Comment dire : j’écris pour cesser d’écrire ? A l’instant où j’entreprends ce livre, c’est pour arrêter quelque chose – en finir ou rêver que j’en ai déjà terminé. Je voudrais passer de l’autre côté d’une phrase, celle-ci : Nous sommes le 19 octobre. Oui, cinq mots suffiraient s’ils ne se dédoublaient aussitôt, et voici : c’était le 19 octobre 1977, il y a un an. A cause de ce 19 octobre, le passé, je suis obligé d’occuper l’actuel, le présent, à la relation d’un événement dont je sais pourtant que le passage du temps ne le termine pas. Et ce savoir fait que je n’espère pas non plus en terminer avec lui en l’écrivant ; d’ailleurs, relater cet événement n’est pas le but que je cherche, car tout est lié à ses suites, et avec elles je n’en finirai pas.

 

– Avez-vous déjà écrit à ce sujet ?

– Non, dis-je, en regardant les lignes qui précèdent.

– Ecrire fait donc partie des suites.

– C’est une façon de voir.

 

Il est vrai que je me méfie des mots, de leur ruse, de leur relativité ; il est également vrai que je me fie à eux pour la bonne raison qu’ils produisent tout ce qu’on oublie de leur faire dire, et Nous sommes le 19 octobre, et ce fut un 19 octobre que j’achetai la photo. Plus exactement, je n’achetai pas la photo, mais le livre à l’intérieur duquel elle se trouvait.

Je peux donc écrire à présent : le 19 octobre, me promenant sur les quais de la Seine, j’ai acheté un livre dans lequel il y avait une photographie. C’est à cause de la photographie que j’ai fait l’acquisition de ce livre. Aujourd’hui, 19 octobre de l’année suivante, je relate cet événement, qui tient en quelques mots. Non pas dans les mots que je viens d’écrire, mais plutôt dans ceux-ci : j’ai acheté une photo dissimulée dans un livre, et pour accomplir cette dissimulation, j’ai acheté le livre et non pas la photographie, qui était l’unique raison de mon achat.

Comment savais-je qu’elle était là ? Il s’agit presque d’une autre histoire. Le livre avait une reliure muette, et c’est pourquoi je l’avais retiré de son rayon, mais d’un geste si maladroit qu’il m’avait échappé, s’ouvrant alors de lui-même à la page que la photographie marquait. Rien de plus banal, sauf que l’apparition de la photo me fit oublier de regarder quel était ce livre. Et je l’ignore toujours.

Je vivais une période dont je ne savais à quoi attribuer le trouble. Le monde n’allait pas bien non plus. Je me souviens pourtant d’une journée très légère : parfois, au lieu d’être éclairées, les choses éclairent. Quelques semaines auparavant, j’avais été pris d’un bizarre malaise : c’était dans un train et pendant la lecture d’un livre. Je suis sûr que le malaise et la lecture étaient liés, mais comment avouer – et surtout écrire – qu’un livre vous a rendu malade, et même plus que malade ? Je sais que ce malaise m’a repris, une fois encore, au moment où j’ai aperçu la photo.

Le souvenir, ici, est très net : je vois le bâillement du livre, et ce bâillement s’élargit dans une progression qui, bien qu’instantanée, a pour moi un ralenti inexorable. J’ai refermé aussitôt les deux mâchoires de papier pour qu’elles réenfournent ce qu’elles avaient tendu vers moi. Je suppose que cette image m’est apparue des centaines de fois ; elle n’en persiste pas moins à me procurer la même impression très vive, car toujours inattendue. Il semble qu’à l’instant où cette image se forme le temps s’arrête, et j’oublie. J’oublie le déjà vu dans le saisissement de sa venue, et son apparition est immédiatement rejetée derrière le geste que je fis pour le faire disparaître.

Ou bien, il arrive qu’une chose se perde dans sa propre évidence. J’en vois bien la réalité, mais voir la réalité la couvre d’une énigme.

Ou bien, la ruse des mots est de nous faire écrire : voici, et il n’y a rien puisque le désir des mots nous libère du désir de la chose même.

Ou bien, est-ce que la pensée ne se trahit pas elle-même en prenant sa représentation pour sa réalité ?

 

– Il y a la vérité d’un fait.

– Il n’y a que le vraisemblable.

 

Qui parle ? Mais d’abord est-il nécessaire de le savoir ? Les visages ne correspondent peut-être plus aux mots, et d’ailleurs ne sont-ils pas également des mots ? J’étais là. J’étais attentif parce que j’attendais, mais mon attention diluait peu à peu ma raison d’être là.

 

– Les choses qui nous sont données gratuitement ne nous font jamais cadeau de leurs conséquences.

Et d’autres, dans mon dos :

– Une scène primitive.

– Oui, une scène mortelle.

J’écoutais avidement une conversation dont je faisais partie à cause d’un certain jour, d’un certain lieu, mais de tout cela il ne reste que mon corps déplacé, et des sursauts de mots.

– Je ne veux rien, et cependant ce que je fais est voulu.

– Qu’est-ce qui est possible ?

– Le désir. Seulement le désir.

Sans doute cela appartient-il à une histoire différente : je la comprenais alors, mais ce serait aujourd’hui une trop lourde tâche, et vaine, que de dire ce que je comprenais. Cela se passait dans une clarté, qui ne tenait à rien, sinon au simple fait d’être là et d’écouter.

Où en suis-je à présent ?

Mais il ne s’agit pas de moi : il s’agit toujours de relations, de rapports, et de cette impuissance à dire ce que leur fixité met en circulation. Un écrivain peut faire semblant de tout, mais est-il encore un écrivain s’il ne tient pas son semblant pour rien ?

N’en va-t-il pas de même de l’amour ?

Il arrive que l’on s’efforce vers un nouveau visage, et derrière ce visage n’existe que notre besoin d’être aimé. On s’aperçoit alors que le besoin a donné un coup de pouce aux circonstances.

Je regarde donc ma main, et peu à peu s’efface l’illusion : celle qui consistait à aller au plus court en prenant ce que j’écris pour ce que je suis.

 

Le malaise qui me saisit à la vue de la photographie ne dura probablement que quelques secondes. Déjà, d’un geste brusque, j’avais refermé le livre et je m’étais tourné vers le marchand pour demander le prix. J’ai payé. Je suis parti, me pressant vers un rendez-vous inexistant, et qui me conduisit à errer fort longtemps aux alentours d’une ruelle, où demeurait une jeune femme dont j’aimais les yeux. Cette ruelle, qui finissait en impasse, formait une sorte d’étroite et longue cour privée que bordaient quelques maisons. L’entrée de la ruelle était barrée par un haut portail dont les barreaux confortaient sans doute le sentiment de propriété, ou de retrait, des habitants. Ce portail, je ne l’avais jamais franchi ; l’ombre qu’il projetait sur le sol à cette heure avait un charme, et mon attente fut distraite par la contemplation de son dessin, dont les vides changeaient de luminosité selon ma position. Il me semblait y apercevoir l’envers de la présence, et bien que cela ne voulût rien dire, je me le répétais avec plaisir.

J’attendais moins la venue improbable de la jeune femme que l’effacement d’une impression, ou la possibilité de son retour. En fait, je fixais un détail, puis l’autre à m’en crever les yeux.

J’écris ces mots, qui sont exacts, et mon corps éprouve une grande détresse. Sous le coup de la rencontre de cette femme, j’avais écrit en travers d’une page : « Mon amour, mon amour voudrait te crever les yeux. » Ces mots, je les avais griffonnés dans une minute où m’égaraient l’absence et le désir ; bien entendu, je ne les avais ni prononcés, ni donnés à lire. Mais un autre jour, ayant marché longuement avec cette jeune femme que je voyais pour la seconde fois, j’avais fini par tourner une phrase qui s’achevait par ces mots « … pour tes beaux yeux. »

C’était dans le vacarme d’un carrefour, et comme pour barrer le souvenir des mots écrits à la suite de la première fois ; mais cette rature, tout à coup, me devint insupportable, et je dis :

– Je voudrais te crever les yeux.

Tu as ri.

Et j’ai bêtement souligné ma phrase en t’expliquant qu’elle ne voulait pas dire ce qu’elle disait.

Notre promenade, maintenant, nous rapprochait de la séparation. J’avais peur.

– Où voulez-vous que je vous voie ?

– Nulle part.

Ces deux répliques me venaient d’un récit que j’avais lu autrefois. Elles passaient de ma tête dans ma bouche ; elles me faisaient la langue d’un mort. Au moment où je m’apprêtais à dire la première, une autre m’est venue :

– Relevez vos jupes, Mesdames, nous allons traverser l’enfer.

Nous avons ri.

Et déjà il fallait se quitter.

Et la journée s’éparpillait comme du sable.

 

– J’écris pour voir. Les images sont le non-dit du texte. Je soulève les mots comme des écailles. Mais le langage modifie l’image en la disant de telle sorte qu’il faut la revoir… La revoyant, elle a changé, il faut la redire, ce qui la change encore. Alors, je m’obstine, essayant de convoquer ce qui n’en finit pas de changer pour que la réalité soit là, qu’elle m’attende. Mais ma réalité est une fiction puisqu’elle ne prend corps que dans l’épaisseur du texte… A présent je me dis : ta réalité sera ce que tu écris, et à la fin on verra…

 

Etait-ce devant le portail ? Etait-ce au cours d’une autre attente ? Je ne sais. J’ai ouvert le livre à la dernière page :

Pour moi, qui étais lié avec le défunt dans ces dernières années et qui n’étais pas sans connaître son passé, si je puis me permettre d’exprimer mon opinion personnelle, j’estime que sa faute a été rachetée par sa mort.

Et au-dessous :

Signé : Moeller, Régisseur du domaine de Hillenbrook.

A la page suivante, l’achevé d’imprimer :

1933 – Fontenay-aux-Roses. Imprimerie Louis Bellenand et Fils. – 46.915.

J’ai refermé le livre.

Je craignais de revoir la photo.

Mes aller-retour devant le portail donnaient à son ombre un mouvement qui m’inquiétait : l’ombre bouge. Il me fallait une agitation pour en fuir une autre. Et cependant que je m’agitais de cette façon, j’étais dans un état de grande excitation mentale qu’une phrase brusquement cristallisa, comme si elle avait rassemblé tous les mots éparpillés jusque-là dans une confusion dont je n’avais pas conscience. Je m’en aperçus à force de me répéter cette phrase :

– J’ai été longtemps défiguré par l’idée que je me faisais de mon propre visage.

– Et nul ne t’a rassuré ?

J’ai hésité, puis :

– Mon visage était la meilleure prison de ce secret, car il le rendait invisible.

Silence.

– Ne vaut-il pas mieux accéder à soi par le doute de soi ?

– Toujours les mêmes bêtises…

 

Fais que jamais je n’approche de toi

Si je demeure un instant sans le désir de toi

 

– Le malaise ? Il y a eu celui du train, puis la découverte de la photographie, mais entre ces deux malaises, il y en avait eu un autre. J’avais rencontré mon amie pour la troisième fois. Nous avions parlé. Nous avions marché. Nous étions à présent assis dans un café. Brusquement, le malaise m’a pris. Je regardais les yeux que j’aimais, et j’en étais malade.

– Je vais rentrer chez moi, a-t-elle dit.

Puis, plus tard :

– Tu m’as donné ton malaise.

J’ai su qu’il y avait une fuite en moi. L’angoisse a redoublé. J’avais perdu le silence. Elle a répété :

– Je vais rentrer chez moi.

Nous avons marché. Nous n’étions pas loin de sa maison. J’allais la quitter à l’entrée de sa rue, quand elle m’a dit :

– Viens ! Je voudrais te montrer quelque chose.

Et pour la première fois, elle m’a conduit devant les barreaux.

– Regarde !

Et comme j’hésitais :

– Regarde l’ombre !

J’ai vu, non pas l’ombre, mais entre l’ombre des barreaux, la douce lumière du vide.

 

Maintenant, je regarde ma main. Elle couvre en partie les cinq dernières lignes d’une page qui en compte vingt-quatre. Le pouce et l’index forment une bouche dans laquelle est fiché un stylo. Ce stylo, qui ne marche plus depuis longtemps, et que je trempe comme un porte-plume dans un encrier Parker Quink Permanent Blue-Black Ink, est le souvenir le plus régulièrement présent d’un ami mort.

Peut-être est-il mort parce que je refusais de le croire mortel : ah ! tu vas voir…

Je ne suis allé qu’une seule fois sur sa tombe, avec R. Le mort voulait que nous constituions, R., lui et moi, une société secrète, qui aurait porté le nom d’ANATOMIE. Nous, les vivants, nous n’avions pas tellement pris son désir au sérieux. Ou plutôt, nous n’étions pas pressés de formaliser ce qui, entre nous, existait déjà pleinement par l’amitié. Le mort aimait les rites et leurs réglementations. Nous avons eu du mal à trouver son petit carré de cimetière. Quelqu’un avait fait inscrire sur sa stèle son nom et ses deux dates. Nous n’avions pas de fleurs mais un bonbon. Où le mettre ? J’ai proposé de le coller sur le tiret qui, entre les deux dates, est toute la vie des morts.

– La passion, rien d’autre, dit R.

– On patiente avec le reste.

Mais les morts, eux aussi, ont des voisins, et celui de droite nous interpellait :

– Je viens le voir tous les jours.

La voix sortait d’une bouche occupant le centre d’un vieux visage fardé.

– Tous les jours. Je le soigne tous les jours. Regardez ces fleurs ! Quand il m’a demandée en mariage, il m’a dit : Je ne suis pas beau, mais je ferai toujours mon devoir. Il boitait, vous comprenez. C’était après l’autre guerre. Il a fait plus que son devoir. Il m’a laissé soixante et onze appartements et quinze boutiques. Et pas n’importe où, quartier de l’Opéra. Moi, je lui ai offert un cercueil de plomb, ainsi il ne bougera pas…

On oublie ce que disent les gens, après il faut l’inventer. R., lui, note tout dans un carnet. Il a même inscrit sa réplique :

– Ne troublez pas son silence de plomb !

Nous avons marché dans le cimetière. Il y avait des statues, des gazons, du fer, du bronze, des colonnes brisées. Il y avait aussi des tombes à l’abandon, et elles étaient à vendre. Comme la nuit venait, on soldait les chrysanthèmes.

– J’aime le jour des Morts, a dit R.

– Il faut bien que les choses se passent quelque part, ai-je répondu un peu au hasard.

Nous étions maintenant dans un café. Nous avons commandé ce qu’aimait le mort : des grogs au cognac avec une pincée de cannelle. R. racontait :

– A Tanger, un petit vieux m’a fait des avances. Il m’a envoyé un danseur noir. Nous avons fumé, le Noir et moi. Il parlait espagnol avec un accent enfantin. Il m’a caressé dessus, dessous, c’était très bon. Je l’ai déshabillé. Il m’a déshabillé. Ses mains partout. Sa bouche pompait ma bouche. Je partais… Tout à coup, je l’ai vu comme un cadavre, le cadavre d’une femme… Le trou des yeux était vide, la chair coulait entre mes doigts. J’étais baisé par la mort… Le petit vieux est entré. Il a chassé le Noir et pris sa place. Il a soulevé mes jambes, les a mises sur ses épaules. Il m’a enculé. Sa queue était fine et dure. J’ai caressé sa poitrine fripée, son ventre plissé. Il avait de gros tétons violacés, et qui pendaient. Moi, je touchais toute cette vieillesse avec délices. Et soudain, j’ai compris que ce vieux était ma mère morte, le cadavre expert en volupté de ma mère morte… J’ai joui. J’ai joui comme jamais je n’ai joui…

R. a sorti son carnet. Il m’a désigné un phallus dessiné comme une tour et largement empanaché : c’était la marque du jour dont il venait de parler. Puis il a évoqué B., un écrivain à la mode :

– B. dit que le langage fait partie du corps libertin : c’est le discours qui enflamme le corps et l’érotise.

– Ce que je veux, dis-je…

Il m’arrête et cite encore :

– Il faut toujours de l’amour pour comprendre ce qui diffère de nous.

L’amour, l’amour, l’amour…

– Oh ! dis-je, il me prend souvent l’envie de m’abîmer.

Une femme passe, très blanche avec de grands yeux tristes. Et je regarde les vides que dessinent les barreaux en pensant : l’amour, l’amour, les mots… Le livre est serré sous mon bras gauche ; ma main droite empoigne un barreau, et profitant de cet appui, je vais lentement d’arrière en avant pour que le balancement de mon ombre tantôt couvre et tantôt découvre le morceau de ciment sur lequel reste immobile la belle lumière.

Les mots, l’amour.

J’ai lâché la barre de fer. Je suis fatigué, maintenant.

 

la chair sera

la morve des os

elle coulera

 

Si fatigué. Le livre glisse. Il est sur mes genoux. Je le prends doucement. Je l’ouvre :

– Ah ah ! dit la serveuse, avec une considération croissante. Que faites-vous donc ?

– Je suis électricien, mademoiselle. Ce sont les meilleurs, vous savez. Essayez donc, pour voir.

– Tiens, voilà Carline ; et de nouveau soûle, fait la serveuse flattée, pour détourner la conversation ; et elle observe la mouche qui fait un rétablissement sur le bord du petit verre vide. Le jeune homme rit si fort et de si bon cœur, que le patron se saisit. Il est indiciblement heureux, le jeune homme ; tout le fait rire : lui-même, la mouche qui s’appelle Carline, la servante, et aussi la soupe fumante…

Je claque le livre, non sans avoir, comme malgré moi, repéré en haut à gauche le chiffre 118.

Le gardien de la ruelle surgit. Il s’arrête devant moi, hésite, me regarde.

– Il fait nuit, dit-il.

– L’avantage des barreaux, dis-je, est qu’ils forment des jours.

– Oui, oui.

Il recule, puis s’éloigne vivement. Je pense à l’une. Je pense à l’unique, et dans mes yeux j’ai d’autres yeux. Je dis :

– Tu…

Et le silence a ton visage.

 

Un peu plus tard, je vais vers le mur où je range mes livres, et, le cœur battant, je lis une fois de plus :

L’homme est cette nuit, ce Néant vide, qui contient tout dans sa simplicité indivise : une richesse d’un nombre infini de représentations, d’images, dont aucune ne lui vient précisément à l’esprit, ou (encore) qui ne sont pas (là) en tant que réellement présentes. C’est la nuit, l’intériorité – ou – l’intimité de la Nature, qui existe ici : – (le) Moi-personnel pur. Dans les représentations fantasmagoriques il fait nuit tout autour : ici surgit alors brusquement une tête ensanglantée ; là, une autre apparition blanche ; et elles disparaissent tout aussi brusquement. C’est cette nuit qu’on aperçoit si l’on regarde un homme dans les yeux : on plonge alors ses regards en une nuit qui devient terrible ; c’est la nuit du monde qui se présente alors à nous.

Je regarde la nuit qui fait de ma fenêtre une pupille énorme et terrible, et je jette le livre dans ce trou.

Maintenant, je suis seul.

Maintenant.

Je regarde ce que je pourrais regarder. Désir frénétique de feuilleter. Trop de dos. Et la table, la main, le stylo. Pose la tête sur la table. Me prends pour. Attends. Vois le bois. Dis je vois. Peau-pis-R. L’os. Sens l’os sur. Et le mot os. Et rien dans la bouche. Et la tête autour. La soulève. La pends à mon cou. Et pleine de table. Et pense :

– Parfois, je suis ce que je vois. C’est le bonheur.

Puis voit papier, voit livres, voit lettres, et s’en agace, car mots sont dedans l’œil. Lors, prends ma tête en mains, pouce par derrière oreilles. Et noir. Et attendre. Et serrer le visage, sang sous le pouce battant. Et le nez l’air soufflant.

Saura qu’a oublié. N’en saura plus rien, quand désœuvré prendra cette lettre :

… pour la première fois, je me perds dans mes yeux. Je n’existe plus ; seule compte la chose regardée, et je deviens troupeau de moutons, arbres et rocailles, nuage et route. C’est aussi la première fois que, loin de toi, je ne suis ni angoissée, ni anxieuse ; je sens que tu m’aimes, que je t’aime, que nous sommes là pour être ensemble et mourir…

Maintenant, pose coudes sur table. Replie feuille. Cale menton entre mains, auriculaires de part et d’autre du nez. Ecoute le temps. Imagine qu’écoute battre le cœur. Ferme les yeux. Monte en courant un escalier. Monte vers le soleil, là-haut. A l’instant où émerge, une jeune femme paraît, et sommes face à face. Nous écartons, mais dans le même sens, et sommes toujours face à face. Un mouvement contraire, exécuté en même temps, n’y change rien. Alors, nos yeux rient.

– Tu es allègre dis-je.

– Drôle de premier mot, fait-elle.

Plus tard, nous sommes dans une chambre et nus.

– Je vais te quitter, dit-elle.

Lentement, elle se glisse hors de mes bras, hors de mes jambes. J’essaie de la garder dans mon regard. M’assieds contre le traversin tandis qu’elle recule vers le pied du lit. Tout à coup, elle saute dans la chambre, s’habille en quelques secondes, puis devient immobile, me regarde, pose un pied sur le lit, se retrousse, cambre son bas-ventre, et cuisses écartées, ouvre son sexe des deux mains :

– Mon œil !

Après ce cri, ramasse ses cliques et claque la porte, pendant que je murmure bêtement :

– L’allégresse…

Maintenant, ayant levé les yeux et ne voyant rien que ma pièce, je sens que nous formons, elle et moi, un réciproque trou noir. Les choses sont là, toujours les mêmes, mais l’espace qui est devant mes yeux en ouvre un autre, analogue, derrière eux, et cet espace-là, les choses n’arrivent pas à le meubler parce qu’elles se volatilisent sans cesse en mots, et que les mots troublent ma vue comme feraient des mouches de fatigue. Je baisse les paupières. L’espace coule à travers. J’ouvre un œil, puis l’autre : les choses, cette fois, se précipitent dans ma tête, et je m’inquiète de leur précision extrême, car le livre dans lequel est dissimulée la photographie a soudain sur ma table une présence monumentale.

Ce livre, posé à plat, est relié de parchemin. Le dos, sans doute, a porté une étiquette, mais la trace même s’en est effacée parmi tant d’autres qui le marquent et le salissent. J’aime caresser l’arrondi de ce dos ; tout le creux de ma main y prend plaisir ; puis, du bout de l’index, j’éprouve le léger pli de la charnière et la petite boursouflure des nerfs. Mon attirance pour ce dos vient peut-être de ce qu’il est inoffensif : c’est le côté qui ne s’ouvrira pas quoi qu’il arrive. Il est vrai que l’autre ne le peut également plus depuis que je l’ai collé avec des bandes de papier gommé pour éviter toute surprise. Ces bandes, dont la couleur est pareille à celle du sable, s’harmonisent avec le papier marbré du plat. Marbrures entre le marron et le jaune, avec dans les sillons qui les séparent un gris changeant selon la lumière, tantôt vert, tantôt bleuté. Si l’œil fixe ces marbrures, il aperçoit des bulles, et dans leur enchevêtrement une mollesse intestinale, ou bien des circonvolutions : on dirait que tremblent là de minuscules cerveaux dénudés, qui palpitent et jaunissent. Un amas d’encéphales.

Les trois bandes de papier que j’ai disposées là sont naturellement en rapport avec les trois nerfs. Sur l’une puis l’autre de ces bandes, j’ai noté le passage du temps au moyen de barres ou bâtons tracés par rangées de 19, selon une manière de compter à laquelle j’ai donné le nom de maya-moins-un. Dix rangées devraient donc correspondre au total de cent quatre-vingt-dix jours, mais il n’en est rien, car le fonctionnement de maya-moins-un suppose un certain nombre de sacrifices.

Ces sacrifices sont liés au rapport existant entre la texture des bandes et celle des amas d’encéphales ; leur coexistence fut au début difficile par suite de perturbations réciproques, mais la multiplication des barres, dites aussi « dents-du-jour », établit un équilibre. Les sacrifices ont bien entendu pour but de renforcer cet équilibre. Ils reposent sur la loi de la ressemblance contradictoire qui fonde la relation de la bulle-cervicale et de la dent-du-jour. Le système mis en jeu captive, comme tous les autres, un secret, qui est la bête du trou noir – bête dont chacun sait qu’elle est d’autant plus dangereuse que le noir ne contient que du noir.

Tout cela pour dire qu’il s’agit seulement de tirer un nouveau 19, et pourquoi pas aujourd’hui même ?

Je m’oblige donc chaque matin à ouvrir quelques-uns de mes livres à la page 19, chose qui transforme la lecture en jaculation et l’écriture en citation :

– N’avoir qu’une seule bouche, dit-elle, c’est triste. Moi, au moins, j’en ai deux.

Sur une seule page 19, j’ai trouvé ces deux indications fort utiles :

Je me sers de moi-même surtout comme thème poétique.

Et :

J’avais besoin de phrases, je les ai prises là où elles étaient : là où l’on prend les mots.

Une fois le prélèvement effectué, on n’est plus du côté du chiffre mais dans la matière. Dès lors, le travail du choix ressemble à celui de l’aile : il ne laisse pas de trace.

Ainsi, je lance devant, et :

On vit dans le piège, on croit tenir la balance et la parole souffre et défigure. C’est le piège.

Je lance à droite :

Quelque chose se trame à notre insu, s’organise, s’apprête à fonctionner tandis que nous sommes collés à un mot, à une phrase ; tandis que ce que nous cherchons à formuler se brouille, s’estompe. Quelque chose qui est, peut-être, ce que nous craignons le plus.

Je lance à gauche :

J’avais si froid, je fus saisie ; les larmes me coulaient des yeux, elles gelèrent sur mes joues, je les détachais difficilement de mon visage.

J’entre. Je sors. Je vais de l’avant vers l’arrière. La linéarité fout le camp. Le 19 joue le plaisir contre le savoir. L’émotion contre le sens. Le temps s’effondre. Le tu prononce quelques mots.

 

une ombre monte du gouffre

elle dit le dos de la mort

des yeux poussent

dans une tête future

hier et demain se croisent

 

Certains mots produisent des postures (cf. B. cité par R.) ; certaines postures produisent des mots. Et ma langue ? Ma langue lèche, entre pouce et index, la courbe douce, et quand elle a bien travaillé, ta main prend un goût de sexe. Alors, je fais glisser la courbe moite sous mon nez, et ta main me bâillonne : mais le plus sensible de son creux est ainsi à portée de ma bouche, qui tire là une pointe tellement caressante que…

J’écris. Le jour n’en finit pas. Les coins du livre sont cornés. Le plat porte une tache, en haut, à droite : une éclaboussure auréolée de petites coulées qui vont se perdre parmi les bulles cervicales.

– Et ce malaise ?

– J’avais rencontré celle dont j’aime les yeux pour la troisième fois. Elle m’avait dit : J’ai très peu de temps. Mais au moment de nous séparer, elle a disposé tout à coup d’un autre temps. C’est alors que j’ai senti le vide. Je me disais : ce temps de plus est une façon de me dire ce qui, autrement exprimé, ne serait qu’un mot de trop, et j’avais peur, une angoisse folle.

– Je vais rentrer chez moi.

– J’ai pensé au soulagement que ce serait d’être seul, d’être débarrassé de l’obligation de répondre à ce supplément de temps par un geste ou une parole que je n’osais pas faire.

– Je vais te quitter.

– Mon amour, mon amour…

– Tu l’as dit ?

– Non.

– Pourquoi ?

– Parce que la chose qui commence commence à finir.

– Tu mens.

– Oui, mais je ne savais pas que je mentais.

– Et maintenant ?

– Maintenant, je parle au passé. Dans le présent, je ne peux que mentir au passé… Ou plutôt, c’est le contraire : mon passé ment au présent, mais le passé n’a pas d’autre possibilité que d’être dit mensongèrement au présent.

Après l’aveu, tout est fini. On est le reste de soi-même. Je parlais pour ne pas parler. Que disions-nous ? Tu n’imagineras jamais, pensais-je. Ô faire comme si… Trouble, trouble. La tête distendue en dedans. Les os mous. Et le retour là-bas, une fois encore. La lampe dans les yeux. Les cris.

– Regarde ce qu’ils font, tes amis !

A travers la table, ils poussent vers moi un cadavre. Il ne tient pas beaucoup de place, c’est une image. On aperçoit un trou noirâtre dans son visage, et, au-dessus, des yeux étonnés, un regard enfantin.

– Tu vas nous payer ça.

J’ai les yeux dans les yeux de l’image ; tout le reste s’éloigne, mais, brusquement, tout est de nouveau là : les hommes, la table, la lampe. Une porte claque dans mon dos. Un gémissement s’approche. Je ne vois rien. Je sens seulement que l’air diminue derrière moi. Puis, ce cri dans ma nuque :

– Tuez-le, l’assassin, tuez-le.

Un homme empoigne mes épaules : il me soulève, me redresse, me fait pivoter. La femme, qui a crié, est devant moi. Je vois sa bouche ouverte, ses dents, sa langue :

– Tuez-le !

Elle crie encore, la tête un peu renversée, les yeux fous. Autour de nous, le silence des autres, la tension de leur attente. Je suis calme. Je n’y comprends rien. Je ne veux pas comprendre. La femme referme la bouche. Son visage durcit. Elle me regarde d’un coup. Elle crie :

– Salaud !

Je reçois son crachat, puis, tout de suite, ses ongles cherchent mes yeux. Je ferme les paupières. Deux hommes tiennent mes bras. J’ai peur.

Je ne vois plus le temps. Je sentais les ongles, mais la douleur ne venait pas. J’ai su que je ne perdrais pas mes yeux, pas encore, et que cette femme jouait la comédie. Le chef lui a dit :

– Laissez-le, il n’en vaut pas la peine.

Ils m’ont fait asseoir. La femme est partie en sanglotant. Je les ai regardés. J’ai dit :

– C’est une fliquesse.

L’un d’eux m’a giflé. J’ai hurlé à mon tour :

– Salaud !

Il y a eu une mêlée confuse. La table s’est renversée, les pieds en l’air. J’ai été projeté entre ses pieds. La scène s’est immobilisée : plan fixe. Un homme venait d’entrer. Il est venu vers moi, lentement. Il frottait ses mains l’une contre l’autre.

– Levez-vous, m’a-t-il dit. Regardez dans quel état vous avez mis cet endroit : un bureau si tranquille. Je n’en crois pas mes yeux.

Il me regardait de tout son haut. Je me suis levé. Une fois debout, j’ai fixé cet homme. Nous étions face à face, maintenant.

– C’est vous-même qui choisirez.

Il a dit cela d’un ton d’intelligence, presque de complicité. J’ai cru que tout s’arrangeait. J’ai dit :

– D’accord, mais…

Il a jeté son poing en avant, vers mes yeux. Une lame a jailli.

– Faudra nous faire voir ce que t’as vu, sinon nous t’en ferons voir tellement que tu y paumeras tes yeux.

Il a souri en appuyant sur le cran de son couteau. Il est passé derrière la table que l’on venait de redresser.

N’importe quel objet peut servir d’instrument, n’importe quel objet de la vie quotidienne : la bouteille, le seau, la serpillière, la baignoire et même la fenêtre.

– Regarde, six étages ! On va ouvrir. On va te jeter. On dira que tu t’es suicidé.

Le fonctionnaire sort de sa poche une paire de ciseaux :

– Coupe-langue ! fait-il.

D’une autre poche, il sort une cuillère à café :

– Fameux pour les yeux…

Il a beaucoup de poches.

Quand les mots promettent la violence immédiate, leur sens est trop clair, et ils l’écrivent directement dans le corps. On voudrait ne plus les comprendre, afin de détourner l’effet de leur sens, mais c’est follement impossible.

Nous vivons à égale distance du plaisir et de la douleur ; la violence nous précipite vers l’un ou vers l’autre, et nous connaissons le goût de la mort.

– D’où le malaise ?

– Une femme que je désirais est venue dans ma chambre. C’était la première fois. Elle a été provocante. Elle m’a mis ses mains, sa langue. Elle disait :

– Montre-moi comment on se laisse faire.

Elle m’a déshabillé avec des gestes précis et froids. Elle m’a pris dans sa bouche. Ses cheveux tombés en avant cachaient toute la scène. J’ai voulu les relever pour voir. Elle a reculé sous mon geste, et mon sexe m’est apparu dans ses yeux.

Ainsi braqué,

je me suis vu,

c’était joyeusement mortel.

 

Le reste est ironie, ou bien longue attente. Une image qui ne vient pas. Mais qu’est-ce qu’une image ? Et si c’était le désespoir de la pensée, qui trouve là sa limite ou son excès.

– Maintenant.

– Tu veux ?

– Fort… fort, fort.

– Je te…

– Encore, encore.

Le portail est une fenêtre entre les montants de laquelle la terre est transparente, mais d’une transparence obscure dont la limpidité fait tache. Le front contre deux barreaux, j’aperçois mon ombre à cette fenêtre : elle flotte quand je bouge d’arrière en avant. Et je vois, sur le sol, mon corps et les barreaux devenir les lignes mouvantes d’une lettre écrite pour donner à lire ses blancs. Il suffit de se poster comme je le suis, et le lecteur se voit là, devant ; il se voit tout lisse et tout plat, sans autre visage que l’ombre, et l’ombre, dit-il, l’ombre ne masque rien.

– Il faut, maintenant, que je te dise quelque chose… commença-t-il, et sa voix et ses lèvres ne lui obéissaient pas. Il fit effort pour reprendre haleine et répéta : il faut maintenant que je te dise quelque chose…

– Attends, souffla la Maïkova. Non. Ne parle pas encore. Tais-toi… D’un mouvement brusque, elle prit la tête de Joachim dans ses mains et le regarda au plus profond des yeux. Une longue minute s’écoula ainsi. Puis elle se mit à rire, tandis que des larmes lui jaillissaient des yeux.

– Pars, Akim ! dit-elle fiévreusement ; il faut que tu fuies ; je puis les détourner de toi pendant un jour encore…

 

Je marche. On appelle cette marche : aller de long en large. J’attends. Mais qu’attendre quand on est seul ? Une chose dans la tête. Une chose dans les yeux. Et celle qui signait : « … ta jeunesse. » Et l’autre : « Tu seras ma vie. » Et les moments où quelque chose crie : « Au secours. » Je ne me souviens pas de la quatrième fois. Et des mots s’agglutinent maintenant pour former la phrase : « Quand je reviens par la pensée à… » Mais il y a tant de lieux au bout de ce « à » que la pensée tournoie, et c’est un vent de feuilles mortes. La tête cherche toujours une échappée. Elle se tient au plus haut : là où il y a de la vue. Mon amour, ton absence d’amour est aussi de l’amour, celui de l’Autre, le plus froid pour qui ne se rencontre pas soi-même dans tes yeux. Je ne me souviens pas non plus de la cinquième fois. Quelqu’un a crié : « Je ne veux pas devenir. » Et l’Autre, à côté de toi, disait : « Il n’a qu’à s’acheter un revolver. »

– L’air sent la mer.

– Oui.

– L’envie de mourir.

– Je vou…

– C’est l’endroit de la passion.

– Quoi ?

– La mer, la mort.

– Je voudrais tout.

– L’amour est la seule forme qui reçoit tout, qui peut tout recevoir : le désir, les larmes, la joie, et le doute et même le non-amour.

Silence.

Tu marches vers moi. Tu regardes ma table. Les livres sont devant toi, et ces feuilles.

– Toujours ?

– Oui, dis-je. On écrit tantôt dans le désir et tantôt dans le silence.

– Concentré ?

– Non, la tête comme un trou. Tiens, regarde.

Je prends l’un des livres qui traînent à ma gauche. Il est gros. Je l’ouvre. Je lis :

On ne le sait que trop bien, les hommes veulent être leurrés. Mais il serait faux de croire que c’est toujours par bêtise. C’est aussi parce que étant nés pour la joie, il ne leur est pas donné de la connaître et parce qu’ils ont soif de bonheur. Ce qui explique d’ailleurs que même les plus sages soient par moments aveugles et crédules, se laissent prendre au piège.

Page 522. Titre courant : « Images-souhaits dans le miroir. »

Laissant retomber les pages vers la droite, tout en contrôlant leur chute avec mon pouce, j’arrête le mouvement page 333, où m’attirent quelques mots en italique :

chez Marx une pensée est non pas vraie parce qu’elle est utile, mais utile parce qu’elle est vraie.

Je jette ce livre.

Le vrai est-il utile ?

Faut-il la réciprocité des preuves ?

Celle dont j’aime les yeux m’a dit (mais quel jour ? quelle fois ?) : L’amour est toujours réciproque.

La pensée progresse par éclats, par saccades.

Ce qui est fictif dans la fiction, c’est la continuité.

Hors de l’immanence, tout est fiction.

A l’ignorance de la mort succède la distraction devant la mort : on écrit l’histoire. On vérifie la vérité par l’utilité.

Comment dire un fait quand il ne nage plus dans son élément ?

Cet élément est la vie de la vie.

Le corps se souvient, disait-elle.

Le corps inspire puis expire, disais-je. Et nul ne peut saisir l’air qui, entre nos yeux, est le contact de nos yeux.

Pas de sentiment, pas de roman : un peu d’air, du volume !

L’écriture est le magnétophone mental.

 

– Tu viens ?

– Attends, j’allais justement attraper quelque chose d’intéressant.

– Mon œil !

Je lève les yeux. Elle a son air sans culotte. On sonne à la porte, longuement.

– N’y va pas.

Mais déjà Elle est en route, me jetant d’une bouche tout à coup retournée dans ma direction :

– Foutu, pas foutue.

J’ai le temps de noter, et J. entre avec Elle.

– Comment vas-tu ? Je te dérange ?

– De toute manière, on ne peut pas écrire la plupart des choses.

– Pourquoi pas ?

– Tu me vois la plume à la main écrivant ce que tu vas dire ?

– Mag-nétophone.

J. a nettement accentué la syllabe « mag » : est-ce parce qu’il est peintre ? ou bien parce qu’il n’est pas français ?

– Il faudrait s’extraire l’avenir de la tête.

– On n’est au présent que dans l’oubli, dit-Elle. Le seul moment où nous sommes ensemble, c’est quand nous oublions que nous sommes ensemble… Tu m’aimes ?

Elle s’adresse à J., qui est un peu embarrassé. Alors, me désignant, Elle lui dit :

– Nous allions tirer un coup.

– Ah bon ! fait J.

– Tu veux voir ?

Il y a quelques secondes de flottement. J. s’assied. Il dit enfin :

– C’est un peu rapide.

– Quand on raconte, c’est terminé.

J. prend un livre sur ma table. Un livre de poèmes.

– Toujours cette sacrée verticalité, dit-il.

– La poésie n’a rien d’autre.

– Comment ça ?

– Oui, la station droite et l’air autour.

– Tu crois que…

– On s’est mis debout. Le corps a vu son ombre et le temps. Un visage lui a poussé par en haut. Il a fait face à la mort en empilant des mots.

–  · · · · · · ·

– Si nous allions à quatre pattes, la prose suffirait.

Sonnerie de téléphone. C’est D.

– Je suis avec J. Nous parlions de la poésie.

– La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas.

– Tu sais bien que la contestation est périmée.

– Rien de plus con que vos à-pics.

– Et le ressac à leur pied des mots tus.

– Ton copain, il fait dans le blanc ?

– Non, il le couvre, et…

Crac, puis le coin-coin qui veut dire « occupé ». J. enchaîne :

– Je ne veux pas te déranger. Je t’apportais simplement la pétition pour le copain argentin qui a disparu.

Il tire un papier de sa poche intérieure et me le tend.

L’Argentine nous fait mal. (C’est le titre.) On trouve de plus en plus de cadavres. Leurs visages sont écrasés. Leurs membres brûlés. On les trouve dans les décharges, sur les plages, sur les trottoirs, dans les coffres de voitures. Ces cadavres sans visages sont l’image du nouvel ordre argentin. Les savants, les médecins, les ouvriers, les étudiants disparaissent, et les disparus deviennent ces cadavres sans identité. L’horreur n’est plus un mot suffisant pour l’horreur. L’habitude des atrocités a fini par nous crever les yeux : nous sommes aveugles. Les signataires de cet appel viennent d’apprendre la disparition de leur ami, A.M. de D., peintre. Ils sont conscients de la faiblesse de leur démarche : ils vous demandent quand même de joindre votre protestation à la leur tant que vous avez encore un visage et un nom…

– Je me méfie de l’éloquence, dis-je ; elle n’a en vue que de séduire.

– Tu n’aimes pas séduire ?

– Si, mais sans le faire exprès.

Et je tombe dans la troisième fois. Malaise et séduction se croisent. Comment faire pour que les mots soient très exactement pris pour ce qu’ils sont ? De celle dont j’aime les yeux, je viens de remarquer la bouche, et cette bouche est si belle que pour prononcer un B, qui ne soit pas Bellebouche, je dis :

– Tu devrais t’appeler Bérénice.

Ironique, elle me jette :

– E. a voulu m’appeler Béatrice.

Longue détresse…

– … pas à l’état de cadavres, on les mutile vivants.

Je regarde J. en me demandant quels mots, que je n’ai pas entendus, précédaient ceux que je viens d’entendre. Je dis :

– On m’a raconté une histoire.

J’hésite. Je ne suis pas sûr de m’en souvenir.

– Nous t’écoutons, fait-Elle.

– C’était un groupe de Chiliens. Ils faisaient du théâtre. Au moment du coup d’Etat, les uns étaient ici, en tournée ; les autres, là-bas. L’un d’eux, tout jeune, dix-huit ans. Il est arrêté à l’Université avec une douzaine d’autres, plus âgés, des étudiants, des professeurs. On leur tape dessus. On les traîne. On les colle contre un mur. Le jeune homme se retourne, il fait face aux soldats.

– Allez, lui crie l’officier, la gueule au mur, tout de suite.

Deux soldats se précipitent, le bousculent, le remettent à sa place, mais le jeune homme fait de nouveau face :

– Non, dit-il, c’est la première fois qu’on me fusille, je veux voir.

L’officier éclate de rire. Il fait avancer le jeune homme et, toujours riant, il lui ordonne de fiche le camp ; puis, il commande le feu sur les autres.

Le jeune homme a pu rejoindre ceux qui étaient ici.

– Dans combien de temps ?

– Quoi ?

– Dans combien de temps allons-nous mourir ?

– La réponse est au dernier vivant.

Sonnerie de téléphone. C’est D. qui rappelle.

– Cou-coupé, dit-il. J. est toujours là ?

– Oui, on parlait de la mort cette fois.

– Au moment du digue-digue lègue-moi ta libido.

– Tu veux signer pour un Argentin disparu ?

– Je signe même la mort…

 

Est-ce le mot « signe » ? C’est un mot glissant. Il m’a poussé vers une image, où il y avait un je, un je, encore un je, beaucoup de je. Oh ! me suis-je dit, quoi de plus impersonnel que le pronom le plus personnel. N’importe qui est un je. Il souffle du je de partout. Comment cou-couper ce qui n’en finit pas de répéter la même chose, la même identité, dans toutes les bouches ? J’ai senti sur ma langue un afflux de salive, et zut ! me suis-je dit encore, voilà qu’elle se lave de mes pensées.

 

– Je suis amoureux.

Elle me regarde et comprend que je ne parle pas d’Elle.

– Le cul est une gale, dit-Elle.

– Une gale poétique.

Elle se gratte en souriant, puis s’approche.

– Ta langue me va bien.

– Elle vient de se laver, dis-je.

Elle pose un pied sur ma cuisse. Tu je nous regardons. Ma tête se vide, puis se remplit de Sa beauté.

– Tu veux voir ? dit-Elle.

Mais déjà je ne vois plus que ça, et déjà je ne vois plus rien, car les plis de sa robe retroussée bouchent mes yeux.

Plus tard, je dis :

– Mets ton sexe sur mon cahier.

 

Nous tenons au tu.

 

Lettre de R. : … Que ferait l’homme s’il n’était pas doué de la faculté inépuisable de produire de faux problèmes, d’en remplir des piscines et de s’y plonger jusqu’au cou dans son effort pour y croire… Le plaisir du faux problème en soi ? La réponse est simple : il s’agit seulement de ne pas voir le vrai problème qui, lui, n’offre rien de voluptueux quand on le regarde en face ; mais c’est probablement un faux problème aussi, et tout se ramène à départager les faux problèmes agréables des faux problèmes désagréables, le vrai problème restant le point de fuite infini d’où procède toute la question…

Suit le dessin d’un vieillard agenouillé sur un dé ; il a les coudes au sol, mais les mains levées, et elles tiennent entre elles un autre dé. Légende : Se soumettre à la chance.

 

Silence.

 

Notes en pensant à D. :

La mort est l’unique moyen de retourner à l’immanent.

La seule continuité pour nous : notre corps.

Un homme n’est entier que s’il tient compte de son ombre aussi bien que de lui-même.

Noté dans A. pour B. :

Qu’est-ce qu’un titre ? Un mot qui va signifier autre chose.

Les livres sont de drôles de mémoires.

Noté dans E., toujours pour B. :

– Dis-moi maintenant : sourit-il quand on applique pour la première fois le couteau sur sa chair ?

– Oui, en une certaine façon il sourit… il sourit de douleur.

– Raconte-moi tout. Comment débute le traitement ?

– Avec des mots.

– Quels mots ?

– Des mots lents… On lui fait d’abord deux incisions horizontales sur les mamelles…

– Et puis ?

– Et puis, en tirant vers le bas les bords de ces incisions, le bourreau lui arrache la peau jusqu’à laisser les côtes à nu.

 

Je fais de l’ordre sur ma table, classant des lettres, déchirant des papiers, poussant le Livre… Nous sommes le 19 octobre. Il ne se passe plus rien que le temps. Et le temps, sur le sol, est ce vide entre l’ombre des barreaux. Je vois aussi mon ombre : elle est dans le vide. Elle y nage. J’ouvre très grand la bouche en espérant que, là, par terre, cela fera un trou dans ma tête d’ombre, et qu’ainsi elle me montrera les dents.

Je regarde ma table. A ma droite, le stylo du mort ; puis, en éventail, une boîte d’allumettes, un couteau dont la lame porte : « Calmels à Laguiole Hors Concours », un canif à cran d’arrêt acheté cinq francs aux puces d’Aligre, mon stylo, deux stylos à pointe de feutre, une gomme gris-bleu, un flacon d’encre. Ces choses sont au pied d’une pile de livres, soit de bas en haut : Villiam Carlos Williams Imaginations NDP 329 ; William Carlos Williams Paterson NDP 152 ; Bernard Blangenois Une Saison espagnole ; Le Cercle des choses ; du monde entier Vicente Aleixandre Poésie totale nrf Gallimard ; Flammarion Dits et Récits du mortel Mathieu Bénézet ; L’Herne 10/18 Michel Robic Livre des Pirates ; Sindbad Sayyâb Le Golfe et le Fleuve ; Seuil Lucette Finas Donne F & Cie ; Jacques Roubaud Graal Fiction nrf Gallimard ; T.S. Eliot Les Hommes creux. Sur ma gauche, deux piles, l’une de sept livres, l’autre de treize livres, ne présentent que des tranches anonymes. Devant moi, un entassement de lettres, et, sur une haute boîte, le Livre.

 

Entre les mots et les choses, il y a cet escalier sans marches auquel manquent même le limon et la rampe.

Ou alors ce haut mur d’air qu’on appelle voir.

Et je vois.

 

Je vois la mer, avec des vagues qui sont bleues et qui sont vertes, et devant la mer, la plage, avec également des vagues, mais ocre, et derrière la mer, le ciel, avec toujours des vagues mais nuageuses. Sur le premier élément, une chaloupe ; sur le second, deux soldats courant. Puis, du plus loin au plus près : le ciel, un bateau cuirassé dont les deux cheminées fument ; trois chaloupes ; six soldats sur deux rangs : ils ont le sac au dos, le fusil à la main, baïonnette au canon ; leurs guêtres sont blanches, leurs uniformes bleus, leurs ceinturons noirs avec de grosses cartouchières. Un officier les précède, képi, tunique à brandebourgs, guêtres noires : il tient dans sa main gauche la hampe d’un drapeau triangulaire et blanc au centre duquel éclate un cercle rouge ; dans sa main droite, un sabre qu’il brandit. Et de nouveau le ciel, la mer, deux soldats de la même troupe que la distance fait paraître gris, une barrière de bois, un fusil abandonné sur le sol, qui cette fois n’est plus du sable, mais de la terre rougeâtre avec, ici et là, des touffes d’herbe. Et de nouveau le ciel, un pan de mer entre les pieux de la barrière, une main serrée sur le manche d’un long fouet. Cette main appartient à un homme dont le corps, projeté en avant, ne repose que sur son pied droit. L’homme est vêtu d’une robe de soie bleue sur laquelle il porte une riche tunique à reflets mauves et à bordures d’or. A son bonnet circulaire est attaché quelque chose qui flotte, et qui est rouge : on dirait la queue d’un animal. Sous sa jambe gauche qui, à cet instant de sa course, est en l’air derrière lui, on aperçoit une chose informe, qui se révèle être un pied et une jambe quand on découvre, dans leur prolongement, un homme étalé par terre et vêtu de rouge. La main droite de cet homme tient un fusil à long canon ; sa main gauche, bizarrement dressée au bout de l’avant-bras, fait le geste célèbre que, dans un tableau de l’Ecole de Fontainebleau, une main attribuée à la comtesse de Villars exécute à l’égard du sein droit de la belle Gabrielle d’Estrées, maîtresse d’un roi dont Tallemant des Réaux (1619-1692) dit : « (il) n’était pourtant pas grand abatteur de bois ; aussi était-il toujours cocu. On disait en riant que son second avait été tué. » Un peu plus à droite, mais par conséquent sur la gauche de l’individu étalé par terre, et dont je m’aperçois qu’il a les yeux écarquillés, cinq hommes sont en train de fuir ; l’un est tellement penché en avant qu’il va certainement tomber ; deux lèvent les bras ; un autre les agite sans doute pour courir plus vite ; quant au cinquième, peut-être va-t-il à quatre pattes, peut-être rend-il humblement hommage à l’horizon. Tout ce groupe a de jolies blouses : deux bleu ciel, une rouge, une jaune, une rose. Je me demande si l’homme qui est tellement penché en avant n’est pas blessé ? Il porte sa main gauche à son front… Au loin, à contre-ciel, flotte une grande bannière : la forme qui se détache sur la soie jaune doit être celle d’un dragon vert…

 

Bien sûr, écrire le nom des choses, c’est contempler une fiole vide : on ressent bientôt la même folie.

Pourtant les mots ont un avantage : ils sont un miroir sans reflet.

 

C’est un couvercle.

Je l’ai détaillé par bandes verticales, alors que sa composition combine, horizontalement, deux triangles (la mer, la plage) et un trapèze (la terre sur laquelle dégringolent et fuient les Chinois). L’image est composée de manière à permettre une vision globale : elle mime donc le visible, lequel n’est jamais que notre point de vue. Ainsi, nous prenons les choses pour ce que nous sommes, les obligeant à un croisement d’où procède la bâtardise de notre image du monde.

C’est le couvercle d’un plumier.

La boîte de ce plumier est en laque noire. Elle se compose de trois compartiments inégaux. Je n’y conserve rien, hormis la dent d’une vieille jument, qui fut sautoir, et sur le plat de laquelle est inscrite et signée de sa main cette citation de D. :

mon bec d’os bleu viandeux comme un rasoir

 

– On dit : imaginer. Et voilà, j’imagine. Pas n’importe quoi. Latitude ne m’est pas laissée d’imaginer n’importe quoi.

J’aime la voix de A. Elle ressemble à ses livres. Les phrases se succèdent dans le souffle, non dans l’enchaînement de l’écrit, et cela donne à la fiction un élan qui n’est pas fictif. La mémoire parle, et si elle fait « roman », c’est à cause du volume que donne au passé le présent. Et du jeu qui s’en suit entre les échos.

– Je ne suis pas un musée, j’aime m’amuser.

Il m’a dit ces mots la première fois, et je les entends quand je pense à lui. Une autre fois, il a dit :

– Tu sais, petit, ça ne passe pas. On croit que l’âge va nous changer, mais non : ça ne passe pas.

Et il m’a lu ces lignes :

Elle était le temps de ma vie. Et puis le temps s’est arrêté… alors, maintenant, je l’imagine, je passe ma semblance de vie à l’imaginer. On croit avoir un passé, un avenir. C’est cela, le temps. Le passé, je le crois mémoire, l’avenir est dans une certaine mesure ce que je le fais. Tout cela s’exprime dans le langage, le langage est à l’image de cette image que j’ai de moi comme d’un être en marche, ces nuances du temps, ma grammaire, et la complexité d’être et de se souvenir, d’être et de devenir… (Silence. Regard. Puis, je saute trois lignes, a-t-il dit.) J’oublie sans arrêt qu’en réalité, le passé comme l’avenir, je les imagine, et il n’y a rien d’autre au monde qu’un présent, un perpétuel mourir que j’appelle faute de mieux le présent.

Nous avons parlé du présent. J’ai dit :

– Il faudrait obliger les hommes politiques à ne parler qu’au présent. Les empêcher de flatter l’avenir.

Il m’a souri. Et, d’une voix brusque :

– Sais-tu, petit, quelle est la chose la plus pittoresque que j’ai rencontrée dans ma vie ?

–  · · · · · · ·

– C’est la vieillesse.

J’ai pensé à un mort, qui fut l’ami puis l’ennemi de celui qui me parlait. Ce mort-là disait :

– Tout l’au-delà est dans cette vie.

Ces deux-là, quoiqu’ils aient écrit, n’ont peut-être pas tellement contribué à nous faire vivre au présent. Du moins faisaient-ils beau, à défaut de faire vrai. La beauté se perd, la réalité n’y gagne rien.

 

Je t’aime. – Je ne t’aime pas. Et partir, le souffle coupé court. Ou bien rester, attendre. J’attends. J’attends sans savoir si mon attente est un long adieu, ou de l’attente. Non, je n’attends pas : je regarde. J’oublie mes yeux, et le visible est ma tête de dehors, ma grande tête ouverte où les mots sont les choses. Parfois, me renversant en arrière pour chauffer ma nuque au radiateur qui est dans mon dos, je sens mes yeux rentrer dans leur trou. Ils sont frais sous les paupières. Je vois le noir de je ne sais quelle nuit qui n’est pas la nuit. J’attends. J’écoute. J’écoute le temps que j’attends, et je ris : je ris de me voir dans quelque chose qui ne ressemble à rien, car ce n’est que du présent.

 

Couloir du métro Montparnasse : il est très long. Deux tapis roulants, parallèles et de sens inverse. Quand on est sur l’un, on voit venir vers soi les passagers de l’autre, et l’on se croise inexorablement. Je ne m’étais jamais aperçu de cet emportement. Je suis là, distrait, lisant. J’entends mon prénom, puis mon nom. Cherchant qui m’appelle, j’aperçois H., qui déjà est emporté dans l’autre sens. Je le regarde avec étonnement, l’étonnement de le voir devenu si passant. Puis, sur un geste qui est aussi bien de salut que d’impuissance, je me laisse emporter dans mon propre sens. Et cette image devient inoubliable, en même temps qu’elle prend pour légende un titre de H. : Le Malheur indifférent.

– Oui, tout cela est arrivé !

– Mais quand ?

– Aujourd’hui. L’inoubliable arrive toujours à l’instant.

– Et pourtant presque rien n’est possible.

– Il faut voir. Mais voir avec une attention sans curiosité, comme le fait H. Alors tout est simple.

 

Paris, le 19 octobre,

 mon amour,

 j’écris pour t’écrire. J’écris pour découvrir ce que l’écriture ne peut pas m’apprendre. Et toi, tu vis et tu vois. (Ici, je coupe un peu de sentiment, et…) Tu es le regard, et le regard met l’air en boîte, de telle sorte qu’il devient sauvage, et qu’on le voit. En te regardant faire, je rêve d’une écriture qui donnerait du volume à la page et la rendrait pareille, mais… zut pour l’écriture quand elle ne sert pas à faire l’amour. J’écris pour le désir et la violence, c’est dire que je cours toujours derrière toi. Toujours en retard des mots parce que les mots retardent par rapport aux yeux. Toi, tu sais que tout est dans le regard et s’y tient, vu ou pas vu, alors que la ligne va d’une chose à l’autre. Je suis à la ligne, et toi tu es partout, comme l’air, qui constitue entre les choses la page volumineuse dans laquelle il n’y a jamais de blanc. Cette page-là est l’arrière-pays de tous les livres, leur paradis perdu, et c’est pourquoi ils rêvent d’un retour ; je t’écris donc pour sortir de ce mouvement et entrer dans ton air afin d’être là – rien que là… Mais déjà je t’entends crier : qui est en l’air est hors de soi… Et une fois de plus : mon œil ! je coupe…

 

La mémoire est le roman.

Le roman est le passé présent.

– J’attends, disait B., j’attends de toi un beau roman.

C’était dit avec amitié, mais moi, pensais-je, moi je n’attends de moi que d’être un peu moins la fiction de moi-même.

Et c’est pourquoi j’écris pour en finir avec l’écriture, et non pour « produire », comme on dit aujourd’hui dans les divers circuits de la consommation.

Celle que j’ai mal aimée m’écrit : Souvent il m’est arrivé de lire tes mots à mes amants pour les aimer, et de les oublier en partageant mon corps.

Celle que j’aime ne m’écrit rien : elle me regarde, puis elle tourne la tête, et je tombe dehors.

 

ce qui n’est d’aucun usage

et me voici

on a le nom sur le visage

on se dit : ce n’était rien

mais

oh encore un peu de rien

 

Cela : il faut que tu le lises. Quand je te regarde, tu ressembles à la vie, c’est-à-dire à ce pour quoi on voudrait vivre. Et la contrainte cède alors la place au jeu. On ne s’amuse qu’au présent : quiconque cesse de s’amuser s’engage dans le temps de la mort. Le présent est le contraire de la mort, car il ne s’arrête pas, il ne s’arrêtera jamais. Oui, jamais, car, bien sûr, le présent est ce qui n’a pas de date.

 

Et puis tu seras reprise par la vie.

Et tout sera de tête.

Et non plus de regard.

 

Chaque jour acheter du pain, des légumes, du beurre ; chaque jour de la viande, du lait, du fromage ; chaque jour s’empêcher de crier : oh que ça continue sans moi ! Et le pain, le beurre, le fromage, le beurre sur le pain, l’assiette sur la table, la table sur le parquet, le parquet sur la propriété ; chaque jour la propreté, les pieds sur la terre, la terre en trop, le trop sur le rien ; chaque jour les dents, les cheveux, les mains ; chaque jour…

 

– Vraiment ? fait-il.

– Regardez, dis-je.

Et nous voyons au même instant l’immobilité des choses et l’air autour qui est notre regard.

– Je n’en crois pas mes yeux ! s’exclame-t-il.

Nous rions. Longuement. Puis, au bout de la secousse, je lui lance péremptoirement :

– La réalité, pour moi, est un mot sans contraire.

– Ah !

– Et c’est pourquoi nous sommes étroitement liés aux choses par un lien qui s’appelle le présent. Dès lors qu’importent l’intérieur et l’extérieur puisqu’ils sont analogues.

– Permettez ! permettez ! crie-t-il presque, ou c’est un peu court, ou bien vous oubliez que nos yeux ne vont que dans un sens : ils regardent dehors.

– Vos yeux mangent des images, et votre corps les digère tout comme il digère bien d’autres choses.

– Je réalise !

Nous rions encore. Et encore. Puis il s’approche de moi et, brusquement, pose une main sur mes yeux.

– Il n’y a que la réalité, n’est-ce pas ?

– Oui, dis-je.

– Et penser consiste à rapporter une chose à une autre ?

– Sans doute.

– Je renonce.

Il retire sa main et me tourne le dos.

– Vous renoncez à quoi ?

– A penser le contexte, qui n’est pas le fait d’un report, ni d’une somme de composantes textuelles, mais d’une multiplication qui affecte tout cela et en opère le placement qualitatif sur un autre plan. Le contextuel, pardonnez-moi, je vous prie, ce vilain mot, est comme le collectif, lequel ne se ramène pas à la simple addition des individus qui le composent, bien au contraire. Mais la réalité là-dedans ?

– Calmez-vous. Rien n’est plus difficile à saisir que la réalité de la réalité.

Il s’assied. Je lui apporte un verre, l’alcool bien glacé qu’il aime, quelques olives choisies pour leur rotondité qui donne à penser. Je m’assieds à mon tour, mais sans boire, et, regardant son air empreint d’une belle gravité, je dis d’une voix basse pour nous décourager :

– Ce que nous tirons de chaque mot, de chaque image, dépend de notre vécu particulier ; la réalité fout donc le camp à travers l’individuel.

– Qu’importe, dit-il sans témoigner du moindre trouble, on en remet.

Poussant alors d’une main apparemment distraite le gros in-folio qui encombrait ma table, je l’ai fait choir sur ses pieds.

– Il y a trop de livres chez vous !

Ces mots sont la seule chose qu’il me jette à la figure en se dirigeant vers ma porte, qu’il ne claque même pas.

 

Silence.

Le livre est encore par terre. Qu’est-ce que le passé ? N’est-ce pas justement un livre, mais dont les pages sont en vrac sous une couverture qui ressemble à peu près à notre visage ?

Angoisse. Angoisse de rien. La vie mourante. Vide.

Tête sur table. Front cognant. Nez dans touches à écrire. Nez tapant T. Tapant K.

L’écrivain exploite le silence (qui, dit-on, est féminin), et il l’exploite de manière d’autant plus efficace qu’il le fait silencieusement. Qu’est-ce qu’un homme qui « écrit bien » ?

Je regarde ma table : l’éventail s’est dispersé ; le canif s’est planté dans la gomme et tient debout ; la pile de droite s’est augmentée : Edith Thomas, Les Pétroleuses ; Paul Martine, Souvenirs d’un insurgé. D’autres altérations ont dû se produire : des glissements, des sédimentations… Le coin droit d’une feuille émerge devant moi de l’amas de lettres. J’y lis :

ressemble plus à une image

veuille empêcher les autres

tirées, l’écoutant

ces mots-là demeurent dans un passé que ma mémoire ne réussit pas à mettre au présent.

Le Livre trône toujours sur sa boîte : il est posé là, bien à plat, et la façon dont il profile son petit volume parallélépipédique lui donne l’allure d’un cercueil.

Oh là, me dis-je, quelle image attendue, mais qui colle si bien qu’il faut que je la garde !

Silence.

Silencieux, laissant derrière les yeux la place à tout ce qui voudra bien venir. Pétillements, comme de l’eau qui fait pschitt, puis de l’air, de l’air, et la scie poussiéreuse d’une image vide. Puis ces mots : il y a de la neige.

Je lave mes yeux d’un battement de paupières.

Je pose mes coudes sur la table, et dans le grand V bien creux de mes mains, je cale mon visage.

Je fixe.

J’attends.

Et tout à coup, entre le volume de la pièce et le volume de ma tête… Oui, tout à coup… et le suspens… et l’oubli… et les mots courant vers la pente…

Le corps est paisible.

Les jambes sont repliées sous la chaise, le cou du pied droit calé contre le talon gauche.

… où s’abîme la partie de moi qui, tout en fixant l’extérieur, regarde un spectacle dont le lieu n’est pas dehors… et là, une cascade de poussière dont chaque grain est lumineux…

 

– Ah ! dit K., si seulement on pouvait lier les filles en leur écrivant.

 

Le 19 octobre, me promenant sur les quais, j’ouvris un Livre, puis, l’ayant acheté, je me rendis devant la maison de mon amie. J’avais besoin de marcher pour dissiper le malaise que m’avait procuré une photo entrevue dans ce Livre. Et si je me rendis en cet endroit, comme pour un rendez-vous, ce fut afin d’utiliser le démenti que la réalité donnerait à mon comme si. Je ne pouvais manquer, en effet, de souffrir de l’irréalité de mon attente, et j’espérais que cette souffrance serait un contrepoison. C’est que le malaise ressenti sur le quai m’avait fait peur, non en lui-même mais à cause de sa ressemblance avec un autre : un malaise survenu dans un train pendant la lecture d’un livre…

Aujourd’hui, 19 octobre de l’année suivante, je cherche dans ma tête une image précise de ce malaise, et rien – rien dans la vieille poche. Pour un peu, je me lèverais et parcourrais ma pièce en faisant tchouf-tchouf, tchouf-tchouf-tchouf, tchouf : une belle reconstitution en présence du moribond-qui-ne-mourut-pas et du lecteur-qui-n’ouvrit-pas-le-Livre.

On dit que celui qui rencontre son double meurt ou devient fou ; s’il survit et reste sain, il devient le plus que vivant. Mais si le plus que vivant raconte son histoire, il transforme son illumination en une chose nocturne, et son soleil devient un soleil d’en bas, un soleil noir.

On dit aussi que certains fabriquent leur double pour voir ; celui qui agit ainsi est un vivant mort, et sa vision le change en mort vivant.

Mais d’où viennent ces histoires, qui n’ont jamais couru la moindre bouche, et seulement de livre en livre ?

 

– Avez-vous déjà vu la mort ?

– J’ai vu des gens morts, mademoiselle.

– Non, la mort !

 

Maintenant n’est pas aussi compact qu’il le faudrait. Maintenant a tendance à se disperser en lui-même, et c’est pourquoi peut-être je n’arrive pas à dire la chose décisive, pas plus que je n’arrive à saisir le présent du présent.

Pourtant, nous sommes le 19 octobre, ou plutôt je suis le 19 octobre, et quelque chose commence, ou recommence. J’essaie de noter tout ce jour par désespoir de n’avoir pas noté l’Autre en comptant bien saisir, à travers la superposition du 19 sur le 19, une ressemblance capable de me livrer l’identité. Mais tantôt voici la bousculade et tantôt rien dans le double miroir, cependant que la capacité de chaque élément à permuter ses termes pour fournir une nouvelle anagramme devient infinie. D’où un autre malaise…

Aujourd’hui, 19 octobre… Est-ce la date et l’espoir d’y trouver ce levier du temps qui pourrait l’obliger à faire retour ? ou bien n’est-ce pas quelque événement enclos dans aujourd’hui ? Peut-être, ce jour-là, n’ai-je été mis à mal que par quelque chose dont il était l’échéance ? Parfois le passé n’arrive-t-il pas à terme avec retard ? Mais le fait que j’avance toutes ces questions ne prouve-t-il pas que je crois à l’avènement d’une chose demeurée en réserve d’avenir, et qui, en suscitant à la fois mon attente et mon écriture, rend exacte et vraie ma déclaration initiale, à savoir que je me suis mis à écrire pour faire cesser ce qui me pousse, et même m’oblige, à écrire ?

Donc, le 19 octobre 1977, vers la même heure qu’aujourd’hui 19 octobre 1978, j’ai acheté un Livre dans lequel une photo était dissimulée. Cette photo, à peine entrevue, m’avait procuré un violent malaise. Je sais, aujourd’hui, que mon achat fut lié à ce malaise, ou plutôt à sa violence, qui ressemblait à une autre, survenue dans un train à cause de la lecture d’un livre. J’ignore ce que représente cette photo. Je ne pense pas l’avoir oublié. Je crois vraiment ne l’avoir jamais su. Le problème n’est d’ailleurs pas là ; il faut le formuler en ces termes : une image que vous n’avez pas mentalement enregistrée peut-elle vous rendre physiquement malade alors que son effet ne peut vous atteindre qu’à travers sa lecture mentale ? Tout me pousse à répondre non, et cependant j’ai été malade. Mon achat effectué, je n’ai pas regardé la photographie. Et depuis, j’ai non seulement évité de le faire, mais pris des mesures pour que sa vue ne puisse m’arriver par surprise. J’ignore ce qu’est cette photo, tout comme j’ignore quel est le Livre qui l’abrite. De ce Livre, je n’ai lu que les dernières lignes, l’achevé d’imprimer et un passage de la page 118. Ce Livre est sur ma table. Il est lié par des bandelettes de papier. Et pour tout dire, je l’avais quelque peu oublié jusqu’à aujourd’hui.

Son élévation, sur la boîte, devant moi, n’est vieille que de quelques heures, mais depuis, j’écris ce qui est là et ce qui advient au fur et à mesure. Rien de ce jour qui ne soit dans mon écriture, qui ne s’y arrête et ne s’y perde : il se peut donc, aussi bien, que je ne sois pas en train d’écrire mais de voir, et que ceci ne soit que ma lecture.

Aujourd’hui m’est arrivé par la poste un petit paquet. L’ayant ouvert, j’ai vu ce que j’avais oublié : d’abord le Livre, et tout le reste que j’écris. Le paquet contenait un mince volume sur lequel, par un ruban, était liée une enveloppe bleue. L’enveloppe dissimulait exactement la couverture, aussi ne l’ai-je découverte qu’après avoir défait le ruban et poussé de côté l’enveloppe. Ce que j’y ai lu m’a frappé : Maurice Blanchot L’Arrêt de mort l’imaginaire Gallimard – ces deux derniers mots l’un au-dessus de l’autre et séparés par un épais trait noir.

L’expéditrice connaissait probablement mon rapport de lecteur avec ce livre, mais elle avait, j’en suis sûr, oublié le malaise dont sa première lecture avait été la cause, dans un train. L’enveloppe bleue contenait un petit objet très beau : un cachet au manche d’argent orné d’un motif floral 1900 d’une rare simplicité. Je n’ai d’abord pas identifié les deux initiales gravées en creux sur le cachet, tant boucles et jambages s’entrelaçaient. Etaient-ce les siennes ? Etaient-ce les miennes ? Ce que je croyais un moment saisir me disait tantôt les unes, tantôt les autres ; puis, tout à coup, j’ai nettement vu le M et le B.

Dois-je ironiquement noter que pareil cadeau ne saurait constituer un événement que pour un écrivain ? La signification des choses dépend d’une infinité de croisements, qui leur donne un pouvoir dont leur nom, ou leur réalité, se trouvent débordés. Le temps, lui aussi, a une espèce de squelette, et chaque événement marquant y greffe un os de plus. Cette dernière image est sans doute saugrenue ; quoi qu’il en soit, quelques instants après l’ouverture du paquet, et dans le bouleversement indéfini qu’elle avait provoqué, je me suis mis à écrire…

Les livres sont, parmi d’autres, des personnages de notre vie. Ainsi, j’ai bien connu le Volcan, l’Arrêt, Absalom, l’Eve future, le Destitué, et je peux les rencontrer encore. La vie est une présence passante, et je lui trace ici un retour qu’elle n’effectue pas, sinon par rappel. L’étrange est qu’à l’instant où je parle le plus de moi, il ne s’agit pas de moi, mais d’un faisceau de relations dont je suis l’un des éléments : celui qui a des yeux.

La mémoire ne contient ni chair, ni sang, elle n’est qu’images et mots. Si je rouvre un livre, j’en abolis la mémoire : le revoici présent et tel, par rapport à notre passé commun, qu’il se tient dans la ressemblance plutôt que dans le souvenir. Naturellement, mon premier mouvement fut d’ouvrir au hasard le livre que je venais de recevoir : je voulais voir.

Je lus :

Etant dans cette faiblesse que j’ai décrite, je la voyais d’extrêmement loin : elle était sous mon regard qui voit tout, mais je me posais toujours cette question : est-ce que je la remarque ?

Je rabats la page.

Je ferme ce livre.

Je ne sais rien.

Avais-je espéré saisir une preuve et non des mots ? Une preuve par surprise ? Je me dis :

– Cette chose si mince, cette boîte à mots…

Je me dégoûte de ce murmure. Je rouvre. Je lis :

A cet instant, j’étais moi-même perdu. Ma folie ne venait plus de mon inquiétude ni de mon intérêt pour N., mais d’une impatience, chaque minute plus grande, qui dépassait tous les buts, et faisait de moi un errant à la recherche de rien.

Tout ce que je lis prend bien sûr ma voix, et cependant m’en dépossède. Je pourrais m’arrêter là, et je le désire, mais je désire bien plus que cela. Lentement, dans le suspens, dans le silence, dans le reflux sur soi que contient la fixité de mon regard, mon désir s’affine, se précise : je voudrais… Je voudrais en finir. Alors, mécaniquement, je cherche la dernière page, et je lis à voix haute :

Qui peut dire : ceci est arrivé parce que les événements l’ont permis ? Ceci s’est passé, parce que, à un certain moment, les faits sont devenus trompeurs et, par leur agencement étrange, ont autorisé la vérité à s’emparer d’eux ?

Je ne termine pas.

Je ferme le livre.

Je le repousse.

A quoi rime cette lecture augurale ? N’est-ce pas le contraire de la lecture ? Mais je vois le ciel : c’est un champ bleu, et mon regard y opère une délimitation invisible – un secteur de rien où les ailes pourront néanmoins tracer des signes.

Parfois tout s’enchaîne : la vie va enfin former une phrase claire, puis, tout à coup, cette clarté n’éclaire que le vide. Et dans la cascade du vide coule mon enfance. Il y a là deux petits camarades et une fillette, notre amie. Tous trois sont allés courir la campagne. Ils aperçoivent un nid de corbeaux au sommet d’un grand arbre, et rêvent aussitôt d’aller prendre les œufs ou les oisillons. Ils s’excitent à cette idée, mais aucun des deux garçons n’ose grimper. La fillette, plus agile ou plus courageuse, s’y risque. L’attention des deux garçons change alors de sujet : la fille n’a pas de culotte, ce que résuma celui qui me racontait la scène en disant :

– On lui a vu l’oiseau.

Et moi, partagé entre le désir de voir des ailes à cet oiseau et celui d’en apercevoir le nid, je n’arrivais pas à voir ce que pourtant je voulais absolument voir.

– Je, me dis-je, mais qu’est-ce que je, sinon le garant de la crédibilité de tous les récits ?

Et alors, d’un geste brusque et presque de colère, je prends dans mes mains le Livre qui, depuis douze mois, attend d’être découvert, et du pouce droit je tire violemment sur les bandes dont je l’ai lié : elles résistent quelques secondes, puis, l’une après l’autre, craquent avec un bruit sec. Cela fait, je pose le Livre devant moi précautionneusement.

Je l’ouvre, rabattant la couverture.

Les pages de garde sont rouges, les suivantes blanches, avec seulement en haut, à droite, ces notes au crayon et d’une écriture fine : As ex. alfa 15 frs. Et un peu plus bas : 176. 16. 30.

Au verso, je trouve une étiquette ornée de deux grecques à l’encre noire, et portant deux lettres entrelacées : un G et un C, qui surmontent ceci : no 1927. Ensuite… ensuite, la couverture a été conservée : elle est couleur de parchemin avec, en rouge, le nom de l’auteur et celui de la collection, en noir, le titre et le nom de l’éditeur, plus une paire de lignes grasses et huit lignes maigres, les unes surmontant (une + quatre) le nom de l’auteur, les autres (quatre + une) soulignant le nom de la collection et le séparant de celui de l’éditeur. Mais, bien sûr, du premier coup d’œil, j’ai déjà lu : Vicki Baum Arrêt de mort roman Les Maîtres étrangers Editions du siècle.

Le plus juste est de laisser ici un blanc.

 

D’attendre.

 

D’attendre que cesse ma confusion.

 

Nerveusement, je prends un livre dans la pile de gauche ; je l’ouvre à l’épaisseur environ de mon pouce, je lis :

Nous tournons autour du mystère comme les pèlerins, à La Mecque, autour de la Kaaba, nous le touchons de nos mains, sans pour autant pouvoir le sonder.

Ces lignes constituent un paragraphe suivi d’un large blanc. C’est bien entendu ce blanc qui a dirigé mon œil.

Je reprends le Livre et, cette fois, je vais à la page de titre. Je lis, recopiant chaque indication, lentement : les maîtres étrangers (petites capitales grasses soulignées d’un trait maigre), vicki baum (capitales maigres, suivies d’un court trait maigre qui va de K à A), arrêt de mort (grandes capitales grasses), Traduit de l’allemand (b.d.c.) par Gaston et Raymond (b.d.c.) Baccara (cap.), introduction de Ramon (b.d.c. gras) Fernandez (cap. gras), Paris (cap. maig.), éditions du siècle (cap.), Catalogne et Cie (cap.), 7, rue Servandoni, 7 (cap.).

Sur la page précédente, en italiques : Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous / pays, y compris la Russie. / Copyright by Editions du Siècle, 1933.

Que peut-il arriver à un écrivain ? Des histoires d’écrivain. Si je parle d’un personnage, d’un lieu, je peux dire : Il était brun, Il y avait là trois chênes et du gazon, Il pleuvait… Ces choses-là ne disent rien, et ce rien est chargé de parler. Mais si je décris un livre, ne puis-je tout dire ? Il suffit de recopier exactement.

L’écriture n’est la chose même qu’à condition de représenter de l’écrit. L’écrivain voudrait sortir de ce piège. Le plus souvent, il fait comme si le piège n’existait pas. Parfois, il met le lecteur à sa place, dans le piège, et le lecteur tombe malade, sans savoir pourquoi.

Il a été tiré de cet ouvrage / 200 exemplaires sur papier alfa numérotés de 1 à 200 / et 15 exemplaires hors commerce sur papier alfa, / qui constituent l’édition originale. / Exemplaire no 114.

Introduction / Depuis Grand Hôtel nous connaissions les qualités / d’observatrice et de romancière de Mme Vicki Baum. Nous admirions avec quelle maîtrise aisée elle savait / retenir et exprimer, de certains aspects de notre vie, / ce qui passera sans doute, dans l’avenir, pour / l’essentiel. Ce n’est pas là un mince talent, mais dans / Arrêt de mort elle nous apporte encore davantage.

Je passe à la page suivante, marquée VIII. Un précédent lecteur y a souligné cette phrase : Un aristocrate révolté est beaucoup plus terrible qu’un prolétaire, car la révolte de celui-ci est faite d’espoir, tandis que celle de l’autre est faite de souvenirs.

Page XI, mon œil attiré par les chiffres lit : … le révolté de 1919 refuse de devenir l’hitlérien de 1932. Non, je crois, pour des raisons strictement politiques, mais parce qu’il préfère la condition obscure où l’a conduit son remords écouté jusqu’au bout. Telle est l’importante signification du livre. On la résume, sans trop la simplifier peut-être, en disant que pour Joachim Burthe il existe une vie morale, indépendante de telles ou telles valeurs sociales, une vie morale qui se vit dans la pénombre de l’individu…

Page XII, fin de la préface, avec en petites capitales la signature : Ramon Fernandez. Et voici tout de suite la page 1 : Première Partie / Le Forfait / un trait noir / Chapitre Premier / Un jeune homme s’approcha de la fenêtre de sa / chambre et jeta un coup d’œil sur la rue. L’espace d’un / instant, une ombre d’attente et d’incertitude crispa ses / lèvres, qui se relâchèrent aussitôt.

Il n’y avait rien à voir dehors. Ces mots introduisent le second paragraphe, qui se compose de quatorze lignes, alors que le premier n’en comptait que quatre. On y voit apparaître des réverbères, une femme, un facteur manchot, des enfants, une auto et des géraniums, ce qui n’empêche pas l’auteur de faire dire à son personnage : Il ne se passait rien !

Cette constatation est « rêveusement » répétée au paragraphe suivant (dix-sept lignes), où l’on voit l’intérieur d’une chambre, des photos de famille et « une gravure sanguinaire et plate » représentant les horreurs de la Saint-Barthélemy.

Ensuite, il n’y a pas de feu, mais de la musique chez les locataires, un lit en désordre et pas de cigarettes. La nuit tombe. Sursaut d’espoir. Déception. Pensée. Joachim Burthe désespère. Sa sœur entre.

– Ah… ce n’est que toi, dit-il déçu.

– Oui, ce n’est que moi, répondit Charlotte. Elle s’empara de l’étui à cigarettes et en ouvrit le couvercle. De nouveau vide, dit-elle d’un ton de reproche, et l’expression décidée et attentive de ses yeux d’oiselle s’accentua.

Charlotte est rousse ; elle parle avec son frère une, deux, deux pages et demie. Puis tous deux vont dîner avec leurs parents : le père, conseiller privé, la mère. La situation familiale s’expose jusqu’à la page 15.

Chapitre II. J.B. retrouve enfin son ami Gregor von Askanius, un homme fascinant, ou qui, du moins, le fascine. Portrait de Gregor : « Les deux gros orteils gelés ; un éclat d’obus qui se balade dans le corps ; le visage arrangé comme un bifteck à la tartare. » Quelques lignes plus loin, ce héros au visage peu doux entreprend le récit de sa retraite de Bulgarie : « Personne ne sait ce que c’est s’il ne l’a pas vécu. J’avais deux lieutenants et un porte-drapeau. On me tua le petit d’une balle ; quant aux deux autres, ils me crevèrent entre les doigts tout simplement. Et alors, ce fut la grande saloperie au pays. Ils avaient signé l’armistice et nous… comprends-tu… nous combattions encore ; ils nous avaient oubliés là-bas. »

La suite prouve que la « saloperie » dure encore, qu’elle s’est même installée au pouvoir et que les deux amis complotent pour la nettoyer en nettoyant le Ministre qui l’incarne :

– Un homme qui est décidé à sacrifier sa vie à tout instant peut soulever le monde.

C’est Askanius qui prononce cette belle phrase, mais J.B. en éprouve seul le sens, violemment.

 

Le mot « chaise » est immortel, ou « terre », ou « maison », mais ni mon nom, ni celui de mon amour. Combien de noms déjà ai-je fait mourir en les oubliant ? Les noms qui restent vifs ne cessent de créer le chemin de leur propre retour : ils sont des lambeaux de cette histoire que, enfants, nous voulions toujours entendre une fois de plus, et chacun d’eux est aussi le départ d’une nouvelle histoire, qui contiendrait déjà le souvenir de l’avenir.

Maintenant, la nuit tombe et rend la page noire.

Non ! la lampe s’éteint dans le vent de l’histoire

Tandis qu’à mots perdus se défait la mémoire,

Et que l’œil égaré cherche la trajectoire

Qui le liait au Livre…

 

Les mots sont peut-être des notes, à partir desquelles le mental reconstruit le visible ? Car je vois : je vois le froid qui n’est pas visible, et je vois deux hommes, deux silhouettes, deux idées, qui veulent tuer pour rétablir l’Ordre.

Maintenant, je fais la connaissance de la Maïkova, une Russe exilée, et qui chante. Joachim aurait dû lui dire : « Tu tresses mon corps dans ta voix », mais il n’ose pas. Et je n’ose pas non plus dire : « Je t’aime » à celle dont j’aime les yeux. Je me répète seulement : « Tu m’as délivré de la contrainte de parler, tu es venue entre le monde et moi m’autorisant à me taire. »

Je n’aime pas Ielena Maïkova ; je n’aime pas Thelmann, l’homme d’affaires ; je voudrais aimer Charlotte comme une sœur incestueuse : elle viendrait dans le noir ; elle déchirerait les livres dont je me couvre parce qu’il fait froid, et la Maïkova chanterait doucement notre plaisir.

Et maintenant, chez le Ministre :

– Quand tu étais petit garçon, tu t’amusais à courir sous la pluie, Milou, dit la sœur, en s’arrêtant près de la porte. Dès qu’il y avait une forte ondée, tu te précipitais dehors pour aller te mettre en plein sous la gouttière, et tu te mettais à chanter.

– Vrai ? je faisais cela ?

– Oui… et après, on te mettait coucher et on te donnait à prendre du sureau. Maman te chapitrait. On ne pouvait pas te punir. Tu étais un enfant si délicat, si tendre… un sensitif…

Ce dialogue, page 47, rend le Ministre songeur. Il s’abîme dans ses pensées, puis il reprend la Théorie des couleurs de Goethe et lit un passage ayant trait aux mouvements de l’Histoire. Il prononce ces derniers mots :

– Si l’on pouvait vous venir en aide, pauvres gens…

Fin du chapitre IV.

Dans le chapitre suivant, J.B. se prépare : « Je vais le faire, pense Joachim, je vais l’exécuter. Askanius, je le ferai. Je suis tout seul à présent, mais l’acte sera accompli. Ce sera fait demain. Ma décision est prise. »

Il tuera, et il se tuera.

Il ferme les yeux. L’acte est là devant ses paupières closes (page 53).

Ce jeune homme n’a rien d’exceptionnel : au fond, c’est un jeune garçon comme il y en a tant, qui profère les discours des autres, qui pense les idées d’autrui (page 54).

D’un pas lourd de paralytique, il retourna dans sa chambre ; il enfouit le revolver dans sa poche (page 57).

Page 58, le Chapitre VI commence par ces mots : « Il ne cessa de pleuvoir que deux jours après l’assassinat du Ministre. »

On apprend bientôt que le Ministre a été assassiné dans un coin solitaire du Grand Parc, et qu’il était là par goût de se promener sous la pluie.

J.B. revient sur les lieux du crime, mais il ne nous fait revivre la scène du meurtre que cent soixante-dix-sept pages plus loin :

– Il pleuvait ce matin-là… commença-t-il… il pleuvait… je me souviens parfaitement de cette pluie (page 235)… Il pleuvait donc… il pleuvait sans cesse, en ce temps-là (page 236)… Je quittai la maison : il pleuvait (page 238)… comme il pleuvait, il n’y avait pas beaucoup de mouvement dans la rue (page 240)… Dans le parc il y avait peu de monde ; la pluie dégouttait des branches et dégoulinait le long de tous les arbres ; le sol était détrempé ; je suivais l’homme, machinalement (bas page 240)… L’eau tombait du ciel et gouttait des arbres, mais le Ministre avait fermé son parapluie et marchait même d’un pas ralenti (page 243).

Maintenant, l’acte va être accompli. Ainsi, l’acte accompli depuis longtemps dans la fiction de la réalité n’est accompli dans la fiction du personnage qu’à l’instant où il en fait le récit ; mais alors le personnage est sauvé, car sa bouche ne peut articuler l’acte qu’une fois l’acte expié. L’assassin est mort ; l’homme est rené. Du moins est-ce le point de vue d’un auteur qui assassine d’abord, et qui raconte après.

Que prendre encore à cet auteur-là ? Je lui prendrai seulement le rêve que J.B. raconte juste avant d’annoncer :

– Je vais maintenant dire comment cela s’est passé.

Mais à ce rêve, je donnerai un titre, histoire de lui donner à mon tour quelque chose :

Rêve du personnage en mal d’auteur

Une nuit j’ai rêvé d’une nappe d’eau, d’une petite mare verdâtre… l’eau était amère, empoisonnée ; un cadavre qui reposait au fond remontait à la surface. Le corps s’élevait à travers l’eau, en tournoyant sur lui-même ; il devenait de plus en plus distinct, il finit par surnager… il avait un aspect horrible… et l’eau le faisait tourner lentement, sans discontinuer, toujours tourner en rond… Mais ce qui était effroyable dans ce rêve, c’est que le cadavre c’était moi-même, et que j’étais moi-même aussi l’eau, dans laquelle nageait le corps… (pages 242-243).

L’eau.

Mais qui se couche sur l’eau sans se mouiller ?

L’ombre.

Un peu d’eau, un peu d’ombre : voilà ce que la science du texte n’isole jamais.

Qu’y a-t-il à raconter d’un homme que surprend l’amour pour la première fois de sa vie ? (page 271). Elle n’a que sa camisole et un jupon ; elle est douce et brune, et polie comme une noisette (page 272). Le dimanche, elle porte des souliers noirs, solides et brillants… (je saute six lignes)… tu peux lui parler, tu causes avec elle ; et ce n’est pas la moindre part de ton bonheur, d’avoir l’occasion de lui parler…

– Bonjour, Stine.

– Bonjour.

– Beau temps, aujourd’hui.

– Oui… mais il y a un petit peu de vent.

– Oui… il y a un petit peu de vent.

– Alors… adieu, donc.

– Oui… adieu, au revoir, Stine (page 273).

Après les jours heureux, qu’un rien suffit à combler, viennent les heures inquiètes et inapaisées (page 274).

Le mal aise le mal heur le mal

Le mal :

ce qui nuit, ce qui blesse, ce qui est contraire à la vérité, ce qui apporte la douleur, ce qui fait de la peine, ce qui cause un dommage, ce qui rend malade, ce qui est défavorable, ce qui…

ce qui tue, ce qui torture…

Et l’Autre qui disait : Ma Petite Sœur la Mort…

Et moi qui attends, qui attends le temps…

Le temps est-il le mal ?

Je te tue. J’abolis ton temps. Je t’envoie Ma Petite Sœur.

La photo a glissé.

Elle est en partie sous ma main droite, et en partie engagée encore dans le Livre.

Le stylo du mort est pointé entre l’index et le majeur. Ma main est à plat.

La photo est à l’envers. Oui, de dos. Et comme un tremblement agite mon index et le déplace, j’aperçois quelques lettres.

Des lettres tracées au crayon.

Ma main gauche referme le Livre et le repousse ; la droite appuie sur la photo, qui reste là, qui apparaît tout entière. Elle a le format d’une carte postale.

Mes doigts s’écartent. Je lis :

Carmen Juana Cisneros

que falleció en octubre

Le temps est ce rectangle blanc avec ces lettres pâles. Qu’ai-je pensé d’abord ? Peut-être que je ne comprenais pas le mot « falleció »… Mais peut-être ne me suis-je dit cela que pour retarder l’inévitable.

Le sang est dans ma main. Ma main battante. Et je vois les rides ovales qui plissent la peau aux articulations des doigts. Et quand je vois aussi précisément, la tête se vide.

Je retourne la photo.

Je sais tout de suite qu’Elle est morte.

Et puis…

Je me lève. J’ai envie de vomir. Je marche.

Je vois encore Sa bouche : elle est ouverte, et sous la lèvre supérieure retroussée, les dents brisées…

Ce que j’essaie de me dire m’échappe au fur et à mesure. Et ce qui m’échappe représente peut-être aussi l’évaporation de l’insupportable, en trop dans mon corps.

Tantôt marchant, tantôt debout devant la fenêtre ouverte.

N’ai-je pas écrit contre cela ?

N’ai-je pas écrit pour ne pas voir ?

Maintenant, j’ai vu.

Maintenant, je vais écrire pour rendre cette horreur à l’invisible.

La photo : fixe comme la mort qui est la seule chose fixe au monde. L’instant et son moulage…

Elle est allongée sur une civière. Elle est nue. Couchée sur le dos.

Les pieds :

Je n’en vois qu’un. Le gauche. L’angle de la prise de vue a fait disparaître l’autre. Ce pied gauche est très cambré. Il est même arc-bouté. Les orteils ne sont pas recroquevillés, comme je l’avais cru d’abord. Ils forment une seule masse. Ils sont écrasés.

Les jambes :

La droite n’est visible qu’à partir d’une dizaine de centimètres au-dessus de la cheville. Je la vois de profil. L’épaisseur du mollet. La face interne du genou et de la cuisse. La jambe gauche est normale, mais pas la cuisse. Ce qui devrait aller tout droit de la hanche au genou est déjeté. La cuisse est monstrueusement large, élargie. On dirait que, en son milieu, il y a un second genou, un peu plié, et qui tend la masse des chairs, l’étalant. L’os doit être brisé. Cassé en deux.

Le sexe :

Une masse sombre. Dans le pli de l’aine, à gauche, un épais trait noir. On dirait un cordon. Mais qu’est-ce qui pourrait le tendre ainsi ? Il part du pubis et va jusqu’à l’os du bassin. Est-il en relief ou en creux ? La toison, étant donné la position du corps ou l’angle de la prise de vue, semble s’étendre jusqu’à la hanche droite, et elle masque l’aine de ce côté. A l’exception de quelques centimètres, vers le sommet du pli. Et là, tout à coup, je devine l’extrémité d’un même cordon noir. Après cela, je vois nettement la convergence des deux incisions vers le pubis, et je comprends pourquoi la toison penche un peu trop vers la droite : la peau du bas-ventre n’a pas tout à fait repris sa place après avoir été soulevée.

Le ventre :

Un léger plissement au-dessous du nombril, ensuite la peau est lisse jusqu’à la taille, très marquée.

La poitrine :

Sur le flanc gauche, les creux et les saillies déterminés par les côtes ont une évidence insupportable : trop humaine. Le sein gauche ne se distingue que par le mamelon : il a l’air masculin. Le droit n’est pas visible, comme s’il avait glissé sur le côté. Sous le bras gauche, à la hauteur du sein, et très exactement à la base du triangle que forme l’échancrure de l’aisselle, il y a une masse noirâtre. On dirait une touffe épaisse. En l’examinant de plus près, je vois qu’elle est formée de petites boules, vraisemblablement des caillots, dont on dirait qu’ils ont débordé d’un petit cratère central…

Les bras, les mains :

Le bras gauche est plié de telle sorte que le coude repose sur le montant de la civière, et la main sur la taille. Cette main est fermée. On ne voit pas le pouce. Les doigts sont bouffis. Leur peau et celle du dessus de la main est marbrée. Il se peut que cela provienne de la mauvaise qualité de la photo. Le bras droit est vivement éclairé de l’épaule au coude ; par contre, l’avant-bras et la main sont dans le noir. Le coude étant dans le vide, la main surgit, dirait-on, sur le bord de la civière. Cette main, qui est un poing fermé, ressemble à l’extrémité d’un moignon. Il faut en effet beaucoup d’attention pour en distinguer les phalanges, car, noircies et éclatées, elles forment une seule chair.

La tête :

Elle est fortement rejetée en arrière, aussi larynx et trachée artère ont-ils l’air, sous le menton, d’un gros tuyau. La bouche est ouverte. La lèvre supérieure est retroussée : on voit cinq dents dont trois cassées. La pointe du nez émerge d’un magma noirâtre… (A plusieurs reprises, je me suis détourné de ce magma, me levant, marchant, fuyant son image.) Une coulée noirâtre part de l’orbite gauche, couvre en partie la tempe, descend… En poussant la photo sous la lampe, je comprends : l’œil est cette masse qui a glissé vers le nez… Côté droit, un trou et le magma du sang coagulé. L’œil crevé…