LA LANGUE PORTUGAISE
Le portugais est une langue romane employée dans la partie la plus occidentale de la péninsule Ibérique. Le latin parlé dans cette région a évolué de manière assez originale, par rapport à celui du reste du pays, sur le plan phonétique. Ceci est surtout vrai à partir du VIIIe s., époque où les musulmans envahissent le reste de la péninsule. Ainsi pl- et cl-, qui aboutissent à ll- en castillan, donnent ch- (plicare donne chegar et non llegar) de même que fl- (flamma donne chama), le l et le n entre voyelles disparaissent (dolore aboutit à door, dor, non pas à dolor ; luna donne lua). Antérieurement, le k latin avait donné dans cette région lh et non le son dj, ct avait abouti à it (nocte donne noite, non pas noche) et les voyelles latines s'étaient mieux conservées qu'en castillan (novem donne nove au lieu de nueve, pedem, pe et non pie...).
En revanche, la syntaxe et le vocabulaire — avec son fonds latin parfois plus archaïque (latin classique) qu'en espagnol, ses emprunts au substrat puis au germanique, ensuite à l'arabe (mis à plus faible contribution qu'en espagnol) — sont en gros homogènes avec ceux du reste de la péninsule.
Aux VIIIe-IXe s., la Galice et ce qui deviendra le nord du Portugal ont des parlers bien distincts de ceux qui ont cours à l'Est, léonais et castillan (→ espagnol), et aussi de ceux du Sud, mozarabes (la limite se situant entre les villes de Porto [Douro] et de Coïmbre). On commence à pouvoir parler de galicien-portugais, cet ensemble né vers le IXe s. étant attesté par écrit au début du XIIIe siècle. Dès le XIIe s., un royaume indépendant du Portugal existe, alors que la Galice demeure rattachée politiquement au Léon, à la Castille, enfin à l'Espagne.
À partir d'un idiome commun, né au Nord-Ouest, le Portugal, dont la capitale est Lisbonne (1255), située en zone mozarabe, va déplacer son centre de gravité linguistique vers le Sud.
Le portugais ancien
La langue des textes des XIIIe-XIVe s. est faite de documents divers et de poèmes lyriques. Ces derniers emploient un compromis entre parlers galiciens et du Nord-Portugal, les premiers témoignant d'influences léonaises. Cette langue manifeste une structure phonétique et graphique propre, des traits grammaticaux originaux ainsi que des emprunts à l'occitan et au français (langue d'oïl). Si le mouvement d'emprunts au latin (dits semi-savants) est parallèle à celui de l'espagnol castillan (et d'ailleurs du français), ces emprunts peuvent varier dans le détail.
Au milieu du XIVe s., le portugais, désormais coupé du galicien, est centré sur les parlers des régions de Coïmbre et de Lisbonne. La langue se développe et se normalise en deux temps : la première époque se termine avec Camões, qui publie Les Lusiades en 1572. Cette époque tardive du portugais ancien correspond à l'expansion coloniale portugaise. Ceuta, au Maroc, est prise en 1415 ; entre 1488 et 1550, les Portugais touchent successivement l'Afrique du Sud, l'Inde, le Brésil et l'Asie, jusqu'à la Chine et le Japon.
Sur le plan de la langue, le galicien littéraire, aux XIVe et XVe s., s'exprime indépendamment du portugais ; ensuite, il subsiste et évolue surtout en tant que langue parlée, s'éloignant du portugais par son évolution phonétique (ainsi, le dj latin y aboutit comme en castillan en une spirante vélaire sourde, analogue à la jota, phénomène inconnu à Lisbonne). Pendant ce temps, l'évolution phonétique du portugais, plus ou moins influencée par le castillan, donne lieu à des variantes dialectales (ainsi, au nord de Coïmbre, le b et le v sont distincts, comme en galicien ancien, alors qu'au sud ils se confondent, comme en castillan). L'évolution des chuintantes est particulièrement caractéristique du portugais par rapport à toutes les autres langues romanes. À la différence de l'espagnol, dont on estime qu'il a subi une « révolution phonétique » aux XVIe et XVIIe s., le portugais a suivi une voie plus régulière et spécifique. Sur ce point, le bilinguisme portugais-espagnol, normal avant la fin du XVIIe s. pour les Portugais cultivés, une réaction anti-espagnole s'opérant au milieu du XVIIe s., n'a guère eu d'effet. Le portugais « classique » est le fruit d'évolutions internes et de l'effort culturel conscient qui correspond à la Renaissance. Il s'élabore au début du XVIe s. (Gil Vicente). Sur le plan du lexique, il correspond en partie à une relatinisation, très sensible dans l'œuvre majeure de Camões : certains mots se sont rapprochés de l'étymon latin ; de nouveaux emprunts latins apparaissent. À la même époque, grammaires (Fernão de Oliveira, 1536 ; João de Banos, 1540), traités d'orthographe (à partir de 1576) et dictionnaires (portugais-latin, 1551) manifestent une prise de conscience sociolinguistique comparable à celles de l'espagnol, du français ou de l'anglais.
Le portugais moderne s'élabore aux XVIIe et XVIIIe s. avec une influence française notable (surtout au XVIIIe s.) qui se substitue à l'influence culturelle espagnole, avant qu'on ne décèle celle de l'anglais. Quant au vocabulaire, le gallicisme se combine à des vagues d'emprunts ; les emprunts à l'arabe, on l'a vu, sont moins abondants qu'en espagnol, mais le substrat mozarabe du centre et du sud du Portugal ne pouvait être sans effet ; quant aux emprunts asiatiques, ils proviennent des découvertes et de la colonisation portugaises (ils sont répertoriés dans le Glosário Luso-Asiático de S. R. Dalgado, publié de 1919 à 1921) ; ainsi, la jangada chère à Jules Verne vient de l'Inde dravidienne. Certains emprunts exotiques sont internationaux ; d'autres, pris aux langues indiennes du Brésil, notamment au tupi (voir ci-dessous), sont parallèles aux indianismes de l'espagnol.
Les modifications subies par la langue entre le XVIe et le XVIIe s. concernent tous ses aspects : phonétique, orthographe, grammaire, vocabulaire. À la fin du XVIIIe et au début du XIXe s., le portugais moderne est dans son ensemble constitué. L'évolution porte notamment sur la syntaxe du verbe, sur l'article employé devant le possessif (o meu « le mon »), sur les habitudes de conversation : de la simple opposition entre tutoiement et vouvoiement (comme en français) on est passé, à partir du XVIe s., aux formules à la 3e personne, analogues à celles du castillan, avec des simplifications (de vossa mercé « votre Grâce » à vocé, comme l'espagnol a usted), et à la disparition de vos « vous » au XIXe siècle.
Comme dans d'autres langues — notamment le français —, le portugais moderne se distingue plus encore du portugais classique par l'évolution de son lexique et par les attitudes sociales. Après la vague d'emprunts au français et aux langues d'Asie (voir ci-dessus), ce sont les besoins du savoir et ceux de la vie moderne qui suscitent des créations gréco-latines, souvent internationales (televisaõ) et passant par le français, l'allemand, de plus en plus par l'anglais et l'anglo-américain.
Quant aux emprunts de la langue générale, l'influence la plus forte est celle du français, qui fournit aussi des constructions, puis celle de l'italien et, surtout après 1945, celle de l'anglo-américain.
Par ailleurs, la description du vocabulaire portugais, se dégageant des dictionnaires portugais-latin, abondants au XVIIe et au XVIIIe s., aboutit en 1789 au Dicionario da Lingua Portuguesa d'Antonio de Morais Silva, dont les rééditions successives font un précieux témoin de l'évolution lexicale jusqu'à nos jours. Au XIXe s., la linguistique du portugais se modernise à partir de l'œuvre de Francisco Coelho, devenant scientifique.
Le portugais hors d'Europe
La langue portugaise, depuis le XVIe s., s'est répandue dans le monde. Sa présence en Asie, où elle a servi de langue véhiculaire commerciale dans les ports de l'Inde, de Ceylan et d'Indonésie, relève aujourd'hui de l'histoire ; de rares témoins subsistent cependant : Goa en Inde, quelques points côtiers en Indonésie, Macao en Chine du Sud (où le portugais sert de langue d'administration). En outre, des créoles portugais existent encore à Sri Lanka et à Macao.
En Afrique, le portugais joue un rôle analogue à celui de l'anglais et du français. Il est parlé comme langue officielle à côté des langues nationales (du Nord au Sud) dans les îles du Cap-Vert, en Guinée-Bissau, à Saõ Tomé et surtout en Angola (côte ouest) et au Mozambique (côte est, en face de Madagascar). Avec le néerlandais, il semble avoir joué un rôle important au Cap, aux XVIIe et XVIIIe siècles. L'Afrique lusophone, de même que l'anglophone et la francophone, connaît une norme littéraire et scolaire peu éloignée de celle de l'ancienne métropole coloniale et des usages variés, qui vont du littéraire, marqué par des traits lexicaux et stylistiques, aux vernaculaires plus ou moins altérés. En outre, à la différence de la francophonie africaine, des créoles portugais africains sont pratiqués, notamment en Guinée-Bissau et à Saõ Tomé. — Enfin, le portugais est parlé à Madère et aux Açores.
Le portugais brésilien
Le rôle international majeur du portugais vient de son emploi généralisé comme langue officielle, nationale et maternelle au Brésil. Du littoral (où Cabral accosta en 1500) à l'intérieur, d'abord dans les villes, le portugais européen, avec des traits régionaux, s'est parlé à côté de la langue indienne véhiculaire, simplifiée et normalisée par les jésuites (un peu à la manière des grands véhiculaires africains, tel le swahili), le tupi. Cette « langue générale » (língua geral) s'est pratiquée jusqu'au milieu du XVIIIe s. où une loi de 1757-1758 (due à Pombal) puis l'expulsion des jésuites (1759) scellent son destin. L'emploi d'une autre langue indienne officielle se perpétuera, encore grâce aux jésuites, à côté de l'espagnol, au Paraguay.
Dès le XVIIIe s., les différences entre le portugais du Brésil et celui d'Europe sont notées et étudiées. Après l'indépendance (1822), la fin de la traite des esclaves noirs (1850), élément essentiel de la population, l'immigration portugaise, mais aussi italienne puis allemande, la dilution des Indiens (de démographie plus faible) par un métissage généralisé, sauf en Amazonie, créent une situation complexe et nouvelle, concernant une population en très grande expansion dans la seconde moitié du XIXe s. et au XXe siècle. Le portugais y gagne des millions de locuteurs et y acquiert des traits nouveaux qui l'écartent de l'usage européen, malgré l'influence des immigrants venus du Portugal.
Sur un territoire aussi immense, peu de variations géographiques proprement dialectales, mais des différences d'usage régionales et sociales. Sur un fonds de portugais du Centre et du Sud (les variétés du Nord, plus proches du galicien, ont été éliminées), les usages vont de celui de l'élite cultivée à ceux de la population mêlée des grands centres urbains et à ceux des régions rurales. La recherche d'une norme unique (avec des différences entre Recife, Salvador, Rio, Saõ Paulo) est analogue à celle qui s'effectue pour l'espagnol et pour le français d'Amérique. Elle doit tenir compte de l'histoire : le portugais brésilien a conservé des traits phonétiques abandonnés par le portugais européen (sifflantes — sauf à Rio — là où l'on emploie au Portugal des chuintantes, voyelles et diphtongues conservées) ; en revanche, des simplifications phonétiques sont intervenues (par exemple le l vélaire devient une voyelle u : Brasil se dit Brasiu). La phonologie des voyelles, pour ces deux raisons — conservatisme et innovation —, s'est fortement éloignée de celle du portugais d'Europe. Ceci est vrai aussi de la morphologie et des constructions syntactiques, avec des brésilianismes généralisés (appartenant à la norme) et d'autres considérés comme régionaux, populaires et pour certains incorrects. Comme pour l'espagnol, le français et l'anglais d'Amérique, par rapport à leurs sources européennes, ce sont la phonétique et le lexique qui enregistrent les plus notables différences avec les langues-sources.
Ce lexique du portugais brésilien est riche en emprunts amérindiens, surtout à la « langue générale » tupi. Ces mots concernent, comme on s'y attend, les réalités propres du Brésil, naturelles (jacarandá, tatu [tatou], piranha) ou culturelles, et aussi quelques emplois familiers de la langue usuelle. D'autres unités lexicales brésiliennes proviennent d'Afrique par les esclaves noirs. À côté de mots passés de langues africaines au portugais d'Europe (inhame ; Cf. igname en français), d'autres sont venus au Brésil par la traite. Ainsi le yorouba, langue parlée au Nigeria, a fourni une partie du vocabulaire brésilien de Salvador de Bahía, par exemple en cuisine et dans les cérémonies religieuses du Candomblé (l'exemple du vaudou haïtien, venu du Dahomey, est analogue).
Enfin, le brésilien se définit par les attitudes sociales à son égard. Après l'indépendance, la reconnaissence d'une langue autonome se heurte au désir de conformité au modèle européen. Situation banale, que l'on retrouve pour l'espagnol, le français (au Québec), l'anglais, etc. Une œuvre du romancier José de Alencar (Iracema, 1865) fut l'occasion pour l'auteur de revendiquer, par rapport à ses critiques, un usage proprement brésilien au nom de l'authenticité. Malgré un purisme actif en littérature autour de 1900, la parole brésilienne, surtout avec le mouvement dit « modernisme » à partir de la génération de Mario de Andrade (mort en 1945), reflète mieux que jamais la variété des usages brésiliens et illustre la recherche d'une norme acceptée par tous, à laquelle peuvent s'ajouter des particularismes plus éloignés du portugais d'Europe (à la manière du joual québécois). Par ailleurs, l'apparition d'une linguistique scientifique au Brésil, dans la seconde moitié du XIXe s., a conduit à une révision des connaissances (recul des thèses indianistes, qui voyaient partout l'influence du tupi, ou de l'africanisme) et à une meilleure évaluation des pratiques langagières réelles.
Le combat pour une langue de qualité est aujourd'hui lié à l'établissement d'une norme brésilienne réaliste, à la gestion des bilinguismes (avec l'italien, le japonais, etc., selon les colonies d'origine étrangère), à un dialogue avec le portugais d'Europe et à la résistance aux effets destructurants induits par la présence massive de l'anglo-américain comme langue des affaires, de la science et des techniques.
L'apport du portugais au français
Le portugais a fourni relativement peu d'emprunts au français, par rapport à l'espagnol. On note cependant albinos, autodafé, (perle) baroque, cachalot, caramel, caravelle, créole, embarrasser, marmelade, pintade. Certains concernent des réalités exotiques (cobra, [noix de] coco), souvent africaines (fétiche, griot, paillote, zèbre), d'autres des realia portugaises (fado).
Le portugais du Brésil a fourni bossa-nova, favela et d'autres mots moins acclimatés. Quant aux mots amérindiens tupi-guarani, ils ont été transmis par le portugais de la Renaissance : acajou, ananas, cobaye, jaguar, manioc, piranha, sagouin, sarigue, tamanoir, tapioca, tatou en font partie.
Ce contingent est notable mais, le plus souvent, concerne des mots exotiques ou du moins marqués. Il en va de même pour les mots (souvent les mêmes) passés en néerlandais et en anglais, langues qui, avec le portugais et le français, furent longtemps concurrentes en Afrique et en Asie, alors que l'espagnol et le portugais se partageaient l'Amérique centrale et méridionale.
Ce rôle historique fait du portugais une des langues romanes les plus importantes.
A. Rey
BIBLIOGRAPHIE
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Paul TEYSSIER, Manuel de langue portugaise, Klincksieck, 1976. — Histoire de la langue portugaise, PUF, 1980.
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S. de SILVA NETO, História de la lingua portuguesa, Rio de Janeiro, 2e éd., 1970.
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Edwin B. WILLIAMS, From Latin to Portuguese, University of Pennsylvania, 1938.