L'ORTHOGRAPHE DU FRANÇAIS
L'écriture du français par l'alphabet latin pose dès les origines des difficultés, le même son étant transcrit par des signes différents ; par exemple, dans la Cantilène de sainte Eulalie (v. 980) le son ts hérité du c latin est écrit c, ts, cz. Cependant, la maîtrise de l'écrit est alors limitée à des groupes sociaux très restreints, ce qui facilite une tendance à l'homogénéité. Peut-être sous l'influence des jongleurs, l'écriture du français se fixe en partie du XIe au XIIIe s. ; les variantes existent mais la graphie suit en général les transformations du système des diphtongues et des triphtongues, et les lettres qui ne se prononcent plus disparaissent. On écrit alors colone, sustance, astenir, etc. Ensuite, diverses causes vont freiner ou bloquer ces tentatives pour faire se correspondre le parlé et l'écrit qui font de l'ancien français du XIe s. et du début du XIIe s. une langue qui s'écrit (presque) comme elle se prononce. À partir du XIIIe s., se développe dans le domaine juridique un corps de fonctionnaires formé par l'Université ; c'est par l'action de ces fonctionnaires que la norme des chancelleries, marquée par le latin, va régler l'écriture du français. En même temps le lexique s'enrichit, dès les XIIe-XIIIe s., par de très nombreux emprunts au latin (voir : langue FRANÇAISE) ; enfin s'ajoute l'insuffisance de l'alphabet utilisé pour transcrire l'évolution de la langue parlée. Ces divers facteurs se conjuguent et éloignent fortement la graphie du phonétisme, au moment même où les liens entre le latin parlé et le français se distendent, y compris pour la syntaxe avec la quasi-disparition des cas et l'emploi régulier de l'article ou avec la construction du système des pronoms. Ainsi, la perte partielle des voyelles nasales n'entraîne pas la chute des consonnes doubles qui les notaient : le début de année ne se prononce plus comme an mais, au lieu de s'écrire anée, le mot conserve ses deux n.
À côté de ces graphies historiques, très nombreuses, d'autres viennent de la nécessité d'introduire des repères pour la lecture, dans la mesure où les caractères gothiques ne permettaient pas toujours d'identifier les lettres ; on ajoute des lettres non étymologiques pour distinguer le u initial du i (huis, bas latin ustium) ou pour délimiter des syllabes (briefue pour breve, latin brevis) : ces interventions proviennent du fait qu'une seule lettre, u, notait u et v à l'initiale d'un mot et u à l'intérieur. Par ailleurs on relatinisait des mots pour distinguer des homonymes ; c'est ainsi que l'on écrivit compter (latin computare) à côté de conter : l'évolution des sens de conter, mot hérité, ayant abouti à deux unités sémantiques autonomes.
L'écart entre la langue écrite et sa prononciation est sans aucun doute devenu très important à la Renaissance ; l'adoption par les imprimeurs des caractères romains, l'intervention des savants humanistes — souvent éditeurs de textes latins — construisent une norme de l'écriture, ce que nous appelons aujourd'hui l'orthographe. On emploie de façon plus régulière les majuscules ; un système de ponctuation et d'accents commence à se mettre en place ; c'est un imprimeur lyonnais, J. de Tournes, qui édite en 1558 les œuvres de Marot en utilisant le j et le v à côté du i et du u. La réforme de l'écriture a aussi cours chez les écrivains de la Pléiade, notamment chez Ronsard qui supprime bon nombre de lettres doubles non prononcées et de lettres grecques, abandonne le z pour noter le e fermé (ez) en lui substituant l'accent et écrit s et non plus z au pluriel (amitiés pour amitiez), etc. Ces simplifications modifiaient en profondeur l'écriture ; que l'on pense seulement à l'usage du j et du v qui rendait inutiles les consonnes démarcatives de syllabes (adiouster devient ajouter).
Cependant les réformes ne seront généralisées que très lentement et introduites de façon irrégulière. À l'époque même où elles apparaissaient, un Geoffroy Tory recommandait, dans le premier traité sur l'orthographe française que nous connaissions (1529), d'améliorer la graphie du français en recourant à l'écriture du latin ; et Robert Estienne introduisait des lettres latines dans des mots hérités qui ne les avaient jamais eues, écrivant nuict d'après noctem.
Au XVIIe s., la prononciation de la langue continue d'évoluer ; les consonnes finales — sauf l, r et s — ne sont plus prononcées et les diphtongues (au, eau) ont disparu ; mais l'adaptation de l'écriture à la prononciation rencontre des résistances. Aux écrivains, aux grammairiens et aux imprimeurs, partisans de graphies simplifiées, s'oppose une administration puissante, gardienne de la tradition et, parfois, du pédantisme ; c'est son point de vue que retient l'Académie dans la première édition de son Dictionnaire (1694), contre un Richelet (1680) ou un Furetière (1690). S'inspirant de Robert Estienne et de ses continuateurs, la Compagnie déclare « qu'elle désire suivre l'ancienne orthographe qui distingue les gents de lettres davec les ignorants et les simples femmes » ; à la même époque le Dictionnaire de Richelet avait abandonné les lettres non prononcées, venues ou non du latin, et donnait avocat, trésor et dificile pour advocat, thrésor et difficile. Comme on voit, l'attitude moderniste, simplificatrice, ne l'a pas toujours emporté.
Ce n'est qu'à partir de la 3e édition (1740) que l'Académie commence à se conformer à l'usage de la plupart des écrivains, inspiré de la doctrine du bon usage de Vaugelas. Cette normalisation orthographique se fait sous l'impulsion de l'abbé d'Olivet, ensuite de grammairiens comme Dumarsais ou l'abbé Girard ; les modifications portent sur près de 8 000 graphies jusqu'en 1798, date de la 5e édition où les mots commençant par j ou v sont reclassés à l'ordre alphabétique.
L'orthographe se fige en partie avec l'instauration sous l'Empire de programmes scolaires nationaux et elle devient très vite (1832) un critère pour obtenir un emploi dans l'administration. Dès lors, l'orthographe du français est à peu de choses près immobilisée (voir Langue française). Des débats, souvent passionnés, ont eu lieu pendant la Révolution sur la nécessité d'établir une graphie conforme à la prononciation ; ils ne débouchent sur rien. En effet, ils sont combattus au nom de l'étymologie (la filiation entre le latin et le français ne serait plus sensible), au nom de critères esthétiques confus (la beauté des graphies irrégulières est difficilement démontrable) ; se joignent à ces raisons d'immobilisme des motifs économiques (il faudrait rééditer tous les livres) et des considérations sociopolitiques (maintenir les difficultés permet de distinguer l'élite de la multitude). Les trois premiers arguments resteront, jusqu'à nos jours et avec des variantes, le vade-mecum de ceux qui refusent tout changement ; le dernier ne s'est pas maintenu : on dit plutôt aujourd'hui que l'effort pour assimiler l'orthographe est formateur pour l'esprit.
Le dictionnaire de l'Académie, qui reste jusqu'au début du XXe s. la référence, accepte cependant en 1835 la graphie -ai- pour -oi- (chantoit devient chantait) et une forme identique au singulier et au pluriel pour les noms et adjectifs avec finale -ant et -ent (enfant/enfants et non plus enfant/enfans). En revanche, il retourne à des graphies étymologiques souvent abandonnées : analyse pour analise, asyle pour asile, etc. ; l'action d'un Littré, d'un Sainte-Beuve ou d'un Firmin-Didot permet quelques changements mineurs dans la 7e édition du dictionnaire académique (1878). Cependant l'obligation scolaire, acquise à la fin du XIXe s. avec les lois Jules Ferry, voit naître les premières commissions de réforme, auxquelles participent ou que soutiennent les grands philologues de l'époque. L'idée de « tolérance » apparaît dans une circulaire ministérielle (27/04/1891) et un premier rapport soumis à l'Académie propose en 1893 quelques aménagements : alignement de la graphie des mots empruntés sur celle des vocables français, élimination des consonnes doubles non prononcées et des lettres « grecques » (h et y) dans les mots courants, remplacement de x par s dans les pluriels, régularisation des incohérences (chariot à côté de charrette). À quelques variantes près, les multiples commissions réunies depuis 1903 (sous la présidence de Paul Meyer, directeur de l'École nationale des chartes) jusqu'aujourd'hui, avec l'aval récent de l'Académie et de personnalités gouvernementales, ont repris les mêmes points sans que les propositions soient suivies d'effets. Les tenants du statu quo s'en tiennent à des arguments faciles à réfuter. Ainsi, celui de la filiation étymologique exigerait qu'on écrive étoille (latin stella) ou urler (latin ululare). Quant à la réédition des œuvres du passé, Ferdinand Brunot écrivait dès 1906 : « comme on lit en classe Molière et Corneille dans des éditions truquées, à peine se souvient-on qu'ils écrivaient estoient ou pastre » ; le même, à propos de l'usage et de l'intervention de l'État : « Il n'y a pas d'initiative privée possible dans une matière où les examens à tous les degrés rendent une doctrine obligatoire. »
C'est là sans doute un point essentiel du débat. Le lexique connaît un accroissement considérable dans des domaines longtemps tenus aux marges : mots techniques et savants, néologismes, composés, emprunts et mots autrefois notés « populaires » employés par ceux dont la parole compte ; pour une partie d'entre eux, les lexicographes ne savent pas toujours sous quelle forme les enregistrer. D'où des variantes graphiques, « points de rupture du système actuel » de l'orthographe, auxquelles s'ajoute « le reliquat de graphies anciennes, conservées au-delà du système qui était le leur » (N. Catach, Orthographe et lexicographie, tome I, 1971). Le maintien des exigences orthographiques, dont on sait qu'il n'est pas « rentable », ne semble pas relever, ou pas seulement, d'un attachement sentimental aux formes anciennes ; la maîtrise de la graphie, avec d'autres éléments depuis deux décennies, continue de jouer un rôle de sélection sociale. Elle pose la question du droit de l'État à légiférer sur un aspect de la langue et celle des effets sociaux réels de telles législations.
T. Hordé, C. Tanet
BIBLIOGRAPHIE