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L'adjectif, qui s'écrit aussi en ancien français et jusqu'au
XVIe s.
salvage, salvaige, saulvage, s'applique d'abord à des animaux carnassiers qui vivent en liberté dans la nature (v. 1300, en parlant d'oiseaux). Parallèlement à cette idée d'état de nature, se développent à partir du
XIIe s. des valeurs morales attachées à l'emploi du mot à propos des humains.
Sauvage se dit (
XIIe s.) d'ermites ou de brigands qui vivent solitaires, généralement dans les bois. Cependant, dès le
XIIe s., l'idée initiale de forêt tend à s'oublier, comme en italien pour
forestiere qui en est venu à signifier « étranger ».
Salvage, l'ancienne forme, est en effet attesté dans ce sens (1125), par une opposition sous-jacente entre la civilisation et la nature non défrichée
(silva) représentant l'opposition entre la société où l'on vit et le monde extérieur. La
gent salvage s'applique en particulier (v. 1131) aux Sarrasins, opposés aux chrétiens dans le contexte des Croisades. Le mot comporte aussi, en ancien français, l'idée d'étrangeté
(Cf. la parenté étrange-étranger) et
sauvage s'applique à la fois aux humains considérés comme anormaux, extraordinaires (v. 1165) et, dans la culture elle-même, à ceux que l'on juge rudes, grossiers, qui sont comme proches d'un état de nature (1165-1170).
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Le sémantisme initial se manifeste quand l'adjectif qualifie des lieux incultes, où la présence humaine ne se manifeste pas (v. 1150, Eneas) : le « désert » est par nature « sauvage » ; au
XVe s., un
lieu sauvage peut aussi être un lieu inaccessible.
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À propos des humains, le mot a deux valeurs distinctes. La première, individuelle, apparaît en moyen français ; elle qualifie des individus que l'on côtoie dans le groupe social, et sert à exclure ceux qui ne participent pas à l'affinement des mœurs propre à la courtoisie : on appelle ainsi
compagnon sauvage (v. 1300) celui qui ignore les manières de l'amour courtois. Au
XIIIe s. est apparu un sens qui restera vivant à l'époque classique : « de mauvaise humeur, grincheux »
(Cf. la métaphore de l'ours). Dès le
XVIe s., le substantif s'emploie pour qualifier un mode de vie solitaire, asocial :
vivre au salvage (1555), puis
en salvage.
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Une deuxième valeur est collective et, pour employer un anachronisme, anthropologique. Dès la fin du XIIe s. (v. 1196), sauvage qualifie des êtres humains, des peuples considérés comme étrangers à toute civilisation. Le mot équivaut à peu près à barbare, à primitif (en français moderne), mais avec une connotation de violence naturelle, et qualifie aussi les coutumes, les caractéristiques des sociétés en question (1580). Cette acception se précise et se développe à la Renaissance, avec les contacts de l'Europe et des Indiens d'Amérique, avant les Africains. C'est aussi au XVIe s. que l'on commence à employer sauvage dans ce sens comme nom, le féminin étant d'abord sauvagesse (1632, ci-dessous), puis une sauvage (1762). Aux XVIIe et XVIIIe s., le nom et les expressions qu'il sert à former, comme le bon sauvage (1592), syntagme attesté dès le XVIe s., concept développé et diffusé au XVIIIe s. par Rousseau, témoignent du débat entre valeurs naturelles et valeurs sociales.
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À la même époque, à partir des voyages d'exploration, au XVIe s. (attesté 1536), et dans toute l'histoire de la Nouvelle France, les Sauvages, en français, désigne normalement les Amérindiens, et cet usage se maintiendra au Canada jusqu'au XIXe siècle ; il est aujourd'hui senti comme indûment péjoratif. À partir du milieu du XIXe s., le mot Indien, ienne fait concurrence à Sauvage, qui continue de s'employer. Après les années 1960, Sauvage pour « Amérindien » est décidément incorrect et devient « une appellation historique [qui] ne survit dans son emploi neutre que chez les gens âgés » (Dictionnaire historique du français québécois), sauf peut-être dans des locutions où le mot est démotivé. Son usage ancien n'était pas, en général, péjoratif. L'expression été des Sauvages (1858) d'après l'anglais Indian summer a été peu à peu remplacé par été des Indiens (été indien en français de France). Attendre la visite des Sauvages, attendre les Sauvages s'est dit au Québec (XIXe s.) pour « attendre un enfant » et petit sauvage pour « nouveau-né ».
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En français central, le caractère de plus en plus dépréciatif du nom, s'agissant d'êtres humains, se marque par les applications courantes qui, aux XVIe et XVIIe s., vont de « qui aime à vivre seul, qui fuit les relations mondaines » à « qui se plaît à choquer », valeur aussi appliquée à l'expression (v. 1640), aux attitudes et aux actions (1660). Ces acceptions disparaissent au cours du XVIIIe siècle ; au XIXe s., un sauvage est un être humain grandi sans contact avec la civilisation (1831) ou encore un individu cruel (1847), puis grossier, un béotien (1887).
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L'évolution est bien différente s'agissant des animaux et des plantes. Sauvage s'oppose alors, depuis le début du XIIIe s. (v. 1210), à domestique et qualifie en termes de chasse (fin XIIe s.) les bêtes qui ont le goût de gibier (Cf. sauvagine). Ce sens est resté vivant, sans grande évolution et en général sans connotation péjorative. À propos de plantes et de productions animales, l'adjectif se rencontre isolément au XIIIe (sarvage) puis normalement au XVIe s. (depuis 1530) pour « qui pousse ou est produit sans intervention humaine » : plante, chicorée (1542), miel (1550) sauvage ; on dit aussi (v. 1550) un jardin sauvage « inculte, à l'abandon ». S'agissant de plantes et de produits, l'emploi de l'adjectif a reçu au XXe s. une connotation méliorative, en relation avec l'appréciation des produits naturels ; de nombreux syntagmes en témoignent : soie sauvage, miel sauvage, saumon sauvage « non élevé ».
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Complémentairement, les emplois péjoratifs pour « amer, âcre », à propos du goût d'un fruit (1694), d'une huile (1718), ont disparu. Le passage alternatif du mot par des valeurs positives et négatives est d'ailleurs attesté dès le XVIe siècle. Montaigne, en effet, écrivait (Essais, I, chap. 31, Pléiade p. 213), parlant des « cannibales » : « Ils sont sauvages, de mesme que nous appellons sauvages les fruicts que nature [...] a produicts : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons alterez par nostre artifice [...] que nous devrions appeller plutost sauvages. » ; ce passage manifeste la péjoration du mot.
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Avec d'autres connotations, on parle de bétail sauvage en français de Nouvelle-Calédonie, à propos des bovins laissés en liberté.
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Au XXe s., sauvage a vieilli en ce qui concerne le domaine humain, anthropologique, remplacé par primitif (au XIXe s. surtout), lui-même devenu archaïque.
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Outre les valeurs nouvelles que l'on vient d'évoquer (« naturel, sans artifice »), sauvage évoque l'intensité des sensations. Il a en outre pris le sens (v. 1965) de « qui surgit spontanément, sans organisation », dans grève sauvage ou affichage sauvage, « illégal », le sémantisme central, qui oppose la notion de sauvagerie à celle de civilisation, d'organisation, étant respecté.
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Sauvage a de nombreux dérivés.
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SAUVAGEMENT adv. a signifié (v. 1180) « d'une manière extraordinaire ». Il s'emploie couramment au sens de « avec brutalité, férocité » (v. 1300), mais est sorti d'usage pour « à la manière de ce qui n'est pas habité par l'homme » (v. 1360), « d'une manière solitaire » (1554), « avec un aspect inculte » (1574).
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SAUVAGINE n. f. (v. 1175), d'abord salvagine (v. 1119), a désigné l'ensemble des bêtes sauvages, puis une bête sauvage (v. 1138), une réserve de gibier (v. 1155, salvecine). Le mot s'est spécialisé à propos de l'ensemble des oiseaux d'eau qui sont chassés (v. 1240, sauvegine). Il a signifié aussi « odeur d'une bête sauvage » (1240). Par métonymie (1273, sauvegine), il désigne l'ensemble des peaux des animaux qui vivent à l'état sauvage en France, vendues sur le marché de la fourrure.
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Sauvagine a eu plusieurs sens directement rattachés à sauvage, désignant un caractère analogue à celui d'un animal sauvage (v. 1265), l'état sauvage des hommes (1284).
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Les dérivés SAUVAGINEUR n. m. (1914) et SAUVAGINIER n. m. (mil. XXe s.) sont des termes techniques de chasse.
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SAUVAGIN, INE adj. et n. m., d'abord « sauvage » en parlant d'animaux carnassiers (1416, sauvaizin ; v. 1420, sauvagin), s'est appliqué au XVIe s. à ce qui est propre aux bêtes sauvages (apr. 1550). Le nom a désigné une chose rude, âpre (1583). Il demeure comme terme de vénerie, au sens de « goût propre à certains oiseaux d'eau » (1671, le sauvagin).
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SAUVAGEON, ONNE n. et adj. désigne d'abord un arbre venu spontanément, sans culture (1396, sous la forme altérée sauvargon ; 1559, sauvageon) ; en ce sens on a aussi employé sauvechon « pomme sauvage » (XIIIe s.) et sauvageau (1525). Le mot se spécialise ensuite en arboriculture (1595) pour « arbre non greffé, qui peut servir de sujet pour la greffe ». Il s'applique (1793) à ce qui appartient à un sauvageon, mais cet emploi adjectif est rare. Par métaphore il se dit de jeunes gens peu policés (1801), puis d'une personne fruste (attesté en 1883, Zola). Le mot a été repris par un ministre de l'Intérieur (1998) pour qualifier de jeunes délinquants.
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D'autres dérivés apparaissent en français classique.
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SAUVAGESSE n. f. a désigné (1612) une femme d'une civilisation considérée comme peu évoluée, en concurrence avec femme sauvage (Amérindienne, français du Canada, XVIIIe-XIXe s.). L'emploi figuré pour parler d'une femme peu cultivée, sans éducation (1824, Balzac) est demeuré exceptionnel (aujourd'hui archaïsme littéraire).
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SAUVAGERIE n. f. désigne (1739, d'Argenson) le caractère, les habitudes d'une personne qui vit à l'écart de la société. Le mot s'est employé pour « lieu retiré » (1825).
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Il est sorti d'usage aux sens de « période de l'histoire où l'homme n'était pas civilisé » (v. 1825) et de « mœurs, condition des sauvages » (1807, Destutt), opposé à civilisation.
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Sauvagerie, proscrit en anthropologie, équivaut aujourd'hui en général à « barbarie, brutalité » (v. 1855) pour qualifier un comportement cruel.
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Le préfixé
ENSAUVAGER v. tr., « rendre sauvage » en parlant de l'homme, des choses humaines, est rare et littéraire (v. 1792 ; 1866, Goncourt, au pronominal). Ce verbe reprend l'ancien français
ensauvagir v. intr., « agir en sauvage » (fin
XIe s.,
ensalvagir) et « devenir sauvage » (1270), et transitif pour « rendre sauvage » (1240) jusqu'au
XVIe s.