Préface, par Alain Rey

Et les mots y laissent voir dans une profondeur assez claire
toute la population de leur histoire.

Paul Valéry, Tabulae meae tentationum (Les Cahiers, t. II, p. 47).
 
Entreprendre de présenter en un ouvrage maniable l'histoire des mots d'une langue parlée depuis un millénaire est à coup sûr un acte de folie. Mais c'est un acte nécessaire, rendu d'ailleurs un peu plus raisonnable par de précédents délires, ceux de ces admirables chroniqueurs de la culture que furent les poètes-chanteurs du moyen âge, ceux des savants exaltés de la Renaissance, des bénédictins patients de toutes époques, ceux des promoteurs du savoir philologique, jusqu'aux étymologistes et aux historiens d'aujourd'hui.

Une tradition de recherche

Ce livre n'échappe à une prétention qui serait en effet démente que par la modestie d'un hommage collectif rendu aux rassembleurs et aux conservateurs d'un inépuisable musée, patrimoine et trésor des mots.
Les auteurs de ce dictionnaire tiennent tout d'abord à affirmer que sans plusieurs siècles de « recherches » (Pasquier) sur les origines du français, sans les grands travaux étymologiques (de Ménage, puis de Friedrich Diez, de Wartburg et de leurscontinuateurs), sans les dictionnaires de la langue française à contenu historique (tels le Littré, le Dictionnaire général, le Grand Larousse de la langue française, le Grand Robert, le Trésor de la langue française), sans d'admirables synthèses portant sur le latin (Ernout et Meillet), sur le grec (Chantraine), sur les langues romanes (Meyer-Lübke), sans l'irremplaçable Histoire de la langue française de Ferdinand Brunot, sans les travaux de maints chercheurs, ce livre, tout simplement, n'aurait pu voir le jour.
Mais l'abondance des références suffit à poser le problème de la communication et du libre accès à cet immense savoir. À la fin du XXe siècle, ce lexique si bien exploré dans ses sources et dans son développement ne faisait pas l'objet de synthèses accessibles – c'est-à-dire de taille, de prix, de lisibilité convenables – autres que de petits dictionnaires étymologiques, qui, favorisant l'histoire des formes, sont contraints à un traitement élémentaire de l'évolution des sens, des valeurs, des rôles désignatifs. Or, ce baptême du monde par les mots est ici un objet majeur.
Il était paradoxal qu'une langue aussi bien mémorisée par des centaines de milliers de textes, par des milliers d'œuvres majeures, aussi bien étudiée et décrite parmi les grands idiomes de civilisation, qu'une langue aussi poétiquement célébrée ne dispose pas d'une description simple, mais assez compréhensive, faisant état des résultats les plus récents de toutes ces recherches.
À côté des dictionnaires décrivant l'usage d'aujourd'hui – même s'ils tiennent compte de la dimension du passé –, le français manquait d'une description essentiellement historique de la langue, incluant dans cet adjectif la recherche des origines et le compte rendu des usages dans le temps social.

Objet du Robert historique

Cependant, l'objet du Robert historique est le vocabulaire du français moderne. On n'y a envisagé les mots disparus que lorsqu'ils éclairaient la suite vivante de l'évolution. L'ancien français est en partie pour nous une langue étrangère : on l'évoque ici en tant que passage obligé vers notre usage d'aujourd'hui, en tant que garant de continuité, en tant que médiateur. De même, la description des mots latins, grecs et, pour les emprunts modernes, des autres sources (italien, espagnol, arabe, anglais, etc.) est, elle aussi, orientée vers leurs effets sur le français moderne. Cependant, dans une telle perspective, l'analyse est ici détaillée suffisamment et la « remontée dans le temps » peut affecter des origines très lointaines, indoeuropéennes, sémitiques, voire exotiques, depuis les emprunts amérindiens qui atteignent l'Europe à la Renaissance.
La perspective adoptée est illustrée non seulement par tous les articles de ce dictionnaire, mais aussi par des textes de synthèse consacrés au français en France et hors de France, aux principales langues et aux familles de langues en rapport avec le français, aux grandes notions qui éclairent cette biographie des mots.
Après avoir perdu leur langue celtique, le gaulois, qui s'était répandue à l'aube de l'histoire, les habitants de cette extrémité occidentale du continent européen, à partir du Ier siècle avant l'ère chrétienne et grâce à un envahisseur militaire de génie, Jules César, se mettent à parler latin, mais un latin de plus en plus altéré. En six siècles, ce latin parlé, populaire, donne naissance à une sorte de créole : le roman. Cette langue est un moment concurrencée par les idiomes germaniques des Alamans, des Burgondes et surtout des Francs, fondateurs du pouvoir politique qui va l'emporter et qui donne son nom à la France.
Après quelques témoignages isolés, politiques (Serments de Strasbourg) et religieux (la modeste et archaïque Cantilène de sainte Eulalie), c'est à la fin du Xe siècle, il y a donc mille ans, que l'« ancien français » surgit, capable déjà de beauté littéraire, pour célébrer le Dieu humain du christianisme et ses saints (Passion du Christ, Vie de saint Léger).
Un siècle plus tard, ce « vulgaire » qui tend à devenir « illustre » – tels sont les termes de Dante pour l'italien – s'affirme face au latin. Le français précède de peu ses proches cousins, l'occitan, le catalan, l'italien toscan que va célébrer Dante, ou encore l'espagnol de Castille. En France, les envahisseurs mêmes vont parler français. Ainsi les Scandinaves qui ont envahi la Normandie au milieu du Xe siècle ayant perdu leur parler natal, adoptent un dialecte proche du français. Plus encore, ils s'implantent après 1066 en Angleterre, où la noblesse et le pouvoir emploieront le même langage que sur le continent, un « anglo-normand » quasi français, jusqu'au XIVe siècle. C'est le premier chapitre d'une expansion contrariée qui mènera le parler des Parisii jusqu'à la moderne francophonie.
À la fin du XIe siècle, dans l'évocation d'un passé légendaire et tumultueux, dans la célébration d'un présent plein de violence et de noblesse, surgit un premier chef-d'œuvre, la Chanson de Roland, signal d'une vaste série d'épopées féodales.
Alors s'expriment deux admirables littératures, celle du Nord, qui s'édifie au-dessus des dialectes, célébrant et illustrant la langue où l'on dit « oui » (langue d'oïl) et celle d'« oc », dans le Midi. Ce frère occitan est une source vive pour des siècles de lyrisme européen, à côté de l'héritage celte qui inspire à la fois langues romanes et germaniques, dans la légende amoureuse et mystique du roi Arthur, de Perceval, de Tristan et d'Iseult.
Secoué par les tumultes de l'histoire, le français, à la croisée des inspirations du génie européen, va se transformer, s'éloignant encore du latin et de ses descendants plus fidèles, l'italien et l'espagnol. Mais le « moyen français », du XIVe au XVIe siècle, usage instable, évolutif, est lui aussi une période de créativité admirable, de Rutebeuf à Villon, de Joinville à Froissart, de Marot à Rabelais. Alors la société change profondément avec les mentalités que les mots reflètent; de nouvelles techniques de communication apparaissent sur une terre germanique toute proche de la France. L'avenir des sociétés modernes se prépare : c'est l'aurore de la « galaxie Gutenberg ».
Dans ces temps, le français prend force et fierté; il s'enrichit par des emprunts repris et de plus en plus maîtrisés, d'abord au latin religieux, puis au latin classique et au grec, concurrents et tuteurs admirés mais dont il va falloir s'affranchir.
Ce mouvement correspond à l'enrichissement humaniste de la Renaissance, qui s'effectue dans une période agitée, sanglante, inspirée. La langue moderne et la culture qu'elle exprime – la nôtre – en sont issues.
Après la foisonnante période baroque, l'apogée classique correspond à un réglage précis et subtil, mais aussi à un appauvrissement. Cependant, le siècle de Louis XIV est plus contradictoire qu'il ne semble. Il faut alors que le français s'adapte à un monde et non plus à des cultures régionales, non plus même à une seule nation. En outre, tout évolue très vite : société, politique, sciences et techniques. À partir du XVIIIe siècle, qui voit le règne triomphant du français en Europe, la force idéologique et culturelle du monde anglo-saxon est déjà sensible. Dans ce temps des « philosophes » qui renouvelle la pensée sociale et prépare un bouleversement, la langue classique s'enrichit et se compromet.
L'originalité française construite par l'Ancien Régime se confirme après 1789, mais en éclatant. Avec cette révolution commencent les deux siècles d'enrichissements expressifs incessants qui forgent l'usage de France et celui des pays francophones d'aujourd'hui.
C'est ce trajet millénaire, patiemment repéré dans les aventures de notre vocabulaire, que prétend évoquer et retracer ce livre.

Méthode

La méthode en est simple. Chaque article du dictionnaire, à l'exception des « encadrés » encyclopédiques, décrit un élément du français actuel ou récent et se divise en deux ou trois parties. Si le mot n'a aucun dérivé, il est traité en deux paragraphes, le premier concernant ses origines, avant le français, le second (signalé par ) son histoire. Si l'entrée est signalée en marge par les symboles L ou G, il s'agit d'une forme « héritée », venue par voie orale du latin populaire des Gaules (L) ou du germanique, en général celui des Francs (G). S'il n'est pas marqué de ces symboles, c'est un emprunt, au latin, au grec ou à une langue vivante. Enfin le signe ? montre au curieux que l'étymologie du mot français est inconnue ou très controversée.
Ce paragraphe informe déjà le lecteur sur la date d'entrée en français, en fait, la première attestation connue dans un texte; il renseigne sur la forme-source (l'« étymon ») et sur les voies de passage1. Il explore cette origine, s'il se peut jusqu'à la racine, qui est souvent indoeuropéenne, et décrit les voies d'accès vers le français, lorsqu'elles sont connues. Les étymologies établies sûrement l'ont été par une longue tradition, dont les premiers témoins, après les grands humanistes de la Renaissance, sont Gilles Ménage au XVIIe siècle, puis les philologues du XVIIe et du XVIIIe siècle. Au XIXe siècle l'Allemand Friedrich Diez (que suit fidèlement Littré) fonde l'étymologie scientifique des langues romanes. Au XXe siècle, Walther von Wartburg, dans son Französisches etymologisches Wörterbuch, élabore une synthèse magistrale pour tous les parlers gallo-romans, notamment celui qui est devenu la langue nationale française. Ces sources, auxquelles il faut joindre le remarquable abrégé qu'est le Dictionnaire étymologique de la langue française d'Oscar Bloch et Walther von Wartburg, alimentent tous les ouvrages de référence modernes.
D'autres étymologistes ont pu critiquer certaines hypothèses préalables, y compris celles de Wartburg. L'un d'eux, imaginatif et souvent contesté, a tenté d'éclairer les zones d'ombre des mots propres à la Gaule : c'est Pierre Guiraud. S'il est ici souvent cité, c'est parce que ses propositions s'écartent de la tradition et qu'elles relèvent d'une théorie cohérente, structurale, de l'histoire du français. Cependant, le lecteur doit savoir que les auteurs de cette tradition, Ménage, Diez, Schuchardt, Wartburg, accompagnés et continués par beaucoup d'autres, tel Kurt Baldinger, sont les inventeurs incontestés de la grande majorité de nos étymologies. Dès lors, on ne s'étonnera pas de la convergence entre le présent ouvrage et les grands dictionnaires généraux du français les plus récents : le Grand Robert, le Grand Larousse de la langue française et le Trésor de la langue française. Les notices historiques de ce dernier, si riches en développements sémantiques et phraséologiques – ce qui constitue une importante nouveauté –, ont été consultées et utilisées en complément au « grand Wartburg » : il nous est agréable d'en saluer les auteurs avec reconnaissance. Les mêmes sources se retrouvent pour le second paragraphe de nos articles, consacré à l'histoire du mot en français. Celui-ci décrit, selon un ordre en général chronologique, les aventures du sens et de la désignation, la formation des principales locutions et l'évolution des valeurs sociales du mot. Ce paragraphe comporte de nombreux repères chronologiques (dates) dont la valeur variable mérite un commentaire (voir plus loin).
Quant à l'étymologie, on a souvent précisé, pour les mots « hérités » de source latine, les parentés entre le français et les autres langues romanes, surtout italien, espagnol, occitan (provençal), catalan et portugais. En remontant du latin ou du grec vers les origines, sont alors souvent évoquées les relations entre le mot français et ses cousins plus éloignés, cousins germains et germaniques (allemand, néerlandais, anglais, langues nordiques), celtiques, baltes, slaves...
Sur ce chapitre de la remontée étymologique au-delà du latin ou du grec, et dans la mesure où l'on fait allusion au vaste groupe génétique indoeuropéen, il convient de rappeler quelques données. Les dictionnaires étymologiques français s'arrêtent en général à l'étymon premier, c'est-à-dire au mot, latin par exemple, d'où est issue la forme française. Il existe des exceptions comme le Dictionnaire des racines indoeuropéennes de Grandsaigne d'Hauterives (écrit pour le public français, mais non centré sur le français) et, beaucoup plus proche par l'objet, le Dictionnaire étymologique de Jacqueline Picoche, qui regroupe hardiment et de manière très suggestive les formes indoeuropéennes apparentées, qu'elles soient latines ou grecques.
Le présent dictionnaire procède, dans ce domaine, avec prudence. C'est seulement lorsque les grandes sources disponibles étaient en accord sur la constitution d'une famille que nous en avons fait état. En effet, si Pokorny, auteur d'un important dictionnaire des formes indoeuropéennes, Ernout et Meillet, étymologistes du latin, Chantraine, étymologiste du grec, considèrent tous qu'une série est vraisemblable ou certaine, on peut raisonnablement la considérer comme établie. D'autres, d'ailleurs moins informés, veulent aller beaucoup plus loin et risquent – comme les étymologistes allemands du début du XIXe siècle – de n'évoquer que des fantâmes. La sagesse consiste à écouter Antoine Meillet, qui rappelait que des ressemblances de formes et de sens pouvaient toujours avoir d'autres causes qu'une origine commune. Les influences, emprunts réciproques, interactions sémantiques et formelles sont toujours possibles lorsque les langues en cause ont été en rapport concret. L'hypothétique et le vraisemblable, quel que soit leur pouvoir de stimulation ou d'explication, ne doivent pas être présentés comme des certitudes. Dans ce domaine du comparatisme indoeuropéen, nos sources, outre Meillet, Ernout et Chantraine, déjà cités, ont surtout été É. Benveniste et G. Dumézil, qui figurent parmi les plus grands et ont toujours tenu compte des recherches de leurs prédécesseurs, ne serait-ce que pour les critiquer. L'étymologie, elle aussi, est une longue et patiente tradition.

Les familles de mots

Pour de nombreux articles du dictionnaire, un troisième chapitre, signalé par le signe , est consacré à la famille du mot-entrée. Il peut comprendre de nombreuses sous-entrées, dérivés et composés français ou encore des mots empruntés à des dérivés ou à des composés de l'étymon (le plus souvent latin). Lorsque ces dérivés, dans leur usage, réservent des surprises, manifestant des relations aujourd'hui effacées, l'entrée principale est marquée par le signe +, qui signifie « mot à grand développement, à l'origine d'une famille historique devenue hétérogène, imprévisible et souvent surprenante ». Ainsi l'article 2 BILLE (« balle »), qui contient 28 mots apparentés et imprévus (habiller et ses dérivés, par exemple), est-il orné de ce signe +. Il en va de même pour 2 BLÉ qui a donné, parmi d'autres, remblayer et déblayer.
Pour de nombreux mots apparentés et dérivés, l'étymologie va de soi ou presque; si elle n'est plus ressentie clairement, elle est expliquée, sinon, elle reste implicite (border, de bord; billetterie, de billet; etc.).
Les sous-entrées détaillent l'histoire du mot, qui est traitée comme celle des entrées principales. En outre, ces mots seconds peuvent à leur tour être à l'origine de dérivés, eux-mêmes commentés.
Les articles complexes peuvent donc se lire comme des « arbres généalogiques » – et d'ailleurs, quelques schémas matérialisent cette structure dans l'ouvrage.
Les dérivés ou composés premiers sont signalés par un paragraphe ou par le symbole , les dérivés seconds (en général) par .
Cette hiérarchie : paragraphe, ponctuation forte , puis faible , sert à articuler le texte et à aider la consultation, tant dans l'histoire d'un mot complexe que dans l'ensemble d'une famille étymologique. Elle reste souple et on a préféré cette solution à la rigidité hiérarchique d'une numérotation, laquelle est requise par la complexité des plans des dictionnaires généraux. Ce n'est pas l'ordre logique qui prévaut ici, mais l'ordre ou le désordre historique, inscrit dans le temps et dont la logique des sens, si elle se manifeste, se dégage parfois avec peine.
Le mot, signe de la pensée et du réel, voit triompher l'irrégularité et l'arbitraire, par rapport à la logique de la grammaire.

Datation

Tout ce matériel historique est, si possible, repéré par des dates très nombreuses, à propos desquelles il faut donner des éclaircissements. On trouvera, sous la rubrique Datation, le point de vue de l'étymologiste sur ce sujet. Il convient ici de préciser quel peut être celui du lecteur. Ces repères chronologiques, millésimes ou portions de siècle, qui sont associés aux formes, aux sens et aux expressions ne sont rien d'autre que ceux de textes, manuscrits, puis imprimés, littéraires ou non, où un signe du langage est repéré pour la première fois. Leur valeur est aussi variable que sont variées ces sources textuelles.
Les plus anciennes remontent aux IXe et Xe siècles (842, v. 980, 1080 ...). Elles correspondent aux repérages chronologiques des textes qui nous sont parvenus sous forme de manuscrits postérieurs. Ainsi, « 842 » est une date historique, celle des Serments de Strasbourg; « vers 980 » est une supputation, pour la composition d'une Passion, « 1080 » pour celle de la fameuse Chanson de Roland que d'autres placent vers 1100 . Sans commenter la difficulté de dater ces textes – et même les manuscrits qui les ont transmis –, on soulignera le grand arbitraire de ces références, jusqu'au xie siècle, s'agissant d'un vocabulaire riche et vivant qui n'est représenté que par de trop rares témoignages écrits, le latin occupant alors la majeure partie du terrain. Le hasard de ces attestations s'atténue avec leur abondance : le lexique des XIIe et XIIIe siècles est déjà mieux repéré et mieux connu.
Ces dates d'ancien français correspondent donc à des textes situés avec une précision souvent illusoire. Ainsi, 1080 est une convention commode et vraisemblable pour « attesté dans la Chanson de Roland », et rien de plus. On ne s'étonnera donc pas des données moins rigoureuses : v. (vers) telle date, ou encore mil. (milieu) XIIe s., 2de moitié XIe s., fin XIIe s., etc. Parfois, le repérage est plus vague encore (XIe s., XIIe s. ...). Certains millésimes doubles correspondent à la même incertitude : 1300-1350 (au mot bouchon) pourrait être exprimé par 1re moitié XIVe s., mais correspond plus précisément à une « fourchette » vraisemblable pour un texte. À l'entrée boucle, un sens est repéré par 1160-1190; une valeur de bouclette par v. 1160-1170; une autre par 1268-1271; pour chaque exemple, il s'agit là encore d'un texte, rédigé (ou recopié) entre ces dates extrêmes, et non pas d'une durée d'usage. De la même manière, av. (avant) doit être lu : dans les années qui précèdent (telle date).
Expliciter les références, comme le font les dictionnaires très spécialisés, aurait donné un ouvrage peu lisible et des informations ésotériques pour l'utilisateur non spécialiste. On a préféré fournir en annexe une liste de correspondances entre les dates données dans cet ouvrage et les principaux textes repères. On constatera qu'avant l'imprimerie et parfois même après, ce balisage chronologique est imprécis et contesté, situation normale dans une science historique. Néanmoins, à partir du moyen français et de la diffusion de l'imprimerie (XVe-XVIe s.), la datation est plus aisée, et les millésimes deviennent la règle. Cependant, lorsqu'un livre est paru longtemps après sa rédaction, celle-ci, beaucoup plus pertinente pour l'histoire des mots, redevient difficile à déterminer. On trouvera ainsi, pour des ouvrages posthumes, « av. telle date », c'est-à-dire avant l'année de la mort de l'auteur, et non pas la date bibliographique, plus tardive. Grâce aux correspondances, aux journaux intimes, souvent datés avec précision lors de la rédaction, on retrouve un repérage supposé exact pour des textes écrits longtemps avant leur publication. Dans ce cas, la liste en fin d'ouvrage mentionne la première année et la durée de la correspondance, du journal, des mémoires en question. Il en va de même pour la presse, où l'on peut même – si la chose a un sens – dater l'attestation au mois, à la semaine, au jour près (Littré ne s'en prive pas, utilisant le jeune Journal officiel dans son supplément de 1877).
À côté de ces repères textuels précis ou aléatoires, d'autres concernent les recueils, listes, glossaires, vocabulaires et dictionnaires. Ces derniers sont évidemment postérieurs à l'entrée réelle du signe dans l'usage2 : ils ne sont fréquents dans les repérages chronologiques que faute de dépouillements suffisants des textes spontanés. Il faut tenir compte de ce fait lorsqu'on a affaire aux recueils les plus riches, comme le dictionnaire français-anglais de Cotgrave (1611), le dictionnaire de Richelet (1680), celui de Furetière (1690), l'Encyclopédie (1751-1780), la série de Trévoux (1732-1771), les dictionnaires de Bescherelle (1845), Littré (1863-1872), le grand recueil de Pierre Larousse (1866-1878), toutes dates très (trop) fréquentes dans nos références. Lorsque le repérage était particulièrement tardif par rapport à un usage antérieur vraisemblable, on a précisé qu'il s'agissait de l'entrée dans un dictionnaire, et non d'une attestation spontanée. Si beaucoup de dates sont trop tardives par rapport à la vérité en partie inconnue de l'usage, d'autres, que donnent les dictionnaires historiques déjà publiés, sont aujourd'hui critiquées et doivent parfois être annulées : il s'agit souvent de passages interprétés ou modifiés, de textes évolutifs, dont les premières versions sont pauvres et ne contiennent pas toutes les formes enregistrées par une édition ultérieure ou par un manuscrit enrichi et postérieur. D'autres encore ne reposent que sur le crédit d'un étymologiste qui n'a pas donné ses sources (certaines dates des dictionnaires de Dauzat, de Bloch et Wartburg sont de cette nature). On a tenu ici le plus grand compte de ces critiques et de ces ajustements, quand on en a eu connaissance. Mais les recherches et les critiques philologiques continuent sans trêve3.
À côté de ces repérages insuffisants, sujets à révision, d'autres datations sont précises, notamment en français moderne et s'agissant des terminologies scientifiques et techniques. Mais le cas de l'adjectif roman en art, datable à une semaine près4, ou bien celui du vocabulaire de la chimie moderne, dû à Guyton de Morveau et à Lavoisier et dont l'apparition est précisément connue, celui des mots d'électricité empruntés à l'anglais et créés dans cette langue par Faraday, etc. restent caractéristiques des termes créés pour répondre à des besoins conceptuels, et ne peuvent s'appliquer à l'évolution spontanée du vocabulaire dans son ensemble.
Reste que le tableau chronologique du lexique français obtenu par la recherche philologique et présenté ici est très pertinent, au moins en ce qui concerne les formes (les mots). À preuve la difficulté d'« avancer » une date, sauf dans certains secteurs mal explorés, comme la langue populaire ancienne5. En revanche, les attestations de sens et de valeurs, celles des locutions restent souvent provisoires et donneront lieu à des améliorations futures, en fonction des recherches. Toutes les sources publiées et raisonnablement diffusées ont été utilisées ici; même des travaux non publiés nous ont été communiqués et je remercie vivement les chercheurs qui nous en ont facilité l'accès6. Bien entendu, les auteurs de l'ouvrage ont apporté leur contribution à cette chasse à la première attestation, si importante lorsqu'il s'agit de représenter l'histoire du mot et surtout celle de ses usages.

Articles encyclopédiques et schémas

Ces deux programmes, origine et histoire, relient le présent au passé, rétablissent l'unité du socle culturel français, au sens langagier, non plus national, de cet adjectif. Pour que ce livre puisse faire accéder le lecteur à l'impression générale d'une évolution de la langue dans ses mots, nous avons joint aux articles qui détaillent la matière des exposés plus synthétiques. Ils sont nettement distingués (encadrés) et concernent des langues (catalan, occitan, italien, allemand, latin, grec, anglais, basque...), les familles de langues (indoeuropéennes, germaniques, et bien sûr romanes) qui ont une relation importante avec le français (le français et son expansion sont eux-mêmes décrits historiquement). Ils s'appliquent aussi à des notions linguistiques : emprunt, figure (de rhétorique), argot. Ces exposés sont signés : certains sont rédigés par les rédacteurs du dictionnaire, d'autres par des contributeurs extérieurs, que je remercie pour leur apport.
En annexe, un glossaire assez ample renseignera le lecteur sur le sens précis des termes employés dans l'ouvrage. La correspondance entre dates et textes sources donnera une idée de l'énorme quantité de textes utilisés et encore utilisables, car la plupart d'entre eux n'ont pas été exploités comme ils pourraient l'être.
Les schémas proposés çà et là ne sont pas seulement décoratifs : ils matérialisent graphiquement les relations de forme et de sens dans le temps. Le lecteur pourra à loisir en créer d'autres à partir des informations du dictionnaire.

Langage et culture

Voilà les objectifs et les procédés essentiels de ce livre qui cherche à restituer les étapes d'une double aventure. Celle de la constitution d'un code social partagé, fait de mots puisés à la complexe histoire des langues de l'Europe et à celle de l'Europe elle-même. Passages, invasions, influences, réactions, désirs et rejets, morts et renaissances du sens pendant deux ou trois millénaires laissent leur trace sur ces pages. L'autre aventure est celle du français lui-même. Après l'extinction mystérieuse du gaulois, les balbutiements perdus des premiers dialectes romans des Gaules, ce sont mille ans d'ancien et de moyen français (de la fin du Xe s. à celle du XVIe s.), puis de français classique et moderne, en Europe et à partir du XVIe siècle hors d'Europe. Alors, l'histoire du langage est jalonnée par de grands témoins : ceux de la littérature, de la pensée, de la science, de toute la communication sociale.
L'ouverture du langage sur la culture, les idées et les sentiments collectifs conduit à voir dans les signes du langage des outils pour s'exprimer et pour communiquer, pour révéler la vérité et pour mentir, pour séduire et pour insulter, pour convaincre et pour égarer. Toutes les rhétoriques sociales, langues de bois du pouvoir et de l'argent, langues de fer des institutions, langues de miel et d'acide, langues d'or et d'ordure, sont convoquées pour témoigner des intarissables pouvoirs du mot. Ce mot, nous croyons nous en servir, alors que bien souvent c'est lui qui nous entraîne – par la charge que l'histoire a mise dans les sons et les lettres. Les mots sont des accumulateurs d'énergie. Au-delà des savoirs et des informations ici réunis et mis en perspective, ce sont les idées et les passions de successives communautés humaines, un immense patrimoine émotionnel et spirituel que nous avons tenté d'évoquer. Merci aux mots les plus modestes, les plus usés, les plus humbles de la langue française, d'amener jusqu'à nous, les francophones d'aujourd'hui, les richesses d'un passé commun.
Alain Rey, 1992
 
 
 
1. Les formes anciennes sont évidemment données avec la graphie originelle. Cependant, on a parfois jugé utile de mentionner la syllabation à l'aide du tréma. Ce dernier, pour l'ancien français, n'est qu'un signe diacritique ajouté, et ne correspond pas à un usage graphique réel avant le XVIe siècle.
D'une manière générale, les signes diacritiques, surtout lorsqu'ils sont étrangers aux habitudes graphiques du français moderne, sont assez peu nombreux. Ainsi les brèves (ŏ) et les longues (ō) du latin ne sont notées que si leur contraste a joué un rôle dans l'étymologie du français. Les signes spéciaux sont peu nombreux et traditionnels : ils reprennent, pour les langues indoeuropéennes, les habitudes de notation de Ernout et Meillet.
Enfin, par souci de simplicité, on a translittéré le grec, les langues slaves, l'hébreu, l'arabe et on a généralement renoncé à l'alphabet phonétique.
2. Il existe des exceptions : les listes de néologismes proposés, comme celle de J.B. Richard de Radonvilliers au milieu du XIXe siècle.
3. On signalera les travaux de Manfred Höfler, ceux de l'équipe étymologique du T. L. F.
4. Voir Le lexique, images et modèles (Armand Colin).
5. Les travaux récents de Pierre Enckell améliorent grandement cette situation.
6. Je citerai en désordre les contributeurs des précieux Datations et Documents Lexicographiques (D.D.L.), les travaux actuels du F.e.w. de von Wartburg pour la lettre A, sous la direction de Jean-Pierre Chambon puis de Jean-Paul Chauveau, sans oublier thèses et recueils.