LA NÉOLOGIE
L'observation la plus simple des échanges linguistiques fait prendre conscience des changements qui touchent le lexique, surtout aujourd'hui : les techniques se transforment rapidement, les métiers et l'outillage évoluent, des produits nouveaux apparaissent sur le marché ; autant de conditions qui modifient les vocabulaires. Plus vivement peut-être, la lecture d'une œuvre du XVIIe s. permet de constater des écarts avec l'usage contemporain ; des mots ont disparu, pour d'autres, les emplois ne sont plus les mêmes. Les processus d'enrichissement du lexique, qu'il s'agisse de l'introduction d'unités nouvelles à partir de règles (néologie de forme) ou de l'ajout de significations à des mots existants (néologie sémantique) répond à la nécessité de dénomination d'« objets » nouveaux, objets concrets ou abstraits, tels des comportements ou des sentiments. « Qu'il s'agisse d'une découverte scientifique, d'un progrès industriel, d'une modification de la vie sociale, d'un nuancement de la pensée, d'une manière nouvelle de sentir ou de comprendre, le néologisme est impérieusement demandé » (K. Nyrop, Grammaire historique de la langue française, Introduction). Ce renouvellement montre bien que la langue est aussi une « institution sociale », selon le mot de Meillet.
La néologie est un phénomène général, toujours à l'œuvre ; en suivre l'histoire serait en partie retracer l'histoire de la langue en la liant étroitement à celle de la civilisation, perspective qu'adopta Ferdinand Brunot dans son Histoire de la langue française.
« Le système des éléments est achevé mais le système des signes est productif ; les éléments constituent une série close, les signes une série ouverte ; le nombre des éléments est invariable à l'intérieur d'une même langue, le nombre des signes peut être augmenté suivant les besoins et le bon plaisir de la société ou de l'individu » (Hjelmslev, Le Langage, p. 63). En français, la néologie de forme repose sur des règles syntaxiques (dérivation et composition) à partir d'une base le plus souvent française (notion → notionnel), mais aussi latine (simia → simiesque), grecque (hémophilie) ou, surtout au XXe s., anglaise, déjà assimilée dans le lexique (transistor → transistoriser). L'unité nouvelle peut aussi résulter de la combinaison d'éléments autonomes, qu'ils soient soudés (désormais) ou bien réunis (quartier-maître) ou non (haute fidélité) par un trait d'union. Elle est parfois construite à partir d'un sigle (SMIC → smicard), la siglaison constituant elle-même un procédé de création. La néologie par emprunt adapte un mot d'une autre langue, toujours phonétiquement (Cf. meeting), jusqu'au XIXe s. aussi graphiquement (redingote), et souvent pour le sens (voir l'encadré sur l'emprunt). Enfin la création de sens nouveaux n'affecte pas la forme ; elle s'effectue par changement de catégorie grammaticale (épave n. f. est d'abord adjectif), déplacement d'un vocabulaire spécialisé à un autre (infrastructure), emprunt de sens à une autre langue (programmer) et, de manière plus apparente, par l'emploi dit figuré d'un mot selon des procédés répertoriés par la rhétorique (→ Figure, encadré).
L'ensemble de ces moyens est en œuvre dans la langue à tout moment, mais tel procédé formel sera plus ou moins privilégié à une époque donnée. Par ailleurs, l'activité néologique elle-même est diversement jugée selon des critères socioculturels et plus ou moins bien acceptée par la communauté linguistique. Le mot néologisme lui-même en est l'indice. D'abord péjoratif au XVIIIe s. et opposé à néologie pour désigner la création mauvaise, excessive, critiquable, de signes nouveaux, il en vient à désigner, de manière plus neutre, tout signe lexical considéré comme nouveau, le jugement péjoratif s'atténuant au cours du XIXe siècle. Cependant, vers 1900 encore et même dans une description objective, néologisme peut désigner tout mot n'appartenant pas à l'usage des classiques du XVIIe et du XVIIIe s. : tel est l'emploi de « néol. » dans le Dictionnaire général de Hatzfeld, Darmesteter et Thomas. L'acceptation des nouveautés lexicales sans critique due au simple fait de leur caractère récent a conduit plusieurs dictionnaires contemporains à abandonner cette qualification et à la remplacer par une date de première attestation, reconnaissant ainsi le caractère perpétuellement évolutif et mobile des vocabulaires et des phraséologies.
Le cas le plus simple de néologie concerne la désignation d'un objet nouveau ou une description plus adéquate d'une réalité connue ; ainsi à partir de la fin du XVIIIe s., la chimie a introduit des termes comme hydrogène et oxygène qui répondaient aux besoins de classement, en rupture avec l'ancienne chimie ; en même temps, elle redéfinissait des termes existants, comme acide ou base. On ferait les mêmes remarques sur l'évolution de maints vocabulaires scientifiques (voir Médecine, encadré).
Dans les domaines techniques, la néologie formelle peut aussi être liée à des facteurs sociologiques complexes : le terme lié à une découverte l'authentifie et en assure la propriété. Par exemple, entre le moment où apparaît, en 1825, le « prodige tournant », nommé thaumatrope, et la présentation par Démeny (1892) du phonoscope, l'invention du cinématographe des frères Lumière (le mot date de 1893) est préparée par divers appareils, de l'héliocinégraphe (1850) au praxinoscope (1877) de Reynaud ou au chronophotographe (1882) de Marey ; cinématographe, qui s'est imposé, a été concurrencé par d'autres unités formées notamment à partir de mots venus de domaines proches, comme scène animée, photographie animée.
Le statut des mots forgés à des fins stylistiques, qui suivent aussi généralement les règles de formation, est tout différent. Ils peuvent être commentés, cités dans des ouvrages spécialisés et même répertoriés dans des dictionnaires de langue, sans pour autant passer dans l'usage général. On connaît les néologismes d'un Huysmans — parfois reprise par de mots archaïques ou fruit d'une création morphologique normale —, ceux de Céline, résultats d'opérations formelles d'altération, ceux de Michaux ou de Queneau qui relèvent plus purement de ce que l'on a nommé la fantaisie verbale. Rares sont ceux qui sortent du cercle des commentateurs littéraires, comme farfelu repris par Malraux.
Dans l'histoire de la langue, une période essentielle dans la formation d'unités nouvelles commence au XIIIe s. ; elle correspond à un développement culturel intense. Les juristes puisent alors largement dans le vocabulaire du droit romain, en adaptant leurs emprunts ; les grammairiens et les médecins emploient le même moyen. À partir du milieu du XIVe s., les traducteurs qui travaillaient pour la cour de France et la cour de Bourgogne, par exemple Oresme, Bersuire, manquaient du vocabulaire nécessaire pour restituer les réalités de l'Antiquité, tant dans le domaine politique que moral ; ils recourent massivement à des calques, expliqués par un commentaire, suivis de leur contraire ou joints à des termes de sens proche. On a relevé dans les traductions d'Oresme plus de 300 néologismes français par calque du latin, comme abnégation, économie, électeur, équivalence, évaluer, frauduleux, scientifique, etc. (Cf. Christiane Marchello-Nizia, Histoire de la langue française aux XIVe et XVe siècles). Cette forme particulière de néologie, qui existe dès les premiers textes, aboutit dans plusieurs cas à doubler d'un mot savant le mot hérité du latin par voie orale : l'emprunt adapté élimine alors le terme héréditaire (subtil s'est substitué à soutil) ou bien crée des différenciations sémantiques (signe / seing, séparer / sevrer, etc.).
Le XVIe s. n'a pas rejeté cette forme d'enrichissement du lexique, mais un certain nombre de lettrés prône plutôt un renouvellement à partir du fonds ancien ou des dialectes. C'est la position exposée par Du Bellay dans La Defense et Illustration de la langue françoise (1549), qui fut aussi au XVIIIe s. celle de Frain du Tremblay et qu'ont reprise au XXe s., avec des variantes, les adversaires des anglicismes. Parallèlement c'est l'adaptation des mots italiens qui est combattue, par exemple dans le Livre de la Précellence du langage français (1579) d'Henri Estienne. Ce mouvement tend à multiplier aux dépens des emprunts les vocables de formation française, en particulier les composés du type machelaurier (Ronsard), créations rejetées au XVIIe s. par un Malherbe.
Les points de vue sur la néologie restent très tranchés après la création de l'Académie française (voir Académie française). Celle-ci défend une position minimaliste, explicitée par Vaugelas et par le père Bouhours qui n'accepte un mot nouveau que pour « exprimer une chose toute nouvelle », à la condition qu'il soit formé à partir du latin ou d'une langue romane ; mais « n'est-ce donc pas le seur [sûr], de ne rien innover dans la Langue ». La seule exception concerne un objet étranger à la civilisation, introduit avec son nom (café, thé). De l'autre côté, aussi bien les jansénistes que Bayle défendaient l'enrichissement du lexique, en distinguant la langue commune des vocabulaires spécialisés accueillis par Furetière dans son dictionnaire (1690), négligés dans celui de l'Académie (1694), mais décrits pour elle par Thomas Corneille. Fénelon, partisan de la néologie, marque à l'aube du XVIIIe s. dans sa Lettre sur les occupations de l'Académie (1713-1714) que la purification de la langue ne peut aboutir qu'à son appauvrissement.
Ce débat se poursuit au XVIIIe s. qui voit apparaître le mot néologie opposé à néologisme par le dictionnaire de l'Académie dans son édition de 1762 : « La néologie est un art, le néologisme est un abus », et aussi néologien et néologue. Le développement des sciences et des techniques à partir de la seconde moitié du XVIIe s., le rapport établi par les philosophes entre le progrès des connaissances et la création lexicale ont alors raison de l'idéal puriste : sous l'impulsion de Duclos, l'Académie accueille en 1762 les termes d'art. C'est à la fin du XVIIIe s. qu'est revendiqué le droit à la création de mots par analogie, en particulier avec Marmontel et Restif de La Bretonne, que le grammairien Urbain Domergue fonde la Société des amateurs de la langue française qui comprend un Comité de néologie, que L.-S. Mercier, créateur de mots nouveaux à partir du grec et du latin (impavide, ébriété, etc.), prône aussi l'emprunt aux langues étrangères vivantes (Néologie, 1801). À l'époque révolutionnaire le vocabulaire institutionnel anglais et les termes politiques, souvent introduits avant 1789, se répandent : opposition, motion, majorité, minorité, impopulaire, ordre du jour, etc. La Révolution, dans divers secteurs comme l'administration, la guerre, la vie politique et économique, renouvelle les vocabulaires — on en trouve le témoignage dans l'édition de 1798 du dictionnaire de l'Académie. Le XIXe et le XXe s., période d'intense créativité scientifique, technique, économique, idéologique, voient ces évolutions s'accélérer, alors que les relations internationales répandent, avec les coutumes et les modes issues des régions du monde les plus dynamiques, des vocabulaires entiers.
La situation de la néologie française au XXe s., surtout après la Seconde Guerre mondiale, ne s'est beaucoup modifiée quant aux procédés de formation que sur un point, les sigles et acronymes, et quant aux sources, par l'abondance des emprunts à l'anglo-américain, principalement pour la dénomination des découvertes et des applications techniques et industrielles qui les suivent. Le phénomène est évidemment lié à la puissance économique des États-Unis, aux pouvoirs techno-économiques de la langue et de la culture qui en découlent ; il est suffisamment important — et, ce qui est grave, unilatéral — pour que l'État se soucie de proposer, par la voie du Journal officiel, des équivalents français aux termes empruntés tels quels. Cependant, certains linguistes pensent « que le français contemporain renouvelle bien davantage son vocabulaire en puisant très largement dans ses propres ressources, notamment dans les dialectes, sociolectes et technolectes » (P. Gilbert, Dictionnaire des mots contemporains, préface).
T. Hordé, C. Tanet
BIBLIOGRAPHIE