LA LANGUE FRANÇAISE AU QUÉBEC
Le français au Québec et au Canada.
Historique.
En Amérique du Nord, les colons français du
XVIIe et du début du
XVIIIe s., peu nombreux, venaient en majeure partie de l'ouest de la France. En 1763, année du traité de Paris par lequel la France perdait le Canada, leur assimilation future à l'anglais était prévisible. Seuls quelques facteurs sauvèrent la langue française. L'un d'eux fut la tolérance de l'administration anglaise quant au français pour les affaires de droit privé, d'ailleurs au prix d'une anglicisation de la langue juridique française. Mais un facteur social fut plus déterminant : une forte natalité, jointe à un puissant sentiment de spécificité culturelle, canalisé et renforcé par le clergé. Compensant l'afflux d'anglophones fidèles à la Couronne, après l'Indépendance des États-Unis, les francophones du Canada passent de moins de 100 000 vers 1770 à 700 000 en 1842. Politiquement, après la révolte de 1837 et la loi de 1841 faisant de l'anglais la seule langue officielle, une réaction indignée aboutit à son abrogation en 1848.
Lorsque le Canada devient un dominion britannique fédéral (1867), l'anglais et le français sont langues officielles, théoriquement égales. Le Bas-Canada, colonie anglaise, devient alors le Québec, province fédérée. Les francophones québécois, ruraux à 85 %, scolarisés à 5 % environ vers 1850, sont alors largement unilingues et pratiquent un français régional fortement typé par ses origines (dialectes d'oïl et français régionaux de l'Ouest : Aunis, Saintonge, Poitou, Normandie, etc.) et fort traditionnel. Mais beaucoup vont chercher du travail vers l'Ouest (Manitoba), le Sud (600 000 vers les États-Unis, en Nouvelle-Angleterre, de 1840 à 1900) ; en milieu anglo-saxon protestant, ces derniers conserveront longtemps leur langue grâce à l'Église catholique. Après l'expulsion des Acadiens, qui se réfugient en Louisiane (devenant les Cajuns), le français se maintient dans l'extrême-est du Canada par un retour partiel en Nouvelle-Écosse et surtout au Nouveau-Brunswick.
Entre 1867 et la Seconde Guerre mondiale, le français, soumis à la pression très forte de l'anglais, devient, sauf au Québec, une langue infériorisée et s'anglicise. Au Québec même, si la scolarisation lui permet de se normaliser et de s'assurer, l'urbanisation (40 % d'urbains en 1901, 50 % en 1911) soumet la langue, notamment dans le grand Montréal, à des effets de contact. Ainsi s'élabore un français oral spécifique, lexicalement anglicisé, phonétiquement très marqué, un « français cheval » ou « choual, joual », très différent des normes rurales et de la norme cultivée, elle-même privée de l'accès aux fonctions de la société moderne : en effet, les affaires, la technique, la banque s'expriment surtout en anglais. Les francophones cultivés doivent apprendre l'anglais ; les anglophones se désintéressent de la langue inférieure.
Vers 1870-1880, une idéologie très répandue joint « l'Église catholique et la race franco-canadienne » (Thomas Chapais) : de là un conservatisme intolérant, mais qui fut au XIXe s. et jusqu'aux années 1920-1930 le véritable garant de la permanence du français. Celui-ci était protégé par l'isolement culturel de la vie rurale et soutenu par une démographie forte — le Québec ne bénéficiant pas de l'apport des immigrés qui affluaient au Canada anglophone. Mais les conditions sociales changent rapidement. L'économie industrielle liée à l'urbanisation infériorise de plus en plus la francophonie canadienne : « En dehors de la terre [...], de quelques îlots où nous nous maintenons par la force de l'inertie, nous n'avons rien », écrivait Victor Barbeau en 1936. Partout, l'administration britannique et le protestantisme orangiste attaquent le français, mis hors la loi au Manitoba (1890), par exemple. La résistance est alors catholique, la langue française étant considérée comme « le principal auxiliaire humain de la foi catholique, des mœurs catholiques, des traditions catholiques » (Henri Bourassa). Les luttes scolaires et politiques reflètent jusqu'en 1940 ce souci de conservation, nécessaire sans doute et efficace jusqu'à la mutation économique des premières décennies du XXe s., puis rapidement anachronique. La littérature canadienne en français, et même française, lorsqu'elle décrit le Canada (Louis Hémon), reflète l'idéologie du maintien, de la vie rurale ou pionnière, de la supériorité morale du catholicisme. Esthétiquement, c'est l'influence de la France qui l'emporte, notoirement chez les poètes.
Les années 1939-1960 sont celles d'une lente transition : la population du Québec passe de 3,2 millions à 5 millions ; le nationalisme apparaît et les heurts entre la province et Ottawa se multiplient ; les revenus augmentent de manière inégalitaire, banalement (en 1961, le revenu moyen du Montréalais excède le double de celui du Gaspésien), et ces inégalités sont en rapport avec le statut linguistique ; ces revenus sont inférieurs à ceux de la population ontarienne anglophone (25 % entre 1920 et 1940). Ainsi, en 1961 encore, les revenus annuels vont de plus de 6 000 $ pour l'anglophone unilingue à un peu plus de 3 000 pour le francophone unilingue : ceux des bilingues se situent entre les deux, avec la même prime pour l'« Anglais ». Malgré la colonisation économique du Québec par l'Ontario, puis par les États-Unis, un début d'émancipation culturelle se dessine ; en outre, le conservatisme social, lié au nationalisme québécois, est battu en brèche par une idéologie sociale à l'américaine, où les syndicats s'expriment grâce à l'industrialisation.
L'époque contemporaine.
C'est en 1960 que l'on date le début de la « révolution tranquille » du Québec. Peu à peu, une idéologie nationaliste réformiste et pluraliste se substitue au conservatisme catholique. En 1968, René Levesque fonde le Parti québécois, qui va marquer la période contemporaine ; malgré ses difficultés, ce parti va battre en brèche le fédéralisme conservateur champion de l'unité canadienne « sans trait d'union » (Diefenbaker). Au-delà des péripéties politiques, sociales (recul de l'Église, flux d'immigrants néo-canadiens au Québec) ou même économiques (développement d'une économie proprement québécoise), une mutation idéologique et culturelle s'opère, directement liée à la langue française.
Celle-ci, on l'a vu, s'est conservée dans le vase clos rural et catholique. Mais elle est restée, malgré l'archaïsme d'un fonds régional français hérité des XVIIe et XVIIIe s., avec des évolutions divergentes par rapport au français européen, un français langue maternelle, qui partage ce caractère avec les français de France, de Belgique et de Suisse. Cependant, son phonétisme très caractéristique — articulations moins tendues, palatalisation du t et du d, voyelles allongées et parfois diphtonguées provenant des dialectes de l'Ouest, accents de phrases originaux — lui donne une spécificité forte. Quant au lexique, il est marqué de mots dialectaux souvent devenus archaïques en Europe et surtout d'anglicismes particuliers, remarquables par une intégration souvent plus grande qu'en français contemporain (le gagne, de gang « petit groupe » ; les pinottes, de peanuts ; le fonne, de fun ; naguère la drave « flottage du bois », de to drive, etc.). Ces anglicismes sont très abondants en joual, usage populaire surtout montréalais, alors que ceux qui inondent les terminologies — par exemple l'automobile, l'électricité : plugger, de to plug, etc. — régressent peu à peu. La langue courante connaît aussi des calques, des adaptations, des anglicismes de sens (gaz pour « essence », pouvoir pour « courant électrique », lumière pour « feu de signalisation », etc.) et même de syntaxe (le deuxième meilleur...).
De manière comparable à l'anglais des États-Unis par rapport à celui d'Angleterre, le français du Québec, passablement écarté de celui d'Europe, tend depuis 1960 à se normaliser, et donc à se stabiliser, et souvent à réduire cet écart.
Le français en Amérique du Nord : la référence québécoise
Cette stabilisation va de pair avec une affirmation linguistique et culturelle de nature politique : à la loi de 1969, encore favorable au bilinguisme, ont succédé la « loi 22 » (1974) qui affirme la prééminence du français dans la « province » (autre anglicisme) et surtout la « loi 101 » (1977) qui impose le français comme seule langue officielle, crée un Conseil et un Office de la langue française qui succèdent à une « Régie » jugée insuffisante. Ces organismes veillent à l'application des principes de la loi et pratiquent notamment une forme d'« aménagement » linguistique (J.-Cl. Corbeil), qui stimule la créativité lexicale et terminologique pour suppléer aux anglicismes. La politique est double : emploi du français dans la communication sociale, enseignement du français aux nouveaux immigrés pour assurer la vitalité de la langue ; la rigueur terminologique et l'action des intellectuels, des journalistes, de leur côté, garantissent la « qualité du français ». Aujourd'hui, celle-ci ne se définit plus seulement par la référence européenne, essentiellement française, mais aussi belge et suisse : la littérature francophone non française est de plus en plus enseignée. L'action des écrivains et des chansonniers, défendant une forme populaire d'usage, très divergente par rapport au français « central », a débloqué une attitude de culpabilité et de prudence devenue insoutenable.
En effet, la société québécoise est culturellement double : française par ses origines, par de nombreux traits de mentalité et de mœurs ; nord-américaine par la vie quotidienne, les divertissements (où l'anglais des États-Unis est encore plus présent que celui du Canada). Le niveau de développement matériel est grand, le développement économique spectaculaire. La langue française est reconnue, célébrée, illustrée dans ses usages propres et dans son histoire locale ; les variétés régionales sont identifiées, bien décrites. La sociolinguistique et la terminologie du français sont plus actives au Québec et à Ottawa qu'en France même et l'aménagement linguistique, malgré ses difficultés, plus efficace.
Le français québécois cherche sa norme et commence à l'élaborer en profondeur : des dictionnaires « québécisés » apparaissent, en attendant les dictionnaires véritablement québécois. Cependant, des usages très marqués, fortement anglicisés, subsistent dans la pratique urbaine orale. Les clivages sociaux semblent alors plus importants que les variations géographiques. Le français spontané québécois, par ailleurs, se juxtapose à une « compétence passive » ou « semi-active » du français d'Europe, véhiculé par les médias — moins puissamment d'ailleurs que l'anglo-américain. Ceci aboutit parfois à une forme artificielle d'usage médiatique oral (radio, télévision, publicité), assez comparable par son artifice et ses effets pervers aux usages analogues du français d'Europe, mais plus hybride.
Par ailleurs, la démographie est devenue défavorable à la francophonie canadienne et l'attrait de l'anglais subsiste très fortement chez les Néo-Québécois. En revanche, le modèle québécois a donné un second souffle à certaines communautés francophones canadiennes : surtout au Nouveau-Brunswick (Acadie), mais aussi dans l'Ouest. Le cas d'Ottawa, où le bilinguisme effectif est favorable à l'usage du français, est particulier.
Le français d'Amérique du Nord, en dehors du Canada — c'est-à-dire aux États-Unis —, est en régression, malgré de nombreux efforts associatifs (en Nouvelle-Angleterre) et même officiels. La véritable langue seconde des États-Unis est aujourd'hui l'espagnol et non plus le français. Le statut de ce dernier, comme langue maternelle, est assez infériorisé. Un renouveau louisianais est appuyé significativement par une agence d'État américaine, le CODOFIL (Council for the Development of French in Louisiana), fondée en 1968 par James Demangeaux. L'enseignement d'une deuxième langue est imposé dans cet État depuis 1984 et le français a été choisi par 90 % des intéressés dans les districts où la loi est appliquée (pour des raisons financières). Malgré le renouveau culturel cajun, qui est effectif, les difficultés de la refrancisation sont grandes : la norme française de France est plus appréciée, mais l'usage québécois est plus proche.
De manière générale, la population d'origine française diminue aux États-Unis, absolument (plus de 5 millions en 1971, moins de 3 en 1978) et relativement. En outre, l'unilinguisme français, test de vitalité, tend à disparaître. Partout, la langue de communication sociale est la variété d'américain de la région (→ anglais aux États-Unis). En passant du Québec francophone au reste de la francophonie nord-américaine, on passe d'un univers à l'autre, de la langue maternelle assumant toutes les fonctions de la vie sociale (cas analogue à celui de la France, de la Belgique wallonne, de la Suisse romande) à une situation de « diglossie » où le français est en position inférieure (alors qu'il est en position supérieure aux Caraïbes, par rapport aux créoles). De ce point de vue, le Québec fait partie du même ensemble que la francophonie d'Europe. Mais il s'en distingue fortement, linguistiquement par une variation plus forte, culturellement par l'appartenance à la civilisation d'Amérique du Nord, politiquement par une situation menacée, consciente de l'être, et par là même plus active en tant que soutien de la francophonie tout entière.
A. Rey
BIBLIOGRAPHIE
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