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Le verbe a été emprunté à la fois dans sa spécialisation juridique et au sens courant d'« accorder, assigner (une chose concrète, abstraite) à qqn » (v. 1190). De là, un développement sémantique dans deux directions principales, selon que l'accent porte sur le sujet ou l'objet de l'action.
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Avec une idée d'anticipation chronologique,
réserver signifie (1534) « garder (une chose) pour une autre occasion »,
se réserver exprimant l'idée de « se proposer d'agir de telle manière au moment opportun » ; le verbe est alors construit avec
à et l'infinitif (v. 1534), puis
de et l'infinitif (v. 1680), ou suivi de
pour et substantif (au pronominal
se réserver pour qqch.), et signifiant aussi « s'abstenir dans l'immédiat, avec l'intention de se consacrer à qqch. plus tard (1559) ». Cet emploi est lié à celui de
réservé (ci-dessous) qui a produit une acception de
réserve « retenue ».
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Dans un usage plus littéraire, réserver (qqn) correspond à « destiner (qqn) à une fonction, un avenir » (v. 1587). Avec un complément désignant une chose, il exprime les nuances voisines de « mettre en réserve en vue d'une utilisation ultérieure » et « remettre à plus tard (ce que l'on ne veut pas accomplir pour l'instant) », d'abord réserver à et réserver pour (1665). Le verbe a aussi la valeur de « mettre de côté (qqch.) à la demande de qqn, pour qu'il en dispose au moment convenu » (1893) et, au XXe s. : « retenir (qqch.) », avec ou sans complément (v. 1950) ; cette acception, devenue fréquente dans l'organisation des transports, des spectacles, du tourisme, correspond à l'emprunt de 2 réservation (ci-dessous).
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Se réserver a pris en outre le sens spécial de « manger modérément dans l'intention de garder de l'appétit pour d'autres mets » (1888). Le pronominal s'emploie absolument en parlant d'un sportif qui garde ses forces pour un autre moment de la compétition ou une autre épreuve (attesté 1964).
La seconde orientation du verbe, dominante depuis la fin du moyen âge, met en jeu l'idée d'une disposition quantitative. Si le sens de « mettre à l'abri d'autrui, préserver » (v. 1360) est sorti d'usage,
se réserver de qqch. reste usuel pour « garder (qqch.) exclusivement pour soi » et
réserver qqch. à... signifiant « vouer, consacrer (qqch.) à un usage, une fonction » (
XXe s.). Avec un sujet désignant une chose, le verbe exprime l'idée d'être propre à qqn, de lui revenir, notamment au passif dans la tournure impersonnelle
il est réservé à qqn de (v. 1742) et, avec une nuance rétrospective,
il était réservé à, il lui était réservé de... « le sort, le destin devait lui accorder de... » (1778).
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Au XXe s., toujours avec un sujet désignant un inanimé, réserver s'emploie pour « faire qu'une personne soit employée exclusivement par une autre » (déb. XXe s.).
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Avec un sujet désignant une personne, il est employé spécialement en peinture, en imprimerie, en gravure en relation avec réserve (ci-dessous), au sens de « laisser en blanc dans un tableau, un ouvrage imprimé, soustraire une partie d'une gravure à l'action de l'acide » (attesté milieu XXe s.).
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Le déverbal
RÉSERVE n. f. apparaît (1342) avec son sens juridique « fait de garder à l'avenir un droit dans un contrat ». Par métonymie, il désigne la portion de succession dont le testateur ne peut librement disposer (1628). Le pluriel
réserves s'est employé en droit canon pour les rescrits par lesquels les papes se réservent la nomination et la collation des bénéfices vacants (1549), sens concurrencé ultérieurement par
1 réservation et
réservat. Le singulier
réserve désigne l'application que l'on fait des cas réservés, fautes que le pape seul peut absoudre (v. 1704).
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Le mot était passé au début du XVIIe s. dans l'usage courant pour désigner (surtout au pluriel) la restriction, la limitation que l'on apporte à l'approbation de qqch. (1628), plus tard dans la locution faire des réserves (1870) qui a originellement le sens de « garder un dissentiment pour l'exprimer plus tard », et qui équivaut surtout aujourd'hui à « exprimer un dissentiment ». Ce sens était déjà réalisé dans des locutions adverbiales dont la plus ancienne est sans réserve (v. 1460) « sans restriction pour l'avenir » d'où « absolument » (av. 1714, Fénelon). À la réserve de (1660) et à la réserve que (1676), respectivement « à l'exception de » et « excepté que », sont de nos jours archaïques. Sous toute(s) réserve(s), au singulier (1843, Nerval) et au pluriel (1878), signifie « sans pouvoir répondre de ce que l'on avance » et devient une formule juridique placée à la fin d'un acte de procédure pour garantir ce qui n'est pas stipulé de manière expresse (1838). Sous réserve de (1804) locution juridique signifiant « en se réservant le droit, le recours », passe au XXe s. dans l'usage général au sens de « en se réservant la possibilité de ». Sous réserve que, d'un usage plus littéraire, équivaut à « à condition que ».
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Réserve recouvre aussi, par métonymie, le sens concret de « ce qui est réservé » en correspondance avec les divers sens du verbe : l'idée d'une chose gardée pour un usage ultérieur vient de locutions où le mot conserve la valeur initiale, « fait de réserver », comme
en réserve (v. 1460) « de côté »,
de réserve (1690) déterminant un nom d'objet avec l'idée de ce qui reste disponible (d'où par exemple, en chemins de fers,
matériel de réserve). La métonymie
une, des réserve(s) [1580] correspond à « chose(s) réservée(s) ». Par une autre métonymie,
une réserve s'applique au local dans lequel on entrepose ce qui n'est pas destiné à une utilisation immédiate.
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Un certain nombre d'emplois spéciaux sont devenus usuels : en termes militaires, la réserve désigne les hommes gardés disponibles pour être envoyés au combat en renfort (1667, corps de réserve) puis pendant la Révolution (1791), l'ensemble des citoyens soumis aux obligations militaires légales et qui ne sont plus en service militaire actif mais en disponibilité ; d'où les locutions cadre de réserve (1870), réserve active, unité de réserve (XXe s.). De ce sens vient le dérivé réserviste (ci-dessous).
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En parlant d'un être vivant, le mot exprime les ressources dont il dispose au point de vue physique, moral, intellectuel (1893) ; en physiologie, le pluriel réserves recouvre les substances accumulées dans certaines parties des organismes d'animaux et végétaux pour être utilisées à un certain moment de leur développement (1904).
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En termes liturgiques, il s'est dit, seul (1704), puis dans l'expression sainte réserve (1935), des hosties conservées en vue de la communion et de l'exposition du saint sacrement.
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En droit, le mot désigne la fraction des bénéfices non distribuée conservée à la disposition d'une entreprise (1936), seul et dans réserve légale, de garantie, occulte, apparente, réserves monétaires (1964 dans les dictionnaires généraux).
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Toujours avec un sens concret mais avec une autre destination correspondant aux idées de « protection » et de « conservation »,
réserve apparaît d'abord dans l'
Encyclopédie pour désigner la partie du bois que l'on ne coupe pas pour la laisser croître en haute futaie (1765).
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L'emploi de réserves (XXe s.) pour désigner en géographie économique les quantités de matière minérale non exploitées relève de ce sémantisme.
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De la même idée, avec un autre développement, participent les expressions réserve de chasse (1798, réserve), de pêche (1845), et réserve (1935) ou réserve naturelle (1964 dans les dictionnaires). L'emploi du mot pour désigner un territoire réservé à des populations indigènes est un américanisme (1845 réserve indienne, au Canada) adapté de l'anglo-américain reservation (1830), spécialisation du sens de l'anglais reservation (1320) « action de réserver » (la forme réservation*, également reprise en français au XIXe s., a disparu).
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En relation avec le verbe, réserve s'emploie techniquement à propos de la surface qui, dans une peinture, une aquarelle, ne reçoit pas de teintes et qui, dans une gravure est protégée de la morsure de l'acide (1804) ; par extension, il s'applique à la partie laissée en blanc dans un fond imprimé (1875), à la surface enduite d'un isolant qui la soustrait à l'action effectuée sur les parties voisines (1875) et, par métonymie, à la substance employée à cet effet (1828).
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Dans un autre sens lié à celui d'« action de garder », la réserve se dit de la partie des collections non exposées, non communiquées sans contrôle dans les musées, les bibliothèques (1935).
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Avec la même idée d'objet conservé pour servir éventuellement, le mot réserve s'employait en français du Rwanda pour la roue de secours d'un véhicule.
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Beaucoup plus ancien, le sens psychologique de « discrétion, retenue » (1664, M
me de Sévigné) ne vient pas du verbe, mais de son participe passé
réservé (ci-dessous). Il est notamment réalisé dans la locution
être (1751), demeurer, se tenir sur la réserve (1762, Rousseau). Une spécialisation dans l'usage diplomatique et politique est réalisée dans la locution
obligation de réserve (v. 1970).
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Le sens militaire de réserve a produit le dérivé RÉSERVISTE n. m. (1870) « homme qui appartient à la réserve ».
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RÉSERVÉ, ÉE, le participe passé de
réserver, a d'abord été employé dans l'ancienne locution
réservé que « sous la réserve que » (v. 1290) et, en fonction de préposition, au sens d'« excepté » (1409).
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Probablement d'après le pronominal se réserver, il a été adjectivé avec la valeur psychologique de « retenu, modeste », s'appliquant à une personne (1559) et, par métonymie, à son comportement (v. 1695).
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Son emploi dans l'expression être réservé à, suivi de l'infinitif, pour « destiné à » (v. 1782) est archaïque. Dans le prolongement des locutions médiévales, réservé qualifie en droit ce qui fait l'objet d'une réserve (av. 1613), spécialement dans biens réservés (1804) et, en droit canon dans cas réservé (1870).
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L'adjectif qualifie couramment ce qui est destiné à qqn en particulier (1651), spécialement dans quartier réservé (déb. XXe s.), emploi réservé (1923), chasse réservée. D'après un emploi du verbe, réservé signifie spécialement « qui a été retenu à l'intention de qqn » (1894, Zola), sens développé au XXe s. (place réservée, table réservée, etc.).
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Le dérivé RÉSERVOIR n. m. (1510) a le sens concret de « lieu où l'on met en réserve », notamment « bassin aménagé ou construit où des matières (principalement des fluides) peuvent être mises en réserve ». En pisciculture, il désigne dès le milieu du XVIe s. un bassin rempli d'eau pour conserver des poissons ou des crustacés vivants (1549) et, plus récemment, une caisse à claire-voie que l'on immerge pour conserver le poisson vivant (1875).
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En technique, le mot a donné lieu au XXe s. à de nombreux syntagmes : réservoir d'air (1932), réservoir de stockage, et en composition barrage-réservoir, wagon-réservoir (1964).
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Les sens de « cavité d'un corps où s'accumule un liquide organique » (1684) et de « lieu constituant une réserve naturelle » (1742) ont disparu. L'emploi figuré pour « lieu où se trouvent amassées certaines réserves » (1701, un réservoir d'hommes) relève d'un usage soutenu.
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RÉSERVAT n. m. est une formation savante sur le latin
reservatum (1904) pour fournir un terme spécifique, en droit canon, à ce que l'on appelait
réserve et
1 réservation*.
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1 RÉSERVATION n. f., terme juridique, représente (v. 1330) le dérivé latin médiéval
reservatio, -onis désignant l'action de se réserver un droit et, par métonymie, ce droit.
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Le mot, d'abord attesté dans la locution médiévale
réservation faire « faire des économies », qui correspond à un sens de
réserver, a été repris en droit pour désigner l'action de se réserver un droit dans un contrat (
XVe s.). Il s'est spécialisé en droit canon pour désigner le droit en vertu duquel le pape se réservait la nomination à certains offices et la collation de bénéfices devenus vacants (1690).
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Le terme usuel
2 RÉSERVATION n. f. est un anglicisme (1930-1935) repris de l'anglais
reservation (
XIVe s.) qui vient, soit de l'ancien français, soit du latin médiéval juridique.
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D'abord employé pour l'action de se réserver un droit, le mot anglais s'est spécialisé aux États-Unis pour « action de retenir une place » (1906).
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Il est passé en français par l'intermédiaire des compagnies de navigation maritimes ou aériennes, et malgré une longue polémique, s'est implanté avant d'être accepté par l'Office du vocabulaire français (1963). Il correspondait à un emploi virtuel de réserver et de réservé (ci-dessus), spécialisé par rapport à un sens attesté dès la fin du XIXe s. et évitait l'emploi de réserve, déverbal très polysémique ; d'où son succès.
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D'ailleurs SURRÉSERVATION n. f. (1973) sert à remplacer l'anglicisme surbooking.
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RÉSERVATAIRE adj. et n. m. est un dérivé savant (1846) de
reservatum pour qualifier et désigner (1875), en droit, le bénéficiaire d'une réserve légale.