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Dès les premiers textes, le mot est employé concrètement à propos d'alignement des hommes côte à côte dans une formation guerrière (par opposition à
file). Ce sens, qui pourrait correspondre au passage du mot francique dans le contexte de la guerre, a donné plus tard des locutions correspondant à des ordres donnés par les supérieurs, comme
serrer les rangs (1636), au figuré « se grouper pour s'entraider » (av. 1848), ou bien
à vos rangs, fixe ! qui se dit lorsqu'un officier supérieur entre dans un lieu où se trouvent des soldats.
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Par extension, le pluriel
rangs est employé pour l'ensemble des hommes d'une armée (1869) tandis que
le rang désigne collectivement l'ensemble des hommes de troupe (1893), comme dans les locutions
sortir du rang (1893), au figuré « avoir réussi après avec occupé une place modeste », et
rentrer dans le rang (av. 1951), allusion à l'officier qui redeviendrait simple soldat.
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Des extensions analogiques et figurées se développent à partir de l'époque classique, comme se mettre sur les rangs (1678), « se joindre à un groupe de concurrents », antérieurement au sens propre, « se présenter à un tournoi » (1636) d'après le sens ancien de renc, rang « piste pour la joute ». La valeur figurée plus vague de « nombre, masse » est réalisée dans la locution grossir, rejoindre les rangs de... (1875).
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En marge de sa valeur militaire, rang désigne un ensemble de personnes placées côte à côte (fin XIe s.), et une suite d'objets disposés en largeur sur la même ligne (v. 1130) d'où la locution en rang « en file » (1080) et, avec une pure valeur temporelle, de rang « de suite » (v. 1460).
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Les extensions spécialisées sont nombreuses : rang désigne une ligne de perles (1690), le nombre de mailles de tricot faites sur une même ligne, dans rang de mailles (1910), puis absolument (1936) ; en technique, le nom s'applique à une assise d'une construction (1869) et, par métonymie, à l'endroit où des objets semblables sont disposés les uns auprès des autres, en imprimerie (1812) et en termes de pêche (1845).
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En français d'Afrique, on dit faire le rang pour « faire la queue ».
Avec le sens d'« alignement », le mot a pris au Canada (1698) le sens de « peuplement rural dispersé avec des exploitations agricoles s'étendant en lignes parallèles de part et d'autre d'une voie qui les dessert ». Les rangs relèvent d'une seigneurie, puis d'un canton. Aux XVIIe et XVIIIe s., on parle de rangs d'habitations, de colonies (groupes de colons) disposées de rang. La lexicalisation du mot en ce sens semble acquise à la fin de ce qu'on a appelé la colonisation seigneuriale, mais les premiers emplois dans des expressions où le rang est désigné par un numéro ou par un nom propre (le troisième rang, le rang Saint-Jean, le rang Thibault...) remontent à la fin du XVIIe siècle. Les rangs du bas (plus près d'un cours d'eau) sont les premiers à avoir été installés. Rang double « disposé de part et d'autre du chemin d'accès ». Les lots d'un rang, l'école du rang... Plusieurs sens métonymiques ont eu cours (attestés dans les années 1880), « chemin desservant un rang » ; « population d'un rang ». On a dit les rangs pour « la campagne ». Aujourd'hui, tous les emplois sont historiques ou géographiques.
En moyen français, la notion militaire d'ordre prenant le pas sur celle d'alignement,
rang désigne aussi la place occupée dans la hiérarchie sociale (1462), surtout en parlant des places les plus élevées, et alors en emploi absolu (1462) :
une personne de rang, tenir son rang. Puis le mot désigne la place occupée dans une hiérarchie administrative, militaire, politique (1549) et, spécialement, la place d'un dignitaire ou d'un fonctionnaire dans l'ordre des préséances (1687).
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Par extension, il désigne la situation d'une personne ou d'une chose dans une classification (1462), sens auquel s'ordonnent divers emplois spécialisés, dans l'ancienne marine où le mot désignait la position assignée aux grands bâtiments d'après leur structure et leur armement (1690), et de nos jours (attesté mil.
XXe s.) avec une valeur abstraite, en mathématiques
(rang d'une matrice) et en linguistique structurale.
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Par extension, rang est employé à propos du degré d'importance, de la valeur attribuée à une chose, d'un être parmi d'autres de la même catégorie (1640, Corneille) et, l'idée de hiérarchie passant au second plan, de la place d'une personne ou d'une chose dans un ensemble quelconque (1538). C'est ce dernier sens qui est représenté dans la locution classique mettre une chose au rang des péchés oubliés (v. 1590) et prendre rang (1875), être au rang de (1875), toujours en usage dans une langue soutenue.
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1 RANGER v. tr., dérivé de
rang, est la réfection (
XIIIe s.) de
rengier (v. 1160) et
rangier (v. 1175) probablement antérieur
(Cf. dérangier, fin XIe s.). Il est employé transitivement au sens de « disposer côte à côte (des personnes, des objets en ligne) » d'où, au figuré, « classer (qqn, qqch.) » dans un ensemble (déb.
XVIIe s.).
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L'accent étant mis sur la valeur normative, contraignante d'une telle action, le verbe a pris le sens figuré de « réduire à » (1559) et de « mettre (qqn) dans la voie du devoir » (1585), courants dans la langue classique, puis archaïques. En revanche, ranger signifie toujours « soumettre (les individus d'une communauté) à une contrainte matérielle ou morale » (1636) et, par analogie, « amener (qqn) à se rallier à ses convictions » (1734).
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Plus couramment, le verbe implique l'idée de « disposer (des objets concrets) dans un ordre nettement et soigneusement établi » (1373), spécialement afin de laisser un passage dégagé (1660) et, par extension, de « mettre en ordre (un lieu) pour qu'il paraisse bien tenu » (1680), acception très usuelle dans l'usage spontané, à côté de synonymes plus marqués (serrer, régional, mettre en ordre).
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Par extension, ranger s'emploie pour « mettre (une chose) à un endroit déterminé » ou « remettre à sa place habituelle » (1792), avec complément ou plus récemment sans complément (1939).
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Son emploi à propos du classement d'objets abstraits remonte au XVIIe s., époque où l'on employait le verbe au sens intellectuel large de « disposer selon un certain plan » (1636) et de « décider, arrêter un choix en l'organisant » (1672) ; de nos jours, ranger implique davantage l'idée d'un classement simple selon un ordre déterminé.
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Une ancienne extension spatiale pour « marcher à travers, parcourir » (v. 1188) est encore vivante en marine où ranger la terre, la côte signifie « la longer » (1559) ; de là l'expression ranger à l'honneur (1834) « passer à la poupe du vaisseau amiral » et, par extension, « passer le plus près possible d'un objet ».
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Aussi courante que l'actif, la forme pronominale SE RANGER (1207) a suivi le même type de développement, à partir de son sens propre « se disposer côte à côte sur une ou plusieurs lignes, se placer dans un certain ordre ».
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Le sens figuré, « accepter de se soumettre à une autorité, à une contrainte », apparaît en moyen français (fin XVe s.) d'où, par analogie, se ranger à « adopter les façons de voir, de penser, de juger d'un individu ou d'un groupe » (1559).
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Au XVIIe s., se ranger a, d'après le sens militaire de rang, signifié aussi « servir dans les troupes commandées par tel chef » et, dans la locution aujourd'hui disparue se ranger sous les drapeaux, « devenir soldat » (1673).
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Aujourd'hui, il est employé absolument avec l'idée normative de « revenir à une vie régulière et ordonnée » (1732), également réalisée dans la locution populaire se ranger des voitures (1873, dans Larchey). Par une autre figure, il se dit pour « avoir une place dans une série » (1862).
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Le second emploi concret de se ranger, l'accent étant mis sur la finalité de l'action, correspond à « s'écarter pour ne pas gêner le passage ou se préserver d'un danger » (1668). C'est de cette acception que procède, en parlant d'un véhicule, le sens de « se placer dans un lieu de stationnement » (1845).
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Ranger a plusieurs dérivés : le premier attesté, le déverbal
RANGE n. f., d'abord écrit
renge (1050), désignait en ancien français une ceinture de guerre servant à pendre le baudrier ou l'épée, et un rang, une file d'hommes (v. 1175) puis une file d'objets (v. 1354). C'est ce mot qui est à l'origine de l'anglais
range, d'où vient, par le verbe
to range, ranger (→ ranger). Ce nom est devenu au
XVIIe s. un terme technique pour une disposition en ligne, en parlant des pavés (1694), puis il est sorti d'usage, éliminé par
rangée.
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Son diminutif
RANGETTE n. f. (1757), « fer forgé », a lui aussi disparu.
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RANGÉE n. f. est le participe passé féminin de
ranger, substantivé sous la forme
rengie (fin
XIIe s.),
rengée (1227), correspondant à
renc, puis
rangée (
XVe s.), pour désigner une suite d'objets ou de personnes disposés sur une même ligne.
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Parmi ses divers emplois correspondant à ceux du verbe, le participe passé RANGÉ, ÉE est adjectivé (1196) dans la locution bataille rangée.
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Qualifiant une personne, cet adjectif s'est dit au XVIIe s. d'une personne bien installée quelque part (1675, Mme de Sévigné), puis d'une personne faisant preuve d'ordre dans son travail, dans l'administration de ses affaires, de sa maison (1732) ; ces acceptions ont vieilli.
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De nos jours, il correspond à « sérieux, menant une vie réglée » (1694), et se dit de ce qui dénote un esprit respectueux des normes de la morale bourgeoise (1869). La locution familière être rangé des voitures (1873) forme jeu de mots entre être rangé et se ranger.
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RANGEUR, EUSE n., d'abord
rengeur (v. 1298), autre dérivé du verbe, a signifié d'abord « gouverneur » d'après le sens normatif de
ranger. Il a été repris en technique, pour « ouvrier d'une briqueterie qui pétrit la terre » (1776).
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Il est peu usité en parlant d'une personne qui met de l'ordre (1844), sens pourtant le plus usuel du verbe.
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RANGEMENT n. m., nom d'action correspondant à ranger, est relativement tardif (1630) ; il est surtout employé concrètement, surtout dans de rangement après un nom d'objet servant à ranger des affaires (1869).
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Dialectalement, il signifie « fait de mener une vie rangée » (1848, Sand).
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RANGE-CD n. m., composé transparent (v. 1990), désigne un dispositif, un meuble pour ranger les disques compacts.
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Le préfixé
DÉRANGER v. tr., attesté avant le verbe simple (1080), a d'abord eu le sens de « sortir des rangs », en ancien et en moyen français. L'usage transitif (
XIIIe s.) correspond au sens propre de « mettre les rangs en désordre » et, par extension, à « déplacer de son emplacement assigné », acception la plus courante (1596).
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Les extensions figurées datent de l'époque classique : déranger signifie alors « changer de manière à troubler le fonctionnement d'une chose » (fin XVIIe s., Mme de Sévigné) et « obliger (qqn) à se déplacer, à interrompre ses occupations, etc. » (av. 1693). Par une extension naturelle, il est devenu synonyme de troubler, gêner (1752), valeur exploitée dans déranger l'esprit, moins usuel que dérangé (ci-dessous).
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DÉRANGEMENT n. m., le nom d'action tiré du verbe (1636), signifie d'abord « sortir de son rang », valeur rare par rapport à « mise en désordre », et « action de gêner qqn » (fin XVIIe s., Mme de Sévigné). Le sens figuré, « introduction d'un changement dans des relations » (1675), le sens spécialisé de « gêne pécuniaire » (1680) et, par métonymie, « état de ce qui est perturbé, altéré » (1694), ont disparu au cours du XVIIIe siècle.
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La langue moderne emploie le mot en parlant de l'état d'une chose troublée dans son fonctionnement, que ce soit un organisme (1718), une machine, un appareil (1835), spécialement dans la locution en dérangement (XXe s.) qui est synonyme de hors service.
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Le sens d'« action de se déplacer », qui correspond à l'emploi pronominal se déranger, est attesté depuis 1835.
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Dans l'histoire du Canada, on emploie (surtout en français du Canada) l'expression le grand dérangement à propos de l'expulsion de nombreux Acadiens, qui se réfugièrent en Louisiane, par les Anglais.
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Parmi plusieurs emplois spéciaux, DÉRANGÉ, ÉE adj., du participe passé du verbe, a été synonyme de « dévoyé, débauché » (1694) ; Cf. dévergondé. Il qualifie spécialement des facultés mentales altérées (1713) et, familièrement, une personne un peu folle.
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DÉRANGEANT, ANTE adj. « troublant, gênant », figure chez Maupassant (1884).