LA LANGUE OCCITANE
Dans le De Vulgari Eloquentia (1304-1308), le poète Dante propose une vision sommaire « triparlière » du latin parlé en Europe : « [...] car certains pour affirmer disent oc, d'autres oïl, d'autres si [...]. Parmi ces peuples [Espagnols, Français, Italiens], ceux qui parlent en langue d'oc tiennent la région occidentale du midi de l'Europe, à partir des frontières génoises [...]. Quant à ceux qui parlent en langue d'oïl, ils sont en quelque manière au septentrion, eu égard à ceux-là » (éd. Pézard, p. 564). Les limites géographiques entre langue d'oc et langue d'oïl que pose Dante au temps des derniers troubadours demandent à être précisées. Les parlers de langue d'oc s'étendaient autrefois au sud d'une ligne partant de l'embouchure de la Loire et aboutissant aux Vosges méridionales ; les provinces du Poitou et de la Saintonge, actuellement en domaine d'oïl, faisaient donc encore partie du domaine galloroman méridional. Depuis le moyen âge toutefois, la limite entre oc et oïl n'a guère varié : elle commence à l'embouchure de la Gironde, englobe les hauts plateaux du Limousin, le Massif central, traverse le Rhône entre Valence et Vienne et se perd dans les Alpes. À l'intérieur de ce domaine, les parlers d'oc se répartissent actuellement en trois grands groupes dialectaux : le nord-occitan (limousin, auvergnat et vivaro-alpin) ; l'occitan moyen ou méridional (languedocien et provençal) et enfin le gascon, qui constitue une entité ethnique et linguistique originale. Certains de ces dialectes ont des ramifications hors de France. Tel est le cas du provençal parlé dans quelques villages piémontais ou du gascon parlé en Val d'Aran ; ont existé, en outre, des colonies occitanes plus récentes en Calabre (depuis le XIVe s.) et en Allemagne dans le Wurtemberg (depuis le XVIIe s.). Telle est aujourd'hui la répartition géographique des parlers d'oc. À ce groupe appelé le gallo-roman « occitan », ou encore l'occitano-roman, se rattache également le catalan, langue instituée, aujourd'hui en pleine renaissance du côté espagnol (Catalogne, Baléares, province de Valence). Voir CATALAN.
Plusieurs termes ont été utilisés ou proposés, à différentes époques, pour dénommer cette langue. D'abord, celui de langue d'oc, qui servait à désigner les pays appelés en latin Occitania. Ce terme que l'on a employé dès le XIIIe s. est devenu ambigu, puisqu'il désignait également la province du même nom, le Languedoc ; d'autre part, l'adjectif correspondant, languedocien, est réservé exclusivement au dialecte. Au début du XIIIe s. également, cette langue est appelée le lemosi (limousin) par le troubadour catalan Raimon Vidal, et est opposée à la parladura francesca ; ce terme est abandonné de bonne heure, le limousin étant un dialecte parmi ceux de langue d'oc. Une autre dénomination, usitée au moyen âge (dès le XIIIe s.), surtout par les Italiens, est celle de provençal, du nom latin des Provinciales qui se distinguaient des habitants du Nord, les Francigenae. Ce terme de provençal, qui eut cours jusqu'au milieu du XXe s. parmi les romanistes, est délaissé du fait de son ambiguïté, puisque provençal qualifie aussi le dialecte propre de la Provence. On préfère donc aujourd'hui celui d'occitan, plus adéquat pour désigner l'ensemble des parlers galloromans méridionaux aussi bien anciens (ancien occitan) que modernes.
Au contraire du français, l'occitan ne fut jamais une langue politique ou nationale — malgré les théories romantiques — ou même régionale — malgré la renaissance occitane et le félibre Frédéric Mistral, chantre de la Provence. C'est une langue ethnique, pour reprendre le terme de P. Bec (La Langue occitane, p. 6), reflet d'une culture et d'une civilisation véhiculées par la littérature d'une communauté humaine originale dont la conscience linguistique s'est éveillée très tôt et qui « a essayé, sans y parvenir totalement, à se définir » (Bec, op. cit., p. 64).
Cette langue d'oc est, dès ses premières manifestations au XIe s., une langue classique (jusqu'au XVe s.), sans prédominance d'un dialecte sur l'autre ; elle présente, en outre, une grande unité, avec des variantes dialectales minimes. C'est la langue des troubadours et des trobaïritz (femmes troubadours), langue littéraire et poétique par excellence, formée probablement avant l'an mil. Tous les troubadours de l'âge d'or (XIIe-2e moitié XIIIe s.), tant italiens (le grand Sordel de Mantoue, par exemple) que catalans (comme Raimon Vidal de Besalú, auteur des Razos de trobar, l'un des plus anciens traités de grammaire et de rhétorique en langue vulgaire), et a fortiori occitans, adoptent cette langue commune, expression type de la lyrique courtoise qui atteint une sorte de perfection avec le premier des troubadours, Guillaume IX d'Aquitaine (1071-1127). La doctrine de la fin'amor, élaborée au cours du XIIe s., est celle de la passion à la fois pure et charnelle, fondée sur la transgression du sacrement du mariage, et le service d'amour à la dona (dame). Cette doctrine, cette vision apologétique de la femme, parfois idéalisée ou associée à la Vierge (en particulier chez Guiraut Riquier, v. 1230), se trouvera modelée ou transcendée par les épigones de ces troubadours, qui utiliseront alors leur propre langue vulgaire. Ce sont d'abord les trouvères artésiens et champenois, qui « trouvent » en langue d'oïl, tels Conon de Béthune, Gace Brûlé ou Chrétien de Troyes (fin XIIe s.) : avec eux, le fossé se creuse entre la dame et son amant, la passion devient respectueuse, la fin'amor chevaleresque. Les trouvères empruntent également les genres de la poésie lyrique occitane (chanson d'amour, aube, pastourelle, chanson de croisade, jeu-parti), sa forme et même ses mélodies, car, ne l'oublions pas, cette poésie forme un tout avec la musique qui l'accompagne. Puis, en Allemagne et en allemand (fin XIIe s.), ce sont les Minnesänger (Minne « fin'amor » et Sänger « chanteurs ») : ils sont plus sensibles au caractère courtois — et érotique — de la lyrique occitane. Plus tard (fin XIIIe s.), enfin viennent les Italiens, représentants du dolce stil nuovo, comme Cavalcanti et Dante qui s'expriment en toscan ; ces deux derniers retiendront plutôt les aspects mystiques de cet héritage.
Plus de quatre cents noms jalonnent cet âge d'or de la lyrique occitane, de Guillaume IX à Guiraut Riquier. Les œuvres, parfois accompagnées de leur musique, sont conservées dans des manuscrits « anthologiques » datant de la fin du XIIIe s. ; leurs Vidas (XIIIe s.) racontent d'une manière parfois romancée leur biographie. Les plus grands sont Guillaume IX, troubadour libertin mais aussi chanteur d'un amour pur ; Cercamon et Marcabru (apr. 1130), auteurs de canzos et de sirventès, parodies satiriques critiquant le temps présent ; Jaufré Rudel, qui cultive l'amor de lohn (amour de loin, amour mystique) et qui, selon sa Vida, s'exprime par « des mots pauvres » et de « beaux sons » ; Bernard de Ventadour (mil. XIIe s.), peut-être le plus grand par sa poésie lumineuse et musicale ; Arnaut Daniel, spécialiste du trobar clus (poésie hermétique, opposée à la poésie transparente, le trobar plan) et de la rime rare, célébré par Dante, dans le Purgatoire, comme celui qui « fut du parler maternel le meilleur fèvre [forgeron] » (éd. Pézard, p. 1306) ; Peire Vidal et le moine de Montaudon (2e moitié XIIe s.), puis les trobaïritz : la comtesse de Die et Marie de Ventadour (déb. XIIIe s.), auteur de tensons (discussion poétique entre deux troubadours) ; enfin Guiraut de Calanson, premier théoricien de l'amour courtois, commenté vers la fin du XIIIe s. par Guiraut Riquier.
La lyrique occitane a marqué « une étape particulièrement brillante de la poésie et de la pensée universelles » (Bec, op. cit., p. 68) ; son rayonnement a dépassé les frontières politiques. Cependant, le mystère plane encore sur l'origine de cette langue commune, d'une part, et de cette conception de la fin'amor (le mot amour est occitan, résultat du latin amor, qui donne ameur en langue d'oïl).
La littérature occitane de l'âge d'or ne se limite pas à la seule lyrique. L'épopée est représentée par des fragments de Boeci, l'hagiographie par la Chanson de sainte Foy (ces deux textes dateraient du Xe s.), le roman par Flamenca (env. 1235) et Jaufre (XIIIe s.), la littérature didactique et scolastique par Lo Breviari d'Amor de Matfré Ermengaud (fin du XIIIe s.), qui « représente à n'en pas douter la nouvelle civilisation née de la seconde partie du XIIIe s. » (Camproux, Histoire de la littérature occitane, p. 56) et les traités de grammaire par le Donat proensal (mil. XIIIe s.) d'Uc Faidit et les Leys d'Amor, du Toulousain Molinier, qui tente de restaurer littérairement la langue d'oc.
Décadence littéraire de l'occitan
La croisade des albigeois (1208-1229), qui eut une répercussion sur la structure sociale et les cours méridionales, marque le déclin de la lyrique courtoise ; les troubadours s'expatrient et le centre d'attraction culturelle se déplace vers le nord de la France, vers le français. En témoigne la fondation à Toulouse en 1323 du Consistori del Gai Saber, pendant des jeux Floraux du nord de la France, et créé dans le but de remettre en honneur les anciennes valeurs troubadouresques. Après 1485 d'ailleurs, le Collège de Rhétorique, nouveau nom du Consistori, n'admettra que le français à ses concours. Les productions en occitan se poursuivent néanmoins, mais la langue littéraire se mêle de gallicismes dès le XVe siècle. En tant que langue administrative et juridique, l'occitan écrit ne se maintient, jusqu'à la fin du XVIe s., que dans les vallées pyrénéennes. Le Midi se « francise » au cours du XVIe s. par le biais de l'administration. L'occitan parlé, la langue populaire, en revanche, conserve toute sa vitalité. Cette situation de bilinguisme, effective vers 1550, se poursuivra jusqu'à la Révolution. Témoin, cette anecdote : en 1644, les dames de la société marseillaise sont dans l'incapacité de s'entretenir avec Mlle de Scudéry.
Au XVIe s., on constate une véritable renaissance littéraire, mais la littérature est alors celle de dialectes. Ceux-ci, dont la divergence est devenue sensible au milieu du XIVe s., sont consacrés par des textes et rehaussés au niveau d'une langue. Des poètes languedociens, mais surtout gascons, défendent et illustrent leur parler occitan et prennent conscience de leur particularisme ethnique (Garros, Gondolin, etc.). À la même époque, les relations entre l'occitan (surtout gascon) et le français sont évoquées sur le mode critique, par exemple à propos de Montaigne.
Au point de vue linguistique, cette période marque les débuts de l'occitan moderne. Jusqu'au XIXe s., la langue d'oc, écrite ou parlée, se maintient dans ses différentes variantes dialectales, sans trop évoluer. Les premiers ouvrages « cacologiques » paraissent au cours du XVIIIe s., ceux de Pellas (1723) ou d'Achard (1785) pour le provençal, ou les Gasconnismes corrigés de Desgrouaix (1768). Au XVIIIe s. également, se confirme et s'accentue un mouvement savant d'érudits qui redécouvrent les œuvres des troubadours : Lacurne de Sainte-Palaye, auteur d'un Dictionnaire historique de l'ancienne langue française, recueille plus de quatre mille pièces des troubadours ; et ce mouvement dépasse les frontières de la France. Le romantisme consacre ce regain d'intérêt pour les poètes disparus et du même coup pour la langue d'oc et ses dialectes. F. Raynouard publie entre 1816 et 1821 six volumes contenant une grammaire de l'ancien occitan et son Lexique roman (1830-1844) reste encore aujourd'hui un ouvrage de référence. Raynouard, que Goethe a lu, suscite la vocation de romaniste de l'Allemand F. Diez, auteur entre autres d'un Dictionnaire étymologique des langues romanes (1836-1838) et fondateur de l'étymologie romane, dont les travaux sont largement utilisés par Littré. Le Dictionnaire provençal-français du Dr Honnorat (Digne, 1848) marque un tournant décisif dans l'histoire de l'occitan. Rassemblant plus de 100 000 mots anciens et modernes, ce dictionnaire est une véritable encyclopédie occitane. Honnorat est le premier à tenter une normalisation graphique et à essayer de rendre cohérente la disparité dialectale que recouvre l'occitan. Il annonce une deuxième renaissance, entérinée par la création du Félibrige.
Le Félibrige
En 1854, sept jeunes poètes provençaux, qui se donnèrent le nom de félibres — mot d'origine incertaine —, se réunissent dans le Vaucluse pour établir un véritable programme de restauration linguistique et littéraire provençale. La figure de proue de ce mouvement est, à côté de l'organisateur Roumanille, Frédéric Mistral. « De même que l'œuvre des troubadours a trouvé sa perfection et son achèvement dans l'œuvre de Dante, les œuvres du romantisme ont trouvé leur achèvement et leur perfection dans l'œuvre de Mistral. » (L.-G. Gros, in Camproux, p. 162). En 1859, Mistral publie le poème épique Mirèio, qui connaît d'emblée un succès national et international et asseoit ainsi la réussite du Félibrige naissant. En 1878 paraît, en outre, son Tresor dou Felibrige ou Dictionnaire provençal-français embrassant les divers dialectes de la langue d'oc moderne, inspiré en partie de celui d'Honnorat. Le « programme » de Mistral consiste en trois points essentiels : relever, raviver en Provence le sentiment de la « race » ; restaurer la langue naturelle et historique du pays, l'épurer de ses gallicismes ; rendre au provençal sa dignité par la consécration de la poésie. Cette conception de la langue et de la littérature d'oc, dont le domaine s'étend « dis Aup i Pireneù » [des Alpes aux Pyrénées] et inclut la Catalogne, Mistral la tient d'un de ses précurseurs, Fabre d'Olivet, natif des environs de Montpellier et surtout connu par ses œuvres en français. Celui-ci écrit des poésies occitaniques, « mot nouveau adopté pour exprimer à la fois le provençal et le languedocien, et généralement tous les dialectes dérivés de l'ancienne langue d'oc » (1803). La renaissance mistralienne se propage dans tous les pays d'Oc et Mistral sent le besoin de réorganiser en 1876 le Félibrige, dans le but de « réunir et stimuler les hommes, qui, par leurs œuvres, servent la langue du pays d'Oc ainsi que les savants et les artistes qui étudient et travaillent dans l'intérêt de ce pays ». Cette réorganisation, dirigée par Roumanille, a pour but de regrouper les écoles locales sous l'égide d'un conseil général, constitué de cinquante majoraux dont le chef suprême est le capoulié. Mais au lieu de réunir toutes les forces, Roumanille les éclate et les disperse : on l'accuse de vouloir « monarchiser », avec ce que ce terme recouvre de connotations linguistique et politique. Alors que Mistral souhaitait une réforme linguistique et orthographique qui respectât la tradition de la langue d'oc, il cède à Roumanille, qui se contente d'une simple adaptation du système français à son parler avignonnais, provençal donc. Certains poètes mistraliens, en outre, tentent d'imposer le dialecte rhodanien de Mistral comme langue nationale et commune à tous les pays d'Oc. Catalans, Languedociens, Limousins et Gascons s'y opposent, les uns par tradition littéraire, les autres parce que leur dialecte est bien trop éloigné du provençal. Ce problème de normalisation graphique est la pierre d'achoppement à laquelle se heurte dès le départ la réforme félibréenne et il le demeurera jusqu'à nos jours. En 1876, le majoral limousin J. Roux propose une orthographe se rapprochant de celles des troubadours. Ce système sera repris et amélioré par les deux poètes languedociens Estieu et Perbosc et adopté enfin par l'Escola Occitana, fondée en 1919. Jules Ronjat, à qui l'on doit l'indispensable Grammaire historique des parlés provençaux modernes, publiée en 1930, après sa mort, la rédige dans « l'ortografe félibréenne ». La solution quasi définitive sera trouvée par Louis Alibert, qui publie en 1935 sa Gramatica Occitana segon los parlars lengadocians. Cet effort d'unification graphique — et morphologique — ne s'applique alors qu'aux parlers languedociens, plus conservateurs et centraux que les parlers provençaux. L'Institut d'Estudis Occitans (I. E. O.), créé en 1945, travaille à étendre cette réforme aux autres dialectes. Si cette graphie occitane normalisée est adoptée par la majorité des écrivains de langue d'oc, une faible partie des écrivains provençaux et gascons, en revanche, s'en tient aux principes félibréens. Ces dissensions et schismes nés au XIXe s. se sont traduits par un éclatement de la communauté occitane, la littérature, devenue une littérature de clocher, consacrant l'émiettement des dialectes. Mais aujourd'hui, la mise en place d'une scripta commune, portée et soutenue par le mouvement occitaniste, qui n'est pas formé exclusivement d'intellectuels, redonne à la langue d'oc sa place de langue de culture. Le foisonnement littéraire des XVIIIe et XIXe s. se poursuit et l'occitan écrit s'étend aujourd'hui à tous les domaines. Paradoxalement, la langue parlée, comme les autres dialectes et parlers de France, continue de se désintégrer. La nouvelle génération de locuteurs dialectophones, du fait de l'apprentissage de l'occitan à l'école, est en fait « réoccitanisée ».
M.-J. Brochard
BIBLIOGRAPHIE