés. Le conflit qui divise médecins et chirurgiens s'amorce donc au début du XIIIe siècle.
C'est à la même époque que deux écoles, représentant deux traditions différentes, sont fondées en France. Tout d'abord, l'université de Montpellier (1220) : laïque, innovatrice, elle propage le patrimoine gréco-latin enrichi et légué par les médecins arabes, tels Avicenne, Albucassis ou Averroès, transmis par les traductions de Constantin l'Africain (XIe s.), Gérard de Crémone (XIIe s.), les traducteurs tolédans ou Arnaud de Villeneuve (XIIIe s.) ; elle dispense un enseignement aussi bien médical que chirurgical et anatomique. Suit, en 1253, la fondation de la faculté de médecine de Paris : rebelle à toute innovation, fortement tenue sous le joug du dogmatisme religieux (le pape contrôle l'Université), elle pratique un enseignement livresque et traditionnel, fidèle aux préceptes et aphorismes des médecins grecs, tels Hippocrate ou Dioscoride — dont la transmission est assurée par les médecins latins Pline ou Celse —, mais surtout à ceux du Grec Galien (IIe s.). Les préceptes établis par ce dernier sont adoptés par le christianisme et resteront intangibles pendant plus de mille ans ; ils survivront jusqu'au XVIIe siècle. Fait significatif pour cette faculté : les docteurs sont appelés physici. En conséquence, les chirurgiens, ravalés au rang de simples barbiers, créent leur propre école : en 1268, le chirurgien parisien Pitard fonde la confrérie des chirurgiens de saint Côme. En 1515, les chirurgiens sont reconnus étudiants de l'Université, la confrérie de saint Côme s'élève au rang de collège, les barbiers-chirurgiens deviennent des chirurgiens-barbiers et sont enfin consacrés maîtres-chirurgiens à la fin du XVIIe s. : hommes de terrain et de pratique, ils jouissent de la faveur du public et surtout du soutien de la Cour. Ce siècle voit également se développer une autre querelle, qui oppose la médecine traditionnelle et officielle enseignée à la faculté de Paris et une médecine indépendante exercée par les empiriques. Ces derniers semblent l'emporter car les découvertes essentielles en médecine sont faites par eux. La pratique l'emporte sur la théorie, l'expérimentation sur les raisonnements, la physique cartésienne fait pièce à la physique aristotélicienne. Ces différents facteurs poussent la médecine officielle à se libéraliser ; elle évince la médecine indépendante des empiriques. Vers 1670, la médecine moderne s'affirme ; au début du XVIIIe s., le processus de transformation est achevé.
La langue médicale
À ce processus, à ces luttes d'influence correspond une évolution du discours et du vocabulaire médicaux. Dès l'origine, la langue de la médecine — au sens large du terme — est le latin. Il faudra attendre le début du XVIIIe s. pour qu'il disparaisse définitivement de la production strictement médicale. À Paris, la faculté de médecine est alors obligée de céder insensiblement du terrain au français, langue qu'elle avait abandonnée dès le début du XVIe s. aux chirurgiens. Cependant, en 1636, Cureau de la Chambre plaide pour l'introduction du français dans les sciences en général. Plusieurs faits incitent le médecin à opter peu à peu pour la langue vulgaire. Les tenants de la médecine traditionnelle et officielle tiennent leurs discussions théoriques dans un jargon latin pédantesque qui rebute le patient ; ce dernier préfère le parler plus clair des praticiens. En outre, il se détourne du médecin qui lui ordonne des médicaments fort coûteux, à acheter tout prêts chez l'apothicaire (au cours du XVIe s., le français est de rigueur dans leurs officines). En 1625 paraît l'Apothicaire du médecin charitable de Guybert ; cet ouvrage, qui connaît 26 rééditions au cours du siècle, met à la portée de tous des recettes de remèdes simples que l'on peut préparer chez soi. Pour garder sa clientèle, le médecin est contraint de poser son diagnostic et de rédiger ses ordonnances en français (v. 1650). Un autre facteur social vient se greffer sur les deux faits précédents : la société, curieuse de science et soucieuse de son bien-être, ouvre les portes de ses salons au médecin, qui se transforme en mondain ; il met son savoir à la portée de ce public cultivé, qui fréquente assidûment les académies privées. Les femmes, en particulier, contribuent à la transformation de la langue médicale ; elles en ont fait « disparaître ce qui pouvait sentir le collège, rappeler le pédant, le jargon gréco-latin de l'ancienne science, bref le style sauvage » (Quémada, Introduction à l'étude du vocabulaire médical, p. 32). Le savoir des spécialistes se vulgarise, la langue se polit, le vocabulaire de la médecine pratique est rendu accessible au public. Vers la fin du XVIIe s., outre le fait que le français évince le latin, une nouvelle terminologie se fait jour, qui se retrouvera dans la médecine populaire ; parallèlement, une terminologie scientifique sera réservée aux spécialistes. R. Barry écrit en 1662 dans l'Esprit de Cour (Préf., p. 3) : « un médecin, par exemple, ne doit pas parler médecin, quand, par des expressions familières il peut être entendu ; l'on ne s'assemble pas pour les mots, l'on s'assemble pour les choses ; et outre que la présence des Dames doit bannir le langage des Maîtres, ceux-mêmes qui sont savants, n'ont pas toujours les idées présentes de tous les termes de l'Art, et c'est quelquefois jetter un Bel-Esprit dans la confusion que de lui parler Escole ».
Le français des chirurgiens
Nous avons déjà fait remarquer qu'au XVIe s. la chirurgie — de même que l'anatomie — s'exprime en français. Le mouvement part de l'université de Montpellier, centre de la médecine en français et de tradition arabiste. Au XIVe s. déjà, cette université avait accueilli et formé deux célèbres médecins et chirurgiens : Henri de Mondeville (1260-1320) et Guy de Chauliac (XIVe s.). Henri de Mondeville rédige en latin de 1306 à 1312 sa Chirurgie ; elle est traduite dès 1314 en français. Il est le premier à intégrer un chapitre sur l'anatomie qu'il illustre de figures. Guy de Chauliac, considéré comme le père de la chirurgie, écrit, probablement en latin et en français, La Grande Chirurgie (1363). Son œuvre fera autorité jusqu'au XVIIIe s. et sera retraduite et éditée à plusieurs reprises. Au XVIe s., Champier, Canappe et Joubert, tous trois de l'université de Montpellier, donneront tous leur édition de Chauliac. Symphorien Champier mérite d'être cité pour la raison suivante : il réussit à convaincre les docteurs de l'université de Pavie de recevoir docteur le chirurgien picard Hyppolyte d'Aultreppe, qui ignorait le latin et avait donc besoin d'un interprète. L'argument qu'il emploie sera repris par tous les chirurgiens et médecins qui publient en français, par Ambroise Paré par exemple : refuserait-on le grade de docteur à Galien ou Avicenne, sous prétexte qu'ils s'exprimaient dans leur langue et non en latin ? non ; « Galien estoyt grec, et Asiatique, n'aprint oncque la langue latine. Avicenne estoyt Arabe et ne l'entendoyt pas [...] Sy doncques Avicenne, arabe, venoyt a vous avec sa langue barbare et arabique, seriés contrainctz, sy le vouliés interroguer, que ce fut par truchement et interpreteur. » Depuis Laurent Joubert, chancelier de l'université de Montpellier, médecin et chirurgien, le français est utilisé pour vulgariser. Joubert publie en 1578 les Erreurs populaires au fait de medecine et de santé qui lui valent l'opprobre de ses collègues parce qu'il divulgue leurs secrets. Le nombre des productions originales en français augmentera vers la fin du XVIe siècle. À Paris, Louis XIV confie à Dionis l'enseignement en français de l'anatomie au Jardin Royal. Ce n'est qu'en 1720 que la faculté aura recours au français pour l'enseignement chirurgical.
Les vocabulaires
La transmission du savoir médical de l'Antiquité a suivi un chemin semé d'embûches : les traductions du grec à l'arabe, de l'arabe au latin, du latin à l'ancien français obscurcissent le sens des mots, favorisent les contresens et les fausses interprétations, conduisent parfois à des erreurs scientifiques. La production se poursuit ensuite en deux langues : latin et français. Tout ceci explique en partie l'établissement tardif d'une terminologie univoque. Dès le moyen âge, le savant est confronté à plusieurs systèmes linguistiques et donc à une synonymie proliférante accrue par les différents courants de la pensée scientifique médiévale (aristotélicienne et platonicienne). Henri de Mondeville note par exemple « qu'apostème, (dubelech), tumeur, éminence, élévation, grossissement, enflure contre nature, sont sept termes qui désignent la même chose et sont synonymes » : grec, arabe, latin, langue vulgaire permettent ainsi la coexistence d'une langue savante et d'une langue populaire. Le français, qui ne possède pas de vocabulaire adapté à la pensée scientifique, emprunte donc au grec, au latin ou à l'arabe, adapte, ou bien se sert de périphrases, de métaphores pour dénommer. Notons en passant qu'à la fin du XVIIe s., les médecins étendront l'usage de la métaphore pour édulcorer leur discours, le latin, qui permettait de cacher des détails scabreux, n'étant plus utilisé que par les spécialistes. Ce flottement synonymique sera en partie résolu lorsque les différentes disciplines s'autonomiseront et se spécialiseront. Le mot placenta, par exemple, néologisme des chirurgiens-accoucheurs du XVIIe s., entre en concurrence avec arrière-faix, utilisé par les médecins ou chirurgiens, et avec délivrance, lit ou secondine, employés par les matrones. Cette synonymie se réduira à deux termes au XVIIIe s., l'un scientifique, l'autre populaire. Les termes d'origine arabe, qui sont venus enrichir au XIIIe s. le vocabulaire de l'anatomie, ont disparu au XVIe siècle. Seul a survécu nuque qui désignait la moelle épinière ; l'arabe a toutefois légué au français quelques noms de plantes médicinales qui ont subsisté.
Les procédés de formation du vocabulaire médico-chirurgical sont valables pour d'autres sciences. Le réservoir auquel a puisé le français est le grec et le latin, deux langues qui lui ont fourni un grand nombre de mots, mais aussi et surtout des éléments qui forment un véritable « jardin de racines grecques et latines ». Elles lui ont permis — et lui permettront — de créer à volonté des termes. L'étude du lexique scientifique du XVIe au XVIIIe s. met en évidence un phénomène que lexicologues et étymologistes n'ont pas toujours su reconnaître : la création d'un terme en latin scientifique ou moderne, adapté quelques années plus tard en français ; tel est le cas, par exemple, de chlorose. Une autre caractéristique de ce vocabulaire est, en particulier au XVIIe s., l'hésitation morphologique : artériel à côté d'artérial, temporel et temporal, etc.
Les principaux jalons, qui illustrent les plus grands mouvements du vocabulaire de la médecine et de la chirurgie, correspondent aux quelques dates ponctuant l'entrée dans la langue d'un terme de médecine : 1256, traduction en français du Regime de Santé d'Aldebrandin de Sienne ; 1314, la Chirurgie de Henri de Mondeville ; 1363, La Grande Chirurgie de Guy de Chauliac ; au XVIe s. revient souvent la date de 1585, celle des Œuvres complètes d'Ambroise Paré, dernière édition revue et corrigée du vivant de l'auteur. L'apport le plus important s'est constitué au XVIe siècle. Aux XVIIe et XVIIIe s. (vers 1750) apparaissent les premiers dictionnaires de médecine, à côté de l'Encyclopédie ; puis les dictionnaires de langues accorderont alors une plus grande place aux termes médicaux, des néologismes de forme mais surtout de sens sont créés. À partir de la fin du XVIIIe s., les progrès scientifiques fulgurants, qui rejaillissent sur les différentes disciplines, accélèrent la néologie terminologique. Des termes d'apparence latine, grecque ou gréco-latine sont forgés en français, mais aussi en anglais ou en allemand ; le français les emprunte et les adapte.
❏ voir NÉOLOGIE et NÉOLOGISME, TERME et TERMINOLOGIE.
M.-J. Brochard
BIBLIOGRAPHIE