L +
VOIR v. est l'aboutissement d'une évolution phonétique attestée par les formes
veder (v. 980), puis
vedeir (1080),
veeir (v. 1155) et
veoir (v. 1200) ; la forme contractée
voir est attestée en 1636, mais on trouve
veoir jusqu'en 1671. Le verbe est issu du latin
videre, construit absolument ou avec un accusatif et signifiant « percevoir qqn, qqch. par la vue », « donner sur », « être témoin de, disposer de » et « remarquer, constater » ; le latin avait aussi plusieurs acceptions figurées : « imaginer », « avoir de la clairvoyance », « juger, examiner, déterminer », « prendre des mesures pour, pourvoir à ».
◆
Videre se rattache à la racine indoeuropéenne
°weid- qui indique la vision en tant qu'elle sert à la connaissance et n'a que secondairement le sens concret de « percevoir par la vue ».
°Weid- a fourni en grec
idein « voir » et « avoir vu », infinitif aoriste de
hôran (→ idée). Le parfait de
°weid-, qui exprime un résultat acquis, signifie « savoir », ainsi que le sanskrit
véda « je sais »
(→ véda), le gotique
wait, etc.
■
L'indoeuropéen avait trois racines pour indiquer la vision ; °derk-, indiquant proprement l'acte de voir, n'a pas été repris en latin mais a fourni en grec derkesthai (aoriste edrakon). Le latin conserve les deux autres : °spek- « contempler, observer », dans specere et le mot-racine -spex (→ espèce, spectacle), que l'on retrouve en francique dans °spehôn « observer » (→ épier) ; et °okw-, dans oculus (→ œil), en grec dans ops « vue » (→ optique). °Weid-, « connaître », s'est en partie substitué à ces racines, produisant videre.
❏
À la 1
re personne du singulier de l'indicatif présent, la forme phonétique normale
voi (1080,
vei), aboutissement de
video, est la plus courante jusqu'au début du
XVIIIe s., où elle est donnée comme archaïque. Le futur et le conditionnel
je voirai, je voirais (
XVIe s.), formés d'après
je voi, je voyais, ne sont plus employés après le
XVIIe siècle.
Voir reprend l'ensemble des acceptions du latin et est employé dans de très nombreuses locutions ; à côté du sens général de « percevoir par la vue », le verbe développe des valeurs figurées, « percevoir par l'esprit », « constater », « juger », « examiner », comme en latin où elles sont la trace de la racine indoeuropéenne
°weid-.
■
En français, le verbe apparaît avec le sens concret de « percevoir (des objets) par le sens de la vue », construit transitivement (v. 980) et intransitivement (1080) ; il signifie également, dès les premiers emplois (v. 980), « être spectateur, témoin de qqch. ». La qualité de la vision s'exprime par voir bien, voir mal (v. 1170). Y voir (fin XIIe s.) correspond à « jouir du sens de la vue », aujourd'hui surtout en emploi négatif (ne plus y voir, y voir mal, etc.). Il peut être renforcé par clair.
◆
Depuis le XIe s., voir équivaut selon le contexte à « s'apercevoir de, se rendre compte de » (1050) et « comprendre » et, dans le vocabulaire religieux, à « pouvoir contempler (Dieu) » (1050), acception liée à celle du mot vision, et qui n'est plus d'usage. De manière complémentaire, il se dit de Dieu et de la connaissance illimitée qu'Il a du monde et de l'homme, à côté de savoir (Dieu voit tout).
◆
Le verbe s'emploie surtout concrètement au sens de « regarder avec attention » (1130) et, spécialement, « considérer (qqn, qqch.) d'une certaine manière », puis « examiner soigneusement, de façon à mesurer les conséquences » (v. 1196).
◆
Voir qqn se dit par extension (v. 1155) pour « se trouver avec (qqn) », « rencontrer », d'où « lui parler » ; de là viennent les expressions je l'ai vu de mes yeux (fin XIIe s.), de mes propres yeux (1669) et, dès le XIIe s., l'emploi de voir pour « aller rendre visite à qqn » (v. 1190). Se voir, réciproque, signifie « se rencontrer » (v. 1165) puis « se fréquenter » (1675). Le transitif et le pronominal sont des euphémismes pour « avoir des relations sexuelles », comme (se) fréquenter (elle le voit ce soir ; ils se voient). Ces emplois sont stylistiques.
◆
Se voir, qualifié, « se trouver (dans telle situation) » est relevé au XIVe s. (v. 1316).
Dès l'ancien français, le verbe voir a pris des acceptions extensives, comme « prendre connaissance de (qqch.) en le lisant » (1080) et « découvrir un pays » (1080). En voir, en avoir vu correspond à « connaître par expérience (des personnes, des choses de la même catégorie) » (v. 1207) et spécialt « subir des épreuves » (il en a vu [de dures]).
◆
Avec la valeur intellectuelle initiale du latin, voir s'applique à partir du XIIIe s. à la connaissance raisonnée, par exemple dans voir clair dans, en qqch., et absolument voir clair « être perspicace » (v. 1360), ou encore dans veoir au long « avoir de la pénétration », remplacé à l'époque classique par voir de loin.
◆
Deux autres notions abstraites se développent au XIVe s., celle d'activité réglée, dans voir à qqn, à qqch. (v. 1360) « s'en occuper » (voir à sera repris avec un infinitif) et celle d'expérience, le verbe étant employé au passé, dans avoir peu veü (v. 1370), avoir beaucoup vu (fin XIVe s.) et, plus tard (1668), n'avoir rien vu.
◆
L'idée de jugement se développe au XVIe s. (R. Estienne, 1549), à peu près en même temps que celle de connaissance par l'expérience et que celle de présence en tant que témoin, voir qqch., une époque correspondant à « vivre à cette époque » (1580, le sujet désignant une entité personnifiée). Dans ce type d'emploi, on passe de l'idée de perception (vue) et de conscience ou connaissance, à celle de présence et d'existence pure et simple.
◆
À la même époque (XVIe s.), voir prend des valeurs très affaiblies, sinon vides, renforçant un impératif, par exemple dans dites voir (v. 1534), plus tard écoutez voir, voyons voir... Cet emploi a été critiqué par les puristes ; il n'est vivant qu'avec quelques verbes de perception et de parole, en français général, mais il a des emplois plus larges dans plusieurs régions (Bourgogne, Lorraine, Lyonnais, Franche-Comté, Savoie) avec la valeur de donc, souvent après un impératif : attends voir, essaie voir, tâche voir.
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Le pronominal se voir (et participe passé) [1550] équivaut simplement à être (il s'est vu nommé directeur : il l'a été).
◆
De même, vois, voyez servent à attirer l'attention (en incise vois-tu [1637], vois-tu bien [1634]).
◆
Une autre valeur atténuée est représentée par le pronominal se voir « pouvoir être perçu » (1559).
Une large série d'emplois, où le complément du verbe désigne une personne, continue à l'époque classique les valeurs de l'ancien français, « rencontrer, connaître » (voir ci-dessus) ; ainsi
voir une femme (1640) correspond à « avoir des relations sexuelles avec elle » et
se voir se dit de deux amants (1680). Il s'agit d'un sens lexicalisé, à la différence des emplois stylistiques signalés plus haut. En français classique, l'époque n'autorise pas encore la construction complémentaire où le sujet désigne la femme.
◆
Ce type d'emploi devient professionnel, pour « visiter », dans
voir un malade qui se dit du médecin (1665) et du prêtre (1718) et pour « solliciter », en parlant du plaideur qui
voit ses juges (1668). Curieusement,
voir au sens d'« aller consulter » ne semble s'étendre à la situation médicale qu'au
XXe s. (
aller voir un médecin n'est enregistré qu'en 1923).
◆
Dans un autre contexte,
se voir a correspondu à « se battre en duel » (1672), mais le pronominal signifie plus généralement, encore aujourd'hui, « se fréquenter » (1675, ci-dessus), alors que le transitif, dans ce sens (
voir la Cour, 1696) est sorti d'usage.
◆
Toujours au
XVIIe s., l'idée correspondant à
voir à qqch. « s'en occuper » (ci-dessus), s'exprime par
voir de faire qqch. (1614), et
voir à faire qqch. (1632), toujours en usage au moins régional (
il faudra voir à..., faudrait voir à voir, populaire,
faut voir à voir est dans H. Monnier, 1854),
voir que (et subjonctif) ayant disparu.
■
Quant aux emplois intellectuels, voir au sens de « juger » ne s'emploie plus qu'avec un adverbe, dans voir bien, voir mal (1749) « avoir un bon, un mauvais jugement », plus tard (1872) voir faux et se voir « pouvoir être discerné par l'esprit » (1690).
◆
Pour voir, « pour bien comprendre », apparaît au XVIe s. (1555). L'expression a pris aux jeux de cartes (notamment, au poker) la valeur spéciale de « pour voir quel était le jeu de l'adversaire », en misant.
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Une autre valeur psychologique, métaphorique du sens concret, correspond (1361) à « enregistrer des images créées par l'esprit » (voir en rêve) et à « se représenter par l'imagination » (av. 1648). Ces emplois extensifs donnent lieu à des locutions comme j'ai vu le moment que... « il s'en est fallu de peu que... » (1651) et, avec l'idée de « vision fictive », voir cent mille chandelles (id.), devenu au XIXe s., voir trente-six chandelles (1868).
Au sens le plus usuel (« perception par la vue »),
voir acquiert d'autres emplois dans des locutions verbales, telles
faire voir qqch. à qqn « lui montrer », « lui permettre de le regarder » (1636 avec sujet nom de chose ; 1673, sujet nom de personne),
laisser voir (av. 1678) qui a le même sens et se dit aussi pour « donner à connaître » (1677), et
faire voir pour « démontrer, montrer » (1645).
Se faire voir, « se montrer », est attesté au
XVIe s. (1580) ; au
XXe s., l'expression entrera dans des insultes (ci-dessous).
◆
Par ailleurs,
voir le jour, voir la lumière s'emploie figurément pour « être vivant » (1640), puis pour « paraître, être publié » (1690).
◆
Parmi les valeurs affaiblies, le pronominal
se voir s'emploie avec l'infinitif pour « être en train (de subir qqch.) », par exemple dans
se voir mourir (1636) ;
voir signifie ici « être conscient de » ou « s'imaginer »
(je ne me vois pas faire, dire...).
◆
Dans
à voir (qqch.) « quand on considère » (1667),
voir implique le jugement, comme il implique la surprise dans
que vois-je ? (1655) et l'indignation dans
voyez un peu ! (1673),
a-t-on jamais vu... ou dans
pour voir, formule de défi
(fais donc ça, pour voir !) [1668].
■
Au sens de « considérer », le verbe s'emploie aussi au XVIIe s. pour « envisager pour un but précis », d'où ne voir que... (1701) « ne considérer que... ». Au futur, je verrai, nous verrons (1690), puis on verra (av. 1772), s'emploient pour « la chose sera considérée, envisagée » ; de même, manière de voir (1762) signifie « manière de juger ».
◆
De là, avec un adverbe métaphorique exprimant une couleur, l'idée de « considérer avec optimisme ou pessimisme » dans voir qqch. noir (1718), puis voir en noir (1762), l'opposé voir tout en rose étant bien ultérieur (1870 ; voir la vie en rose, 1876).
◆
Dans certains cas, voir correspond à « deviner », par exemple dans voir venir qqn « comprendre ce qu'il va (ou qu'il veut) dire ou faire » (1623). D'où des locutions où venir est complété (je le vois venir avec ses gros sabots).
L'idée de mise en rapport entre deux choses se dégage d'une tournure négative, n'avoir que voir à qqch. (1640), sortie d'usage. Ici, la valeur abstraite et intellectuelle, ramenée à un sujet nom de chose, se réduit à « être mis en rapport, se rapporter à », d'où n'avoir rien à voir avec qqch. (1718), « n'avoir aucun rapport », toujours usuel (ça n'a rien à voir).
◆
En français de Belgique, voir après (qqn, qqch.) s'emploie pour « aller chercher ».
◆
Le rapport entre la perception visuelle et le lieu où elle est possible, c'est-à-dire la relation entre l'observateur et l'observé, est exploité dans l'apostrophe plaisante : allez voir là-bas si j'y suis (1633) pour « allez voir ailleurs, allez-vous en » (exploité dans une émission de radio évoquant des situations lointaines : « Là-bas si j'y suis »). On emploie aussi allez-y voir (on aime mieux le croire que d'aller y voir, 1690) ; allez voir correspond ici à « être (en un lieu) ». Au XVIIe s., un beau venez-y voir signifiait « une chose négligeable ».
◆
Au sens de « subir, éprouver », on relève en avoir vu (bien) d'autres (1547), d'où en voir, en avoir vu, j'en ai vu d'autres, j'ai vu pire, etc.
Tous les sens et la plupart des emplois du verbe étant déployés, il n'apparaît plus, à partir du
XVIIIe s., que des nuances et des expressions nouvelles.
Voir y correspond parfois à « être proche de, présent à », comme dans
voir (avoir vu) la mort de près (av. 1720) ou, au
XIXe s.,
avoir vu le feu « avoir participé à des combats » (av. 1861) ; dans le même registre,
voir faire qqch. signifie « en être témoin » (1876).
◆
C'est l'idée d'imagination qui prévaut dans la métaphore sur
je vois ça d'ici (1772).
◆
L'impératif du verbe, utilisé depuis le
XVIIe s. pour attirer l'attention, s'emploie spécialement pour renvoyer, dans une lecture, un texte :
voyez ci-dessous, etc. (av. 1782), en concurrence avec l'infinitif
voir plus haut.
■
Les emplois lexicalisés de voyons ! exprimant reproche, étonnement réprobateur, rappel à l'ordre, sont attestés au début du XIXe s. (v. 1820). On peut en rapprocher l'emploi du futur exprimant une menace (tu verras, nous verrons, 1722 et aussi tu vas voir, vous allez voir ce que vous allez voir [1753], etc.), mais voir relève alors du sens de « subir ». En revanche, l'emploi québécois de voyons donc ! pour exprimer le doute, l'incrédulité reste proche de celui de voyons ! en France, dans des contextes avec des connotations différentes, correspondant au tiens donc dubitatif du français de France.
■
Une nuance du verbe appelée à un grand avenir est celle où le complément désigne un spectacle visuel, théâtre, mais aussi danse, fête, attractions, exposition, puis au XXe s., cinéma, télévision. Voir signifie alors « assister à (un spectacle) ». Cette valeur semble apparaître ou se développer à l'époque romantique (attestée 1832) et donne lieu à des emplois comme aller voir (un spectacle, au XXe s. un film, mais aussi un acteur, etc.).
◆
Par extension, tu as vu... ? vous avez vu... ? correspond à « est-ce que tu connais, es-tu au courant », par l'ambiguïté fondamentale du verbe entre « percevoir visuellement » et « connaître ».
◆
De même, dans il faut voir, il faut avoir vu et dans être à voir, d'abord d'un spectacle, on passe à « offrir un certain intérêt » (1876).
■
Toujours au sens général d'« être témoin de », une série d'expressions sont attestées vers le milieu du XIXe s. : je voudrais bien voir ça, qui signifie par extension « c'est inimaginable » ou « inacceptable » (1872), je voudrais bien vous y voir, vous voir à ma place (1872) « vous ne ferez pas mieux que moi », on n'a jamais rien vu de pareil (1872) puis on n'a jamais vu ça « c'est incroyable », faut (fallait) voir ça ! correspondant à « c'est (c'était) étonnant ».
■
Ne pas voir qqn correspondant à « ne pas le supporter », parallèle à ne pas pouvoir sentir, la locution familière et courante ne pas pouvoir voir (qqn, qqch.) en peinture (1868), c'est-à-dire « même en peinture, en image », constitue un intensif.
■
Enfin, du sens de « supporter », déjà ancien, viennent en faire voir à qqn et en voir (de dures, de belles), ainsi que se faire voir « se faire attraper » (1878), synonyme de se faire avoir et qui ne se comprend que par allusion au sens sexuel de voir, déjà attesté au XVIIe s. (ci-dessus), et qui devient explicite dans va te faire voir (1883, dans Chautard), va te faire voir chez les Grecs, où voir est un euphémisme pour foutre.
◆
Avec la valeur extensive de voir « considérer, juger » (ci-dessous), l'expression on peut voir ça comme ça (années 1990) évoque une autre scie à la mode : on va le dire comme ça.
❏
VU, VUE adj., prép. et n. m. qualifie (
XIIe s.,
veü, écrit
veu) à la fois ce qui est perçu par l'œil et ce qui est compris.
Vu devient en moyen français une préposition (fin
XVe s.) et signifie « eu égard à », et
vu que, loc. conj. (1421), « attendu que », encore en usage régionalement.
◆
Vu, prép., s'emploie au
XVIIe s. en droit (1690) pour « après avoir examiné » de même que
le vu, n. m. (1690), par exemple dans
sur le vu de (qqch.) [1872].
◆
Des premières valeurs viennent l'emploi comme nom masculin dans
au vu de tous « au grand jour » (
XIVe s. : v. 1320), puis
au vu et au su de (1510).
◆
Bien (mal) vu (1655) se dit d'une personne qui a (n'a pas) l'estime d'autrui, utilisant le sens spécialement et figuré de
voir « juger, considérer ».
C'est tout vu, « c'est bien décidé » (1606), correspond à
voir « estimer, examiner »,
ni vu ni connu (1783) au sens de « percevoir », comme
du déjà vu (1938) pour parler de qqch. qui manque de nouveauté.
■
Le composé M'AS-TU-VU n. m. inv. est un sobriquet donné (1902) aux acteurs médiocres, peut-être par référence à la question que les acteurs se posent entre eux à propos de leurs rôles. Ce sens a disparu, et le mot désigne (1906) une personne vaniteuse.
◆
Le dérivé M'AS-TUVUISME n. m. (1938) est rare.
◈
VUE n. f., réfection graphique (
XIIIe s.) de
veüe [veue] (
La Chanson de Roland, 1080), est la substantivation du participe passé de
voir.
■
Le mot a d'abord la valeur d'« action de voir » et est employé pour désigner le sens qui permet de voir. Il se dit aussi pour ce qui est vu (XIIe s., vewe), désigne l'étendue de ce qu'on peut voir d'un lieu et la perception de qqch. par le sens de la vue, ces valeurs de l'ancien français seront éliminées par vision.
◆
Par ailleurs vue se dit (v. 1360) du fait de recevoir des perceptions visuelles, associé à une participation de l'esprit.
◆
Par extension, le mot s'emploie pour le fait de regarder, dans à vue « aux yeux de tous » (v. 1130), disparu, puis dans à la vue de tous (1549). Par ailleurs, il désigne la distance jusqu'à laquelle on peut voir les objets (v. 1155).
◆
C'est avec l'idée de « manière dont on regarde » que vue s'est utilisé en droit (v. 1283), spécialement en parlant de l'examen d'une terre sur les lieux-mêmes, et avec la même valeur dans la locution à vue d'œil « d'une manière constatable par le sens de la vue » (XVe s.), sens archaïque, l'expression signifiant « approximativement ». La vue de (qqn) [1370] signifie « le fait d'avoir sous les yeux, d'être en présence de », d'où spécialement en religion la vue de Dieu des bienheureux (1679) ou des mystiques (déb. XVIIIe s.). À la vue de (qqch.), « à une distance d'où l'on voit » (XVe s.), est sorti d'usage, comme à vue de (1680), supplantés par en vue de (1845) qui s'emploie surtout en marine.
◆
Le mot désigne le spectacle qu'offre qqch. (1461) et par métonymie ce qui permet de voir, une ouverture, une petite fenêtre (1438), aujourd'hui en droit dans des expressions comme vue bée (1690) devenu vue oblique (1804), ou encore dans vue droite (1804). La locution avoir vue sur (1707) « être dirigé vers » s'applique à la partie d'une habitation qui a une baie ouverte dans telle direction, puis de la baie elle-même (1735).
■
Vue s'est employé depuis la fin du XVe s. (1489) et surtout à l'époque classique à propos de la rencontre entre deux personnes, valeur où vue a été remplacé par entrevue*.
◆
De vue, loc. adv., signifie « par la vue » dans connaître qqn de vue (1538). Jeter sa vue sur qqch., « diriger ses regards vers » (XVIe s.), devenu jeter la vue... (1669), est sorti d'usage, ainsi que en belle vue, « aperçu de loin pour son avantage » (1538), où vue signifie « aspect sous lequel se présente un objet » (1667, employé seul).
◆
La locution adverbiale en vue « dans une situation telle que la vue le perçoit » (1552) prendra au XIXe s. des valeurs figurées : « marquant, important, connu » (1876, personne en vue) et, d'après le sens de en vue de « à une distance où l'on peut voir » (ci-dessus), au figuré « imminent » (XXe s.).
■
Le sens abstrait de vue amorcé au XIVe s. (ci-dessus) se développe au XVIe s. pour « fait d'envisager, de se représenter par l'esprit » (1680). Cette valeur abstraite se développera dans la seconde moitié du XVIIe siècle.
◆
Auparavant, le mot entre avec ses valeurs concrètes dans des locutions figurées. Juger (qqch.) à vue de pays « en gros, au jugé » (1606) ne s'emploie plus ; elle signifiait aussi « sur le seul aspect des lieux » (1655).
■
Vue s'emploie pour « les yeux, la vision » (mil. XIIIe s.), d'abord dans la locution donner dans la vue, « éblouir », signifiant au figuré (1636) « charmer, exciter les sentiments amoureux », puis seul (1658).
◆
À vue, « en observant, sans quitter des yeux », s'est employé spécialement dans payer (un effet, etc.) à vue (1676), chasse à vue (1654). Garde à vue (1680), employé en droit, est demeuré usuel pour « contrôle physique sur une personne ». Changement à vue (XXe s.) se dit d'un décor de théâtre et, au figuré, d'un changement soudain et total.
■
Vue, avec sa valeur abstraite, se développe au XVIIe s., entrant dans la locution prépositive en vue de « de manière à préparer (un but, une fin, etc.) » (1665). Vues, au pluriel, signifie « ensemble d'idées » (v. 1650), puis « dessein, intention, projet » (1676), spécialement dans avoir des vues sur qqn « avoir l'intention de l'épouser » (1715), et avoir des vues pour qqn (fin XVIIe s.), puis sur qqn (1740) « penser à (qqn pour qqch.) », expressions vieillies.
◆
Au sens d'« idées », des vues entre dans l'expression échange de vues « discussion » (XXe s.).
◆
Par ailleurs, avoir qqn en vue signifie « penser à lui pour un travail, etc. » (1690), à côté de avoir qqch. en vue (1695) « se le proposer comme but » et, par une extension tardive (XXe s.), « penser qu'on l'obtiendra bientôt ».
◆
Avec le sens concret, « action de voir, de regarder », vue désigne dans l'usage classique l'aspect sous lequel on voit qqch. (1667).
■
C'est à cette notion que correspond point de vue (1651), où vue signifie « action de voir » et qui prend très vite sa valeur figurée (1670) [→ point].
■
Une vue, à la même époque, désigne par métonymie l'image qui représente un lieu dans une perspective donnée, c'est-à-dire un plan (1634), puis (1704) une représentation picturale de la nature. La notion de direction est dominante dans l'acception pour « perspective adoptée par le regard » (1708), par exemple dans vue plongeante.
◆
Le sens de « vision », appliquée aux animaux, donne l'expression à vue d'oiseau « de loin et de haut » (1678) qui sera remplacée par à vol d'oiseau.
◆
Seconde vue (1812) ou double vue (1876) se dit de la faculté de voir par l'esprit des faits hors de portée de la vue, d'où le sens figuré de « grande perspicacité ».
◆
Au XXe s., d'abord en argot sportif (1919), le mot entre dans la locution en mettre à qqn dans la vue (ou dans l'œil), « l'emporter sur lui », sorti d'usage, puis dans en mettre (en foutre) plein la vue « éblouir », familier.
■
Au sens de « représentation, image » (ci-dessus), vue sert à former prise de vues (1923), terme technique de cinéma. En français du Canada, les vues s'est dit pour « le cinéma » (aller aux vues) et une vue, parfois, pour « un film » (regarder une vue à la tévé).
■
Le composé BÉVUE n. f. est formé (1642) à partir du préfixe bé-, bes-, issu du latin bis (→ bis).
◆
Le mot s'est dit d'une erreur due à la vue et désigne figurément (1655) une méprise grossière due à l'ignorance ou à l'inadvertance ; il s'est employé à l'époque classique (1690) à propos d'une faute due au manque d'attention, aux échecs.
■
LONGUE-VUE n. f. (1825) vient de lunette de longue vue (1667) « lunette d'approche ».
◈
VOYANT, ANTE n. et adj., d'abord sous les formes
veant, veiant, voyant, participe présent de
voir, s'est employé, en ancien et en moyen français, comme préposition pour « à la vue de, en présence de » (1080,
veiant ; v. 1180,
voiant).
■
Le nom désigne une personne qui voit (v.1120, veant) ; de là, adjectivement, frère voyant autrefois « membre de la communauté des Quinze-Vingts qui, n'étant pas lui-même aveugle, est marié à une femme aveugle » (1694), encore attesté en 1878. Cette valeur de voyant, opposée à aveugle, est renforcée au XXe s. par l'usage courant de non-voyant (ci-dessous).
◆
L'adjectif qualifie une personne qui voit (1607) ; il est rare.
■
Le sens passif, « qui peut être vu » (XIIIe s.), a disparu, mais cette valeur a été reprise avec la nuance spéciale de « qui attire le regard », d'abord (1660) en parlant de couleurs puis, au figuré et souvent péjoratif, « qui attire l'attention (excessivement) » (av. 1851) : c'est un peu trop voyant.
■
Avec la valeur abstraite et forte de voir « connaître et percevoir par l'esprit », voyant, dans la Bible, signifie « prophète » (v. 1170). C'est ensuite le nom donné (1812) à un visionnaire qui prétend avoir des connaissances surnaturelles, parfois à une personne très perspicace (voyante, av. 1850). D'où le sens (1871), littéraire, de « penseur qui voit et sent ce qui est inconnu des autres », acception reprise au XXe s. à propos de Rimbaud et de sa conception du poète.
◆
Voyant se dit à l'époque romantique (1837, Balzac) d'une personne qui prétend être doué de double vue, d'où VOYANTE n. f. (1869, Goncourt) et voyante extra-lucide.
■
À la fin du XIXe s. (1894), le nom masculin désigne aussi un dispositif lumineux (par exemple dans voyant lumineux) destiné à attirer l'attention de l'utilisateur. C'est aussi le nom de divers dispositifs permettant de voir.
■
VOYANCE n. f., d'abord veance « vue » (du XIIIe au XVe s.), est repris au XIXe s. pour désigner (1829) le don de double vue, l'état de voyant, appliqué ensuite aux différentes valeurs du mot.
■
NON-VOYANT, ANTE n. est la reprise récente (v. 1970) de nonveant (v. 1155) formé sur veant, forme ancienne de voyant (ci-dessus). Le mot fonctionne aujourd'hui comme euphémisme officiel pour aveugle.
■
MALVOYANT, ANTE adj. et n. signifie « affecté de graves troubles de la vue ».
◈
VOYEUR, EUSE n. est attesté en ancien français sous une forme correspondant aux variantes anciennes de
voir (1138,
veor) au sens de « guetteur ». Le mot réapparaît à la fin du
XVIIe s. (aussi
voyeux), désignant qqn qui assiste à qqch. par simple curiosité, sens sorti d'usage.
◆
Voyeur, n. m. s'est spécialisé (1833) pour désigner une personne qui assiste sans être vue à des scènes érotiques.
◆
Le mot a signifié aussi par métonymie « ouverture par laquelle on peut observer une scène érotique » (1885), acception disparue.
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Le dérivé VOYEURISME n. m. (attesté 1957) est employé en psychiatrie pour désigner le comportement des voyeurs considéré comme une perversion sexuelle.
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VOYEUSE, n. f. a désigné (1771) une chaise à dossier bas, sur laquelle on s'asseyait à califourchon surtout autour des tables de jeu, et qui permettait de voir le jeu des autres joueurs.
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REVOIR v. tr., réfection graphique (1549) de
reveoir (
XIIe s.), lui-même précédé par la forme archaïque
reveidir (v. 980) [de
veidir, → voir], a le sens général de « voir de nouveau ».
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Selon les diverses acceptions de
voir, le verbe signifie « se trouver de nouveau en présence de (qqn) » (v. 980), puis « examiner de nouveau, pour corriger ou parachever » (
XIIIe s.), d'où
revoir un procès (1549).
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Reveoir, en vénerie (v. 1375), a donné
le REVOIR n. m. (1690) « empreinte laissée par le pied de l'animal chassé ».
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Au
XVIe s., le verbe
revoir prend aussi le sens de « regarder de nouveau » (1558), spécialement dans
revoir un spectacle (1669) et de « retourner (en un lieu qu'on avait quitté) » (1588).
Revoir qqn donne lieu à
se revoir, réciproque (1651). Le verbe signifie aussi « voir de nouveau par la mémoire » (1651) et, dans le domaine scolaire (1686), « étudier de nouveau pour se remettre en mémoire », sens qui correspond à
réviser, révision.
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Le revoir n. m., « le fait de revoir qqn » (av. 1549), donne naissance à l'expression adieu jusqu'au revoir (1644), puis jusqu'au revoir (1660), aujourd'hui au revoir, loc. interj. et n. m. (1798), par exemple dans ce n'est qu'un au revoir. À revoir (1835) est sorti d'usage.
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De ce sens procède le dérivé familier REVOYURE n. f., employé dans à la revoyure loc. adv. (1821).
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1 REVUE n. f., participe passé substantivé de
revoir, d'après
vue, correspond au sens d'« examiner ». Il a désigné (1317,
reveue) le fait de revoir un partage, de le réviser, acception disparue, qui est passé en anglais donnant
review, lequel a été réemprunté par le français
(→ 2 revue).
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Puis le mot désigne (1356 écrit
reveue ; 1559,
revue) l'inspection des effectifs, équipements, etc., appartenant à un corps de troupe.
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Il a eu la valeur générale d'« examiner de nouveau » (fin
XVe s.,
revewe).
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Désignant le fait de se revoir (v. 1530), le mot
revue, correspondant à
revoir, n. m. (ci-dessus), est sorti d'usage, sauf dans
être gens de revue (1775), vieilli, et dans
nous sommes de revue « nous aurons l'occasion de nous revoir » (1835), encore en usage.
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Revue s'emploie aussi (1611) pour « examen de conscience » et, concrètement, d'après le sens militaire, pour « examen d'un ensemble matériel », d'où
passer en revue « examiner en détail (qqch.) » (v. 1770).
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Cette acception d'examen rend compte de celle de « publication périodique », qui passe en revue l'actualité d'après l'anglais review, mais cet emprunt constitue un autre mot (→ 2 revue).
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C'est aussi à partir de cette valeur que le mot s'emploie (v. 1840) pour désigner une pièce comique ou satirique, qui passe en revue l'actualité, met en scène des personnalités connues, puis (av. 1932) un spectacle de variétés, l'idée de « scènes indépendantes » propre à la pièce comique l'emportant.
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Repris dans le vocabulaire militaire où cette valeur est ancienne (ci-dessus), on dit depuis le XIXe s. passer des troupes en revue (1831), et revue se dit (1842) d'une cérémonie au cours de laquelle les troupes sont présentées à un officier supérieur, une personnalité. De là est issu être de revue, familier et vieilli (1848), « être frustré de ses espérances », peut-être à cause des désagréments qu'apportent la revue et ses préparatifs aux soldats, ou par allusion à l'aspect itératif de revoir (celui qui de (la) revue doit repasser).
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Le mot, au sens de « spectacle satirique », a fourni REVUETTE n. f. (1898) et REVUISTE n. (1885) « auteur de revues ».
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Un dérivé de
revoir, REVOYEUR n. m. a désigné (1636) celui qui revoit qqch. pour l'approuver ou le rejeter.
Revoyeur (1871), puis
renvoyeur, désigne un navire dragueur qui cure des cours d'eau, sens venu de
revoir « corriger, rectifier ».
Revoyeur, pour « engin qui refait la voie » est probablement formé sur
voie.
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ENTREVOIR v. tr., réfection (v. 1190) d'après
voir de
entrevedeir (1080) « se voir les uns les autres », puis
entreveeir, a signifié (v. 1190,
s'entrevoir) « se rendre visite mutuellement », sens encore relevé en 1798.
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Le verbe prend ensuite le sens de « voir imparfaitement » (1270,
entreveoir) puis de « voir en passant, rapidement » (1504).
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Par ailleurs,
s'entrevoir s'est dit pour « avoir une entrevue (avec qqn) » (1490-1496), d'où
entrevoir qqn « aller le voir » (v. 1590) et, spécialement, « visiter (un malade) » (v. 1560) ; ces acceptions ont disparu, alors que le dérivé
entrevue (ci-dessous) y correspond. Par figure du sens visuel (vision imparfaite ou figitive),
entrevoir signifie « avoir une idée imprécise de (une chose actuelle ou future), deviner, pressentir » (1670).
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ENTREVUE n. f. (1498), du participe passé de s'entrevoir, désigne une rencontre concertée entre personnes, spécialement (1530) entre deux hommes d'État. Ce sens est demeuré vivant, ce qui fait que le substantif n'est plus en rapport sémantique avec le verbe.
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ENTREVISION n. f. (av. 1895), d'après vision, « action d'entrevoir », est rare.