MÉTAPHORE ET MÉTONYMIE
La lexicalisation des figures de rhétorique appelées « tropes » (voir Figure), en particulier de métaphores et de métonymies, ne modifie pas la forme des mots mais leur signification et constitue un élément essentiel d'enrichissement, parallèlement à la formation d'unités selon des règles (voir Néologie) et à l'emprunt de mots à d'autres langues (voir Emprunt).
La rhétorique classique définit les tropes comme des « figures par lesquelles on fait prendre à un mot une signification qui n'est pas précisément la signification propre du mot » (Dumarsais, Les Tropes, I, IV) ; ce point de vue suppose qu'à une réalité donnée correspond une et une seule dénomination normale et que les autres relèvent d'emplois « figurés ». On verra par ailleurs les problèmes posés par cette opposition propre / figuré (voir Figure) et l'on renvoie à des ouvrages spécialisés pour les débats sur les classements des tropes et leur définition.
La métaphore implique que la relation entre un mot ou un groupe de mots et ce qu'il désigne habituellement disparaît. Quand Molière écrit « À te revoir, j'ai de la joie au cœur », le dernier mot ne se réfère pas à un organe de l'appareil circulatoire mais au siège supposé des sentiments et des émotions ; après avoir symbolisé, au moyen âge, la force d'âme au point que le mot a pour dérivé courage, cœur est devenu le symbole de l'affection et la nouvelle métaphore est la trace d'un changement important dans l'histoire de la culture. Que le cœur ait été conçu comme l'organe de la vie, étant le seul qui manifeste constamment sa présence par ses battements, a permis en l'opposant à la tête et au ventre la métaphore de la « force d'âme » et celle du « siège des affections » ; l'oubli progressif du caractère imagé dans les échanges — l'usure de la métaphore — conduit à une lexicalisation des emplois. On a alors affaire à un nouveau sens : « Ce processus joue un rôle considérable dans la création et l'évolution du vocabulaire, puisqu'une part importante des mots dont nous nous servons est constituée par l'ensemble des apports successifs fournis par la lexicalisation des métaphores » (M. Le Guern).
Dès que l'on étudie le processus de métaphorisation dans la durée, c'est l'histoire des mentalités, plus largement de la culture, qui apparaît. L'emploi de flamme pour « passion » apparu en ancien français et déjà connu en latin (flamma), puis à partir du XVIIe s. pour « passion amoureuse », était soutenu par les emplois métaphoriques de brûler (arder auparavant), feu, enflammer, ardeur, etc. ; cependant cet usage de flamme, très fréquent à l'époque classique et encore courant dans les textes au XIXe s., ne se maintient au XXe s. qu'avec une intention plus ou moins parodique (déclarer sa flamme) ou par référence à une façon ancienne de désigner les sentiments, ce que note l'emploi de guillemets chez S. de Beauvoir dans La Force de l'âge : « Colette Audry surtout inspirait de nombreuses ‘flammes’ » ; quant à l'acception « passion amoureuse », elle n'est restée que dans la locution familière retour de flamme.
Une métaphore lexicalisée peut par ailleurs éliminer l'emploi courant d'un mot ou d'une expression ; si percer à jour a signifié au XVIe s. « transpercer quelqu'un », la disparition de à jour pour « de part en part » a laissé à la locution le seul sens métaphorique, où percer équivaut à « découvrir ». La lexicalisation, en latin, reprise dès l'ancien français, de l'emploi métaphorique de testa « pot de terre » pour caput « tête », a conduit en français à répartir les acceptions de caput « partie du corps » et par métaphore « personne qui dirige », et l'origine métaphorique de tête « ne pourrait même pas être soupçonnée par quelqu'un qui ne connaîtrait pas son étymologie » (M. Le Guern). Cependant cette métaphore est toujours vive dans les emplois analogues mais plus restreints de cafetière, carafe, fiole, tirelire, etc., où la tête est assimilée à un récipient.
Pour la métonymie, elle repose sur un déplacement de la référence que le contexte permet d'expliciter : « rencontrer Montaigne dans ses lectures » est spontanément entendu pour « rencontrer la pensée ou l'œuvre de Montaigne ». Il s'agit bien d'une « extension de sens qui consiste à nommer un objet au moyen d'un terme désignant un autre objet uni au premier par une relation constante » (K. Nyrop, Grammaire historique de la langue française). La métonymie est donc fondée sur un rapport entre des réalités extralinguistiques, indépendamment des éléments linguistiques qui l'expriment ; dans chaque cas, il y a ellipse (boire un verre, c'est boire le contenu d'un verre).
Du même côté de ce jeu sur la référence est la figure appelée synecdoque, où le changement de relation entre le mot et la chose est plus marqué (la voile pour le navire) ; la rhétorique classique définissait la synecdoque comme une espèce de métonymie et certains spécialistes, à la suite de Jakobson, ne conservent aujourd'hui que le couple métaphore et métonymie, c'est-à-dire l'opposition entre une relation de similarité et une de contiguïté. Dans ce dictionnaire, les changements de sens par synecdoque sont le plus souvent considérés comme relevant d'une métonymie.
Le processus métonymique pris au sens large apparaît de même importance que la métaphorisation pour la néologie sémantique ; là encore, l'histoire des mots permet d'évoquer celle de la civilisation, les significations contemporaines d'un mot ayant fait perdre toute trace des premiers emplois. Que l'on pense à bureau qui désigna d'abord une étoffe de bure, puis par métonymie un tapis de cette étoffe recouvrant une table et la table ainsi recouverte ; ces emplois sont sortis d'usage avec l'évolution du mobilier et le changement des habitudes sociales : par de nouvelles métonymies, bureau est devenu le nom d'une table à écrire, de la pièce où elle se trouve, d'un établissement ouvert au public, la désignation d'un lieu de travail, etc., mais le lien entre le sens de « table », toujours vivant, et celui d'« établissement » est ténu ; la dérivation a fourni bureaucratie où la relation avec le sens de « table » n'est plus perceptible. On ferait des remarques analogues en suivant l'évolution du mot étude, désignant d'abord l'application de l'esprit qui cherche à comprendre quelque chose (sens qui s'est maintenu) et qui, par une série de métonymies, s'emploie aussi pour la charge du notaire avec son personnel. Ce qu'indique cet exemple, c'est que la relation entre le premier sens et les emplois métonymiques n'est pas de même nature que dans le processus métaphorique : « elle n'est pas une relation de signification : elle porte sur la référence et non sur le code » (M. Le Guern).
La lexicalisation des tropes apparaît beaucoup plus complexe que ne le laisseraient supposer les quelques exemples ci-dessus ; dans les faits, les divers processus se succèdent et s'imbriquent, et aux changements de sens par métaphore et par métonymie s'ajoutent des emplois extensifs et analogiques. L'usager n'a pas conscience des transformations qui ont affecté les mots qu'il emploie et que seul le recours à l'histoire lui permet de reconstruire, même quand il arrive, par exemple pour couvre-chefchef conserve le sens de « tête », que « des restes du passé traîn(...)ent çà et là, en vrac » (R. Queneau, Les Fleurs bleues).
T. Hordé, C. Tanet
BIBLIOGRAPHIE