Puis-je encore écrire ? Il ne s’agit pas de m’interroger sur le droit, mais sur le pouvoir. Les enfants meurent, moi aussi. Le monde redeviendra peut-être un jour très jeune. La neige sera blanche. Et ce qui s’échappera des bouches ne sera pas bulle, mais buée. Il n’y aura plus d’images, rien que de la terre et du présent… Je pourrais continuer : tous les moyens ne sont-ils pas bons quand on écrit ? Il paraît que non. Ecrire ne sert plus à captiver, et c’est pourquoi les vieux moyens ne sont plus bons. Mais le pouvoir ? Le pouvoir est la séduction suprême…

J’ai cessé d’écrire.

Je vois.

Je vois avec une clarté, une acuité intenses, et cependant je ne vois rien, ou plutôt je ne sais pas ce que je vois. J’aimerais dire que je vois l’air, mais l’ayant dit : que vois-je ?

J’ai cessé d’écrire.

La nuit tombe, maintenant, et le mot douceur a de la douceur. Je me demande si le noir qui vient et celui qui est au centre de mes yeux se ressemblent ? Je glisse hors de ces mots-là… et voici : je me suis oublié.

La pensée revient, ou est-ce un désir ? Il me semble que j’ai frôlé… Je longe un trou : un trou de pensée : il ressemble à cette page sur laquelle j’écris, quand je n’y écris plus, et que j’imagine cette page en train de me lire de toute la force de son grand œil blanc.

– A quoi joues-tu ?

Le temps passe ; il suffit de quelques syllabes, toujours successives ; mais parfois le où ? et le quand ? n’ont pas de lieu, et ce manquement les laisse en l’air. On connaît alors l’étrangeté d’être un regard tandis que va la fluidité sans fin.

Là, devant ma page, il arrive aussi que je tente de profiter du pouvoir très spécial de son point de vue afin de voir ce que je ne peux voir. Cette inversion, qui ne vise à rien moins qu’à me mettre devant mon derrière, me procure un certain malaise, comme d’un air trop vif et déchirant. Et le projet se révèle vite intenable : Janus est un dieu mort ; on ne saurait faire tenir deux sens opposés sous le même crâne.

Ces choses sont dites trop rapidement, mais ne sont-elles pas comme le soleil ou la mort ? Il est vrai que les mots éloignent les pétales et l’odeur pour ne réaliser que l’Absente de tous bouquets ; mais ils savent également produire une proximité inquiétante, à la manière d’une loupe qui, en grossissant tel détail, le rend plus que présent.

Mon attention vient de se fixer sur un espace très restreint : une parcelle de sol pavé à la surface de laquelle bougent silencieusement trois feuilles mortes. Je ne vois que cela, et la pointe d’un pied chaussé de noir. Entre les pavés, les feuilles et le pied règne une lumière, qui me charme. J’ai longuement hésité à employer ce dernier mot ; il s’impose pourtant. L’hésitation se reporte sur « règne », car « se dilate » serait plus juste, la lumière ayant cette particularité de se manifester, là, volumineusement. Je veux dire qu’elle forme entre les feuilles, le pied et les pavés un petit volume transparent dans lequel les trois choses que je vois semblent enfermées. Le mouvement des feuilles, au lieu de les pousser hors du volume, les y retient, et j’éprouve, à les voir ainsi libres et retenues, une allégresse au centre de laquelle, à mon tour, je me sens lumineusement libre et retenu.

Je m’aperçois tout à coup que je vois seulement l’Absente, mais dans le vide qui se alors fait à l’intérieur même de cette pensée l’allégresse persiste, bien que je sache, à présent, qu’elle peut s’abîmer ; aussi mes yeux cherchent-ils déjà quelque objet capable de lui fournir le support d’une autre image. Du temps passe, et je devine que je cherche moins un lieu où reposer ce qui m’anime qu’un détour pour lui éviter de tomber de mes yeux dans ma bouche.

J’ai cessé d’écrire.

Les mots restent là, comme une provocation dont ils ne peuvent tenir que la dérobée. Leur défi est une illusion. J’en profite.

J’en profite pour me jeter par-dessus bord et occuper leur place en les poussant à la mienne. Mais tout cela, bien sûr, est insensé et ne figure ici qu’à titre de rature : il fallait rayer ce qui est au-dessous, et qui m’échappe. D’ailleurs, assez parlé des mots ; ils n’ont qu’un avantage, celui de donner le change, car il leur arrive constamment d’être la perte de ce qu’ils gardent, de telle sorte qu’à suivre leur trace, on s’égare.

– Mais le regard…

J’ai compris – trop tard ? – que le mouvement qu’articulent nos yeux ressemble à celui de la langue.

J’ai plongé dans la nuit. Elle est alentour comme une liaison dans laquelle toute chose accède à un même rapport. Et dès que je me suis enfoncé dans l’immobilité qui me tient là, j’ai senti l’intensité de cette liaison, et son intimité. Le je s’y éteint.

Plus tard, le mot « nuit » entre dans ma bouche. Mes dents se desserrent, et je sens la nuit, qui est le vent très léger de l’air aspiré. Il n’y a rien en moi que du dehors, mais un dehors qui prend langue ou regard. Quelque chose commence, qui s’abolit dans sa propre clarté – quelque chose dont je ne cesse de revenir pour en chercher encore le commencement.

La nuit est substantielle ; son va-et-vient éclaire mes lèvres, ma bouche.

Je sors.

Je marche.

J’ai laissé là-bas ce que neutralisent les mots en assurant son fini. Je marche, et ma pensée n’est pas différente de ce que voient mes yeux : la porte, le passant, l’angle, la boîte, le reflet, le trottoir, le passage, la voiture, la vitrine, le soupirail, le mur…

Les yeux passent d’une chose à l’autre, et le regard les unit, formant récit.

Je marche.

Je prends du plaisir à la facilité de mes pas : leur mouvement produit dans ma poitrine un gonflement, qui m’allège. Et je m’oublie dans ce qui passe.

A ce point, je ne devrais plus mettre le mot « je » en tête de mes phrases, sinon comme figure optique.

– Eh voyeur, les yeux ne sont pas si baisants !

Je sens un souffle durant les quelques secondes d’hésitation qui précèdent la saisie des mots. Je vois une bouche rouge, une joue très blanche, un œil cerné de bleu…

– A quoi bon limer les choses, quand il y a tant de trous ?

Je souris.

J’ai un mur dans le dos.

Je le sens, dur et froid, au bout de mon coude gauche.

Je n’ai pas le temps de penser.

– Tu viens ?

– Tu parles ! dis-je.

– Pauvre mec ! fait-elle.

Elle borne là sa colère parce que je lui souris de tout mon étonnement. Elle me regarde : je cesse d’être de l’homme pour devenir mon visage.

– Qui es-tu ?

– Toi seule peux me le demander, dis-je, mais comment pourrais-je te répondre ?

– T’es peut-être drôle, mais je n’ai pas le temps.

Elle me tourne le dos avec une grande brusquerie. Je voudrais la retenir, mais la pensée des explications à fournir, des gestes à faire m’en donne la fatigue et l’ennui. Je m’écarte du mur. Je regarde s’éloigner la fille et prends la direction opposée.

La rue, dans mon sens, est en pente. Elle paraît vivement éclairée à cause du clignotement multiple des enseignes, qui entrelacent si bien leurs signes que je me surprends à essayer de lire l’ensemble comme s’il s’agissait d’une seule phrase. De nouveau, je me suis arrêté, et je vois maintenant qu’il y a de l’obscurité entre chaque mot, et que la rue est moins éclairée par tous ces mots qu’assombrie par le noir qui les sépare. Il faudrait changer de sens, et d’une main savante toucher patiemment tout le pointillé de ce braille lumineux.

Quelqu’un me glisse de force un papier.

Je marche vers la grande baie claire d’une vitrine.

En haut, comme un titre, ces mots : AU SI TU VEUX. Au-dessous, en caractères plus petits : Livres, Revues, Films ; suivent une dizaine de lignes, puis : VIENS VOIR, et une photographie.

D’abord, je vois seulement le regard d’une jeune femme qui, à gauche de l’image, penche un visage attentif vers une masse blanche qu’elle tient des deux mains. Ses cheveux tirés donnent une grande netteté à son profil ; elle a de très longs cils et des lèvres fortement ourlées. Ses épaules sont nues ; ses seins également, qui passent par-dessus le décolleté d’une robe noire certainement déboutonnée dans le dos. Cette robe d’ailleurs est tellement rebroussée qu’elle ne forme plus qu’une large ceinture autour de la taille. Le ventre est nu. Les jambes, largement écartées, semblent désigner au bout de leur ouverture une toison brune au milieu de laquelle apparaît nettement le sillon du sexe. La jambe droite est repliée ; de l’autre, qui doit pendre hors du lit sur lequel la jeune femme appuie ses fesses, on ne voit que le haut de la cuisse. L’une et l’autre jambe sont revêtues de longs bas noirs, dont l’extrémité cercle sombrement la cuisse et rend plus blanche la peau au centre de laquelle fleurit la toison.

La masse blanche que, sur la partie droite de l’image, la jeune femme tient des deux mains, ou plutôt sur la rondeur de laquelle son bras gauche prend entièrement appui, de l’aisselle au poignet, tandis que sa main droite s’y pose fortement, doigts ouverts, cette masse paraît quelque peu énigmatique par sa blancheur même, qui lui donne l’air d’avoir un rapport avec le décolleté de sa belle manipulatrice. On remarque ensuite que, juste sous l’étreinte, c’est-à-dire à sa partie supérieure, cette masse forme un arc presque parfait, alors qu’à sa partie inférieure elle décrit un angle obtus, dont le sommet est marqué par une tache sombre. Au-dessous de cette tache, et comme la prolongeant, le regard découvre enfin un sexe viril et les deux cuisses entre lesquelles il est dressé, mais l’image les coupe si haut que la figure semble à première vue purement géométrique, le phallus apparaissant là comme le tracé d’une hauteur qui joindrait au sommet du grand angle blanc celui d’un angle aigu, inscrit de telle sorte que ses côtés, en venant prendre appui sur les deux côtés de l’obtus, exactement en leur milieu, forment avec leur moitié supérieure un losange, dont la noirceur est due à la pilosité brune du membre viril.

On comprend alors que, penchée sur la figure, la belle attentive soit la maintient, soit lui imprime un mouvement qu’elle surveille afin de ne rien perdre de ce qu’elle commande. Il lui suffirait de se cambrer un peu pour que son propre sexe vienne buter contre la pointe de son coude droit, et profite du va-et-vient ; mais à regarder le regard de la belle assistante, il paraît plus probable qu’elle n’aide en rien au travail de la figure, sinon en lui dédiant l’intensité d’une contemplation, qui, dans l’espace de l’image, trace l’élan d’une excitation elle aussi triangulaire : toutefois, le sommet de ce triangle-là est extérieur à l’image puisque sa pointe cherche à s’établir dans mes yeux.

Je m’en défends en levant la tête vers la vitrine, mais, surprise ! je me vois là en train de fixer sur moi-même un regard fou. Ce que j’avais pris pour une vitrine est une glace qui, par sa disposition, renvoie je ne sais quelle lumière. La question n’est pas là : ce n’est pas le mécanisme de cette glace qui m’attire, c’est son ciel noir.

Son ciel noir.

Je flotte derrière la luminosité de la surface. Je flotte dans un volume noir où passent des volées d’étincelles.

Maintenant, je ne suis plus surpris : je suis heureux, mais d’une joie violente, car elle n’est pas distincte du mouvement qui m’arrache à moi-même pour me précipiter, là-bas, vers le fond de l’espace.

Je lève la tête, et déjà je suis parti dans ce que je vois. Je n’ai pas eu le temps d’offrir la moindre résistance : il était trop tard, immédiatement.

Quelque chose s’est effondré ; à travers l’effondrement est venue la joie. Je ne peux retenir, ici, ce qui est emporté là-bas.

Etre vous happe.

J’ai quitté mon bord, mais j’y reste aussi, et de moi-là à moi-volant la joie est la corde vibrante – une corde d’air.

Je ferme les yeux : l’air est dans ma tête, comme un fleuve de particules roulant. J’ouvre les yeux : ma tête est dehors, dans le même flot pétillant.

Une coulée douce, et qui lie le Volant et le Demeuré au point que l’un est l’autre.

Un dehordement.

Et le corps allé vers le corps allé vers le corps allé…

– Tu t’amuses bien ?

– C’est l’identité, dis-je.

– Il me semblait bien que tu étais un peu parti.

– Là-dedans, dis-je en désignant tour à tour ma tête et la glace.

Elle me sourit, puis :

– Viens, après tout j’ai le temps quelquefois.

Elle est assez discrètement vêtue d’une robe noire, mais très courte et sous laquelle ses jambes brillent, car elles sont dorées.

– C’est un collant ?

– Oui, dit-elle, j’ai un cul en or. Et ce n’est pas tout !

Elle tire d’un doigt sur le col ras du cou de sa robe et me découvre, au fond du bâillement, le même éclat doré, que je repère également au poignet, sous la manche serrée.

– Tu vois, fait-elle, tout le corps.

– Et la tête ? dis-je.

– Oh ! la tête n’est pas le corps.

Elle prend les devants. Je la suis après avoir jeté un dernier coup d’œil à la glace. Elle est blanche, à présent : d’un blanc de vitre givrée.

Je me détourne et rejoins vivement la Dorée. Avec une précipitation qui s’étonne d’elle-même et s’en essouffle, je lui dis :

– Il faut que je te dise quelque chose avant de l’oublier : la simplicité seule est souveraine, car elle est comme un regard clair.

– Et alors ?

– Rien, allons.

Elle va, toujours devant. Le trottoir est étroit. Je la suis. Et l’éclat de ses jambes est un chemin dans lequel j’avance, doucement porté. J’ai l’impression d’être dans un état que j’ai déjà connu, et cependant je sais bien que je suis seulement dans une image, qui est la pensée de mes yeux.

Nous tournons brusquement dans une rue encore plus étroite où, plantées là comme autant de bornes humaines, des filles attendent. Il se pourrait que j’avance dans ma mémoire tant les choses me paraissent faciles. Non, je ne suis jamais venu dans cette rue : sa profondeur de long couloir la rend interminable, et son obscurité qui, là-bas, se resserre est une pupille ouverte au tout-venant. Je marche dans la vue.

Soudain, l’idée me vient que mon aisance est liée au fait que je vais à la rencontre d’une personne perdue depuis longtemps. Tout sera comme avant, me dis-je. Les jambes que je suis promènent devant moi l’éclat de cette promesse, et leur mouvement, qui rythme ma propre avancée, m’assure qu’elle sera tenue. J’avance dans la prodigalité de la chance.

– Nous arrivons, me souffle-t-elle, la tête légèrement tournée vers moi.

Elle traverse la rue et s’arrête devant une porte dont les montants de bois noir encadrent un grand panneau de verre auquel son dépoli donne un aspect laiteux. Là, devant cette porte, elle pivote sur elle-même et me regarde droit dans les yeux. Je me dis que, pour la première fois, je vois vraiment son visage, mais je perds aussitôt ce visage dans cette pensée même. Et déjà, elle a poussé la porte, qui bat derrière elle avec un élan vite calmé. Mais cet élan, propulsé par quelque vieux système de fermeture, fait que, un instant, je suis face au battement de la grande surface laiteuse, et ce battement semble me jeter au visage les trois lettres que voici : x i x, gravées dans l’opacité blanchâtre.

Je reste là longtemps, me semble-t-il, longtemps fasciné, non sans doute par les lettres, mais par le mouvement qui tantôt les projette vers moi, et tantôt les emporte loin de moi. Un moment, j’ai l’impression d’être sur le point d’apprendre quelque chose, qui changera tout, mais j’oublie cela sur-le-champ en poussant à mon tour la porte, et elle bat contre mes talons, car, de l’autre côté, je me heurte à la femme que je suis et qui vient tout juste d’entrer.

Nous sommes dans un vestibule capitonné de cuir et si étroit que l’arrivant ne peut, en effet, qu’y buter contre son prédécesseur. On dirait même que cet endroit n’est qu’une cellule minuscule, aucune issue n’étant visible à l’opposé de l’entrée.

La Femme est légèrement penchée vers l’angle gauche ; elle s’incline tout à coup davantage et, le menton tendu, elle murmure quelque chose. La paroi du fond glisse alors vers la droite, découvrant une vaste entrée sur le seuil de laquelle deux grands gaillards en habit nous dévisagent.

La Femme s’avance, passe devant eux et s’arrête sous l’arc surbaissé d’une porte, où elle m’attend. Je la rejoins.

– Pardon ! dis-je.

– C’est un décor, dit-elle. Suis-moi.

Nous pénétrons dans un couloir, arqué comme la porte. Les murs sont couverts de scènes peintes ; chacune présente un point de fuite tellement en désaccord avec celui de sa voisine que l’espace en est tout distendu, inconsistant.

Ma compagne ne me laisse pas le temps de m’arrêter devant l’une ou l’autre. Le couloir fait un coude brusque, et au-delà c’est à présent une galerie des glaces, mais inquiétante, car les glaces couvrent la voûte et le sol et les murs.

Au premier pas : vertige. Je me, nous nous démultiplions. Les jambes d’or, devenues innombrables, forment une roue, une rosace, que la réfraction disloque et recompose à chaque pas. Je ne quitte pas des yeux cette changeante figure, et l’attention que je lui porte me permet seule d’avancer parmi tant de flottants moi-même, dont autrement je ne supporterais pas la dispersion agressive et fantomatique.

Une éternité passe, et nous voici dans une vaste salle calme, où des tables sont dressées entre des buissons de plantes. Ma compagne se dirige vers l’une d’elles, qui est libre, et tout en la suivant, je m’étonne de l’atmosphère de cette pièce et de l’attitude des gens : on dirait que tout est figé, y compris le bourdonnement des voix, dont la rumeur conserve un volume absolument égal.

– Ouf ! fait la Femme en s’asseyant, c’est toujours pareil et jamais pareil, comme l’amour.

Je m’assieds devant elle, et maintenant, elle n’est plus pour moi qu’un visage, souligné par la noirceur de la robe. Le front est bombé, avec sur la lisière supérieure et sur les tempes le flou cotonneux de minuscules boucles rousses fort aérées ; les sourcils épousent exactement la douce ligne de crête qui domine les yeux. Le lobe des oreilles porte un petit clou d’or, dont l’éclat m’inspire quelque chose de si fugitif que je l’oublie aussitôt avec un léger malaise, comme en procurent les trous d’air. C’est peut-être qu’ayant fixé les yeux, je n’ai plus un regard qui décrit, mais, tout au sommet de moi, un flottement : celui d’une légèreté encore hésitante entre le lâcher et la retenue…

L’œil gauche me paraît plus étroit, plus mouillé, plus tendre ; l’autre est vif, avec un point de lumière au centre, qui me pique et me dérange. L’iris a de tels reflets que j’hésite sur sa couleur, où le vert, me semble-t-il enfin, l’emporte. Au-dessous de l’angle lacrymal, un infime tertre de peau très tendue, très lisse, me touche infiniment. Et l’aile aussi de la narine gauche qui, de temps à autre, frémit…

– Lophophora Williamsii, fait tout à coup celle qui est devant moi, en se tournant vers le proche buisson de plantes vertes. Remarque la fraîcheur des pousses, dont les aréoles sont axillées de petites feuilles charnues. Ces feuilles tombent très vite…

Elle me désigne l’une des raquettes de la plante avec une gravité qui m’étonne bien davantage que sa réflexion ; puis, me fixant, elle dit :

– Je n’ai pas envie des hommes, seulement envie de les faire payer.

Là-dessus, elle éclate de rire, et je ris aussi avec un soulagement qui me procure un vif bien-être.

– Tu avais l’air si heureux, dans la rue, que le désir m’a prise de venir ici avec toi. Sais-tu où nous sommes ?

– Non, dis-je, mais je suis moins curieux que…

Un homme vient de s’arrêter à côté de nous : il apporte deux coupes de porcelaine blanche, qu’il dispose sur notre table ; puis, s’étant redressé, il s’incline de nouveau en disant :

– Je vous souhaite une longue soirée.

Les coupes sont pleines d’un liquide transparent et limpide comme l’eau.

L’homme, au lieu de se retirer, demeure incliné, si bien que sa pose prend une tournure excessive. Je me demande s’il attend que je goûte, mais il ne me regarde pas. Au moment où je vais m’agacer de son attitude, je me rends compte qu’il attend quelque chose de ma compagne, et que celle-ci me considère avec un peu trop d’insistance. Elle rompt enfin le suspens d’un mot :

– Mandarin !

L’homme se retire aussitôt.

La Femme prend l’une des coupes et me la tend. Le liquide a une odeur instable, qui évoque la macération des pétales de rose et le lait d’amandes. Je garde la coupe entre mes deux mains, puis, la Femme ayant porté la sienne à ses lèvres, je bois.

Le goût est faible ; c’est la fraîcheur qui me saisit, brutale, et qu’un rien répand à travers toute la bouche, comme l’éther. L’effet est volatil ; la langue, le palais irradient ensuite un froid odorant, et chacun me semble creusé de milliers de papilles brusquement ouvertes. La bouche y gagne une présence envahissante au milieu de la tête, et il s’en suit que mes yeux s’étalent bientôt sur une concavité qui gonfle et gonfle, m’obsédant de sa grotte où j’imagine d’incessantes métamorphoses entre la chair et l’odeur.

– Tu avais commencé une phrase ?

– J’écoute, dis-je. J’écoute les effets de ton breuvage, et je me tais pour ne pas les déranger.

– Il faut les interrompre pour ne pas les oublier dans leur propre dégradation, sinon l’effacement devient rétroactif : il fait disparaître le souvenir en même temps que la chose.

Sa main droite est toujours levée, tenant la coupe, et ce mouvement a fait glisser sa manche, laissant briller son bras d’or.

– Tu as une voix du soir, dis-je.

– Le problème, au début, est qu’on a le choix entre beaucoup trop de mots.

– Mais tellement peu de situations.

– Regarde-moi.

J’obéis, et par suite d’une oscillation interne mon regard, bien qu’il fixe toujours également son visage, me montre tantôt sa pommette haute et quelque peu rougie, tantôt le bleu sombre de la paupière, d’où il passe à la courbe de la mâchoire qui, selon l’inclinaison de la tête, passe de l’ovale parfait à un renflement assez disgracieux affectant surtout l’attache, au-dessous de l’oreille. Parfois survient une espèce de trouble de l’accommodation, et il me semble alors que le visible n’est pas tout à fait à sa place, comme si un léger décalage faisait que mes yeux ne sont qu’à demi pleins de ce qu’ils voient. Et j’ai l’impression d’être un nageur de l’air qui, brusquement, ne trouverait pas assez de fond.

– Comment faire ? demande-t-elle.

– Quoi ?

– Comment faire quand on s’aperçoit qu’aucun amour n’est tout à fait comme l’amour ?

Je vois son regard ; j’ai même l’impression d’être à l’intérieur de lui, et cependant il m’échappe sans que je puisse m’arrêter à un mot qui me dirait avec certitude : il est tendre, il est ironique, il est fuyant, il est attentif…

– Pour toi, dit-elle, je pourrais être quelqu’un d’autre.

– N’est-ce pas réciproque ?

– Non, je suis revenue sur mes pas, je t’ai regardé, je t’ai choisi, je t’ai voulu, toi.

– Il s’agit de ton choix, non de moi.

– Regarde mes yeux.

Son regard s’est répandu sur son visage : il le couvre d’une fluidité, d’une jeunesse…

– Je suis là, dis-je.

– Je voudrais que tu me comprennes.

– Je te regarde.

– J’aime voir.

– J’imagine que… que tu portes cette chose dorée pour être visible, et même plus…

– Dis le mot : pour être voyante.

– Non, je pense que tu ne parais jamais nue là-dessous, bien que tu sois aussi plus que nue.

– J’ai envie d’être si voyante que cela vous crèvera les yeux.

– Tu l’enlèves ?

– Jamais ! Celui qui veut pénétrer doit le percer d’abord.

– Pourquoi ?

– Pour voir… Je te l’ai dit : j’aime voir. Mais je ne suis pas voyeuse, je prends d’autres risques. J’essaie d’être indifférente comme un miroir.

– Qu’est-ce qui est possible, alors ?

– Quelquefois…, dit-elle.

Nous nous regardons.

J’attends.

Je vois un battement au-dessous de sa pommette gauche. Je baisse la tête, puis la relève. Je porte la coupe à mes lèvres. Mes papilles se creusent, un instant, mais l’effet est déjà moins vif.

– Je voudrais…, dis-je.

Elle recule à l’intérieur de ses yeux. Un instant, son visage n’est plus qu’un masque vide, posé entre nous.

– Moi, dit-elle, je ne veux rien.

– Si, dis-je bêtement, tu veux voir.

– Pour cela, il ne faut pas avoir la volonté de voir. Il faut même oublier qu’on voit, sinon c’est seulement de la lecture.

– Je ne sais plus, dis-je.

Il me semble qu’une évaporation se produit. Maintenant, je vois la forme de son visage. J’essaie de mettre un mot sur cette forme. J’additionne à l’arc de cercle du front les deux courbures rentrées qui en prolongent les extrémités pour les joindre à l’arc allongé du bas du visage, et au bout de mon addition je ne trouve pas le moindre mot, rien, sauf le fantôme entr’aperçu de quelque instrument de musique, dont j’ignore le nom.

– Les autres, dit-elle.

– Que font-ils ?

– Les autres veulent toujours que quelque chose arrive. Ils le veulent tellement qu’ils ne lui laissent pas le temps d’arriver.

– C’est un reproche indirect ?

– Non, toi, c’est plutôt le contraire. Je me demande si tu n’as pas peur que quelque chose arrive ?

– J’attends, dis-je. J’attends sans attendre.

Elle lève ses deux bras à la fois, les arrondit, et, posant le bout de ses mains sur les petites courbures qui sont en avant de ses oreilles, elle les fait glisser lentement vers ses tempes, de telle sorte qu’à la fin les tempes se trouvent serrées entre les poignets, tandis que les mains font, de part et d’autre de la tête, deux petites ailes.

– Au-dessus de mon lit, j’ai un grand miroir. Je ne m’y regarde pas vraiment, sauf pour me dire parfois : Elle est seule… Si je l’ai mis là, c’est pour la raison un peu folle que je rêve de m’y voir en train de dormir…

– Une fois, dis-je, une fois, j’ai réussi à regarder la surface du miroir, et non pas le reflet.

– Tu as eu peur ?

– Tu l’as fait aussi ?

– La mort n’a rien dans la tête. Je ne me nourris pas de vide…

Elle m’a regardé, comme si une brusque hésitation l’arrêtait, puis elle m’a souri en disant :

– La fin vient toujours très vite.

– J’ai envie de faire durer.

– C’est de la littérature.

– Comment cela ?

– Parce que le ralenti est un truc littéraire.

– Peut-être…

– Quand on ne se connaît pas encore, les mots veulent dire bien plus de choses : ils sont comme déliés.

– Où est l’avantage ?

– Il ne s’agit pas de ça.

Elle rit, un simple éclat, et je ne sais pourquoi ce rire m’en rappelle un autre. Il avait été question de la crise, des malheurs du socialisme, de la fin du progrès. J’avais dit : Il y aura toujours l’amour. Et l’autre avait ri. Un simple éclat méprisant…

– Je voulais dire…

J’ai perdu ce que je voulais dire. Je sens ma tête vide, ma bouche vide. J’imagine qu’un regard hébété…

– Excuse-moi, dis-je.

– Ce n’est rien. On cherche toujours à charmer l’autre. Parfois, la mécanique habituelle se détraque, et la guerre du bonheur tourne mal. Il faut s’y attendre aussi.

Son visage est lumineux, et cela me rassure.

– Ce miroir ? dis-je.

– Je ne m’y séduis pas, coupe-t-elle.

J’ai les yeux dans ses yeux. Il me semble que je ne pourrai jamais plus les détourner. Le temps devient très léger. Je lève ma main droite vers son visage ; elle reste en chemin, puis retombe.

– Il y a eu cette porte, dis-je, son battement… Aide-moi.

– Tu parles trop et pas assez.

– Ce battement qui la fermait et qui l’ouvrait dans un même mouvement, où le pour et le contre étaient inséparables…

– Eh bien ?

– Inséparables… et j’ai cru…

– Je n’ai pas de mémoire. Je n’en veux pas. Si je raconte, il me semble que j’oublie d’oublier…

Elle me regarde durement. Ou plutôt, son regard porte en lui quelque chose de si urgent que mon impuissance me fait peur.

– Tu me suivais, dit-elle. Ta confiance changeait tout.

– Je voudrais…

– Tu ne sais pas vouloir.

– C’est qu’il y a tant de choses égales.

– Pas ici, tu vas voir.

Le serveur surgit, venu de derrière moi. Il s’incline, puis :

– Mandarin, madame.

– Merci.

L’homme se retire, et l’instant se retire derrière lui. J’éprouve une espèce de grand retroussement. Pour un peu, je me retournerais afin de contempler le passé passant.

– Nous sommes ensemble, dis-je.

– Je ne demande rien. Je prends mon dû.

– Tu ne rêves pas ?

– J’aime les rêves que l’on rencontre les yeux ouverts, ceux qui ne contiennent que du vrai.

– Ils ne sont pas privés ?

– Nous allons changer de salle maintenant.

Elle se lève, et je fais de même. Nous longeons un massif de Lophophora Williamsii, contournons une table ronde et vide.

Je maintiens la distance égale : une longueur de bras, et mes yeux ne quittent pas le derrière de ma porteuse d’or.

– Un instant, dis-je en me précipitant à sa hauteur sous un porche de verre, où allons-nous ?

– En bas !

Elle avance encore de quelques pas, et s’arrête devant une porte massive à gauche de laquelle brille un voyant vert. J’ouvre cette porte, qui est froide et métallique, et je vois une cabine tapissée de glaces.

Elle y pénètre aussitôt.

Je la regarde, déjà nombreuse.

D’un geste impatient, elle me fait signe de la rejoindre.

J’obéis.

La porte se referme derrière moi.

La cabine s’éclaire plus vivement.

Elle et moi sommes face à face, mais avec un léger décalage qui fait que je vois son dos devant moi reflété, et le mien aussi projeté par l’autre paroi. Un instant, j’ai l’impression d’avoir sous les yeux l’avenir et le passé, qui sont deux reflets au croisement desquels… La porte s’ouvre et nous sommes devant un autre vestibule, où deux hommes nous regardent : l’un tient la porte ouverte, l’autre s’incline, puis recule, et sa façon de reculer, avec de drôles de courbettes auxquelles il semble devoir son déplacement, nous entraîne à le suivre.

Il soulève un lourd rideau, aussitôt rabattu derrière nous, et nous débouchons sur une estrade, qui domine une salle occupée par onze tables, dont la laque noire luit doucement. Bien que des gens soient assis devant ces tables, il règne un grand silence.

Une seule table est vide. Ma compagne se dirige vers elle, et j’ai le sentiment qu’on n’attendait que nous.

Les yeux fixés sur la Dorée, qui, maintenant assise, n’est plus que la toute noire, j’ai pris place. L’étonnant silence est si présent que mon souffle se retient. Tout à coup, ayant posé mes mains sur la table, je sursaute : il y a là un trou.

Je regarde, et l’air change de volume alentour.

Celle qui est devant moi a un visage lisse, fermé. Je lui désigne ce que je viens de découvrir. Elle garde sa distance, avec une mine qui me paraît butée.

Les tables voisines ont la même particularité que la nôtre. Le trou mesure une quinzaine de centimètres de diamètre. Son épaisseur n’est pas verticale, mais oblique, s’évasant vers le bas. En me penchant un peu, j’aperçois au-dessous un appareil dont la disposition me fait penser à un garrot.

Autour de nous, chacun reste immobile. Je sens l’attente. Je me demande ce que je pense faute de savoir quoi penser de ce trou et de ces attitudes. Il s’agit pourtant bien de manger puisque, à ma droite, est un plateau chargé de coupes et de fioles qui ne peuvent contenir que des condiments.

Il y a aussi, près de nous, deux paires de baguettes accompagnées d’un bizarre instrument, qui tient à la fois de la lame et du crochet : on dirait des gouges comme en ont les sculpteurs.

En regardant ces objets, je vois s’organiser, au ralenti, les mots d’une pensée ou d’un souvenir : Seuls les hommes peuvent nous instruire, non les choses. Je vois ensuite l’image d’un barbu auquel on tend une coupe : c’est Socrate, et sa bouche vient de prononcer ma pensée, à moins qu’un Platon quelconque ne l’ait fourrée dans sa gorge pour la tirer de là comme un pigeon d’un chapeau. La culture donne ainsi du pedigree aux mots : elle arrête leurs cabrioles permutatives pour en faire des citations. Sur quoi je me souviens de la révélation que nota un jour un poète américain : « Il n’y a d’idées que dans les choses. » Mais un bruit interrompt tout à coup mon tressage culturel : un coup de gong dont l’unique note file longtemps.

Je redeviens regard, tandis que ma poitrine s’emplit du son, le respire. Ensuite, il y a un suspens, une angoisse, puis les choses se précipitent :

Le rideau de l’entrée est soulevé, ménageant un vide triangulaire où mousse une lumière blonde, qui est de l’air visible, et par là un troupeau de petits personnages fait son entrée. Ils sont vêtus de robes et de tuniques de soie, avec au ras du cou et aux poignets des galons dorés. La soie accroche la lumière et chaque pli s’anime ainsi d’une multitude de signes brillants. Tous ces personnages portent un même bonnet, dont le pourtour s’évase vers le haut. Ce bonnet, également en soie, surmonte et, dirait-on, souligne le détail le plus surprenant de cette parade : chaque personnage est absolument identique à son voisin : ils ont tous le même visage. Un visage lisse et blanc derrière lequel roulent les yeux.

Maintenant, ils ont pris place sur deux rangs, et ils secouent leurs onze visages qui luisent comme de la porcelaine. Leur regard semble nous fixer depuis le fond d’un trou, et leurs mains velues ont des crises frénétiques d’agitation, grattant, grattant la soie des robes, qui crisse bruyamment.

Quatre hommes encadrent la parade avec une vigilance qu’on devine à la tension de leur visage. Un cinquième surgit, que l’on dirait jailli des plis du rideau qu’il rabat. Il est vêtu d’une robe de soie rouge. Il s’incline vers la salle, puis s’avance jusqu’au bord de l’estrade. Là, il s’incline encore, puis, brusquement redressé, il saisit la main de l’un des petits personnages, l’entraîne d’un saut dans la salle et le conduit à notre table.

Ma compagne se lève, s’incline devant les arrivants, et je l’imite sans trop de décalage ni de gaucherie.

– Votre mandarin, madame, dit l’homme rouge.

Et comme profitant que nous sommes debout, il pousse le petit personnage sous notre table, le décoiffe, le dévisage de son masque blanc et assujettit sa tête dans l’appareil que j’avais remarqué, cependant qu’un assistant se précipite pour bâillonner la bouche et lier les bras et les jambes d’une corde qui fait le tour du corps. L’opération ne prend qu’une minute, et déjà on nous presse de reprendre place, chose que nous faisons.

Maintenant, entre Elle et moi, il y a la rotondité de ce crâne qui émerge de la table. Mon regard passe rapidement dessus, cherchant les yeux de celle qui m’a conduit ici, et qui accueille d’un sourire la rencontre de nos yeux. Je vois les cils, le blanc, la pupille. Je vois le visage et sa gravité douce. Le bleu des paupières a pâli, et je pense qu’un peu de jour s’est pris là et s’y décompose.

L’homme rouge répète le même manège à chaque table, et j’aperçois bientôt sous les voisines ce que je ne peux voir sous la mienne : le petit mandarin ficelé, immobile. Sans cesse, mon regard va de la rotondité aux yeux de celle qui m’observe, va de l’action aux captifs, et je parcours ainsi ma propre vue tout en me demandant si je vais me fixer dans cette image quand se répétera pour la onzième fois ce qui est en train.

L’homme rouge semble nager dans le silence de la salle, et les bruits qu’il fait tombent dans ce silence en le ridant. Il en termine maintenant avec la dernière table.

Il remonte sur la scène et s’incline vers chaque table, onze fois. Ses deux assistants soulèvent le rideau. Une jeune femme entre, chargée d’un bassin et d’un linge blanc. Elle s’arrête devant l’homme rouge, qui, longuement, se lave les mains, en soulevant l’eau du bassin pour la faire briller dans la lumière. Il prend le linge, s’essuie, le repose de manière à couvrir le bassin.

La porteuse se retire.

Les assistants passent derrière le rideau, qui retombe.

L’homme rouge est immobile. Il nous regarde. Et cette fois, il nous regarde vraiment, une table après l’autre.

J’ai l’impression de pendre au bout du temps.

L’homme rouge descend. Il glisse vers nous.

Il s’arrête à côté de moi.

Il se penche.

Je sens seulement la table trembler, alors que la main gauche de l’homme rouge, après un geste d’arrachement, dépose quelque chose. J’entends la voix de celle qui m’accompagne. Elle dit :

– Merci.

Et je vois du sang.

Je vois du sang et aussitôt le crâne ouvert et la chose qui palpite avec une régularité fascinante. La chose parcourue de sillons, gonflée de bourrelets, et sur laquelle suinte une rosée sanglante. Mon regard est ma seule pensée. Je le détourne. Je le porte vers Elle.

– Je crois qu’il sera bon, dit-Elle.

Elle rapproche le plateau couvert de coupelles et de fioles. Elle saisit ce que la main gauche a déposé, et qui est la calotte crânienne. Dans cette grande coupe, elle verse le contenu de plusieurs fioles, agite le mélange, me le montre. Une rumeur monte maintenant de la salle, où l’on parle comme dans un restaurant.

Elle saisit l’instrument pareil à une gouge, l’enfonce dans le cerveau, le fait tourner entre le pouce et l’index, l’arrache tout chargé d’un morceau qu’elle trempe dans la calotte avant de le porter à sa bouche. Je la regarde mâcher. Elle me regarde la regarder. Elle replonge la gouge.

– Fais comme moi, dit-Elle doucement. Après tout, les morts nous doivent la vie.