– Il n’y a pas de corps dans ton texte.

Celle qui lit dans mes yeux raccroche là-dessus.

Je suis seul.

Et dire, me dis-je, que c’était ma seule lectrice. L’amour claque la porte et regagne son grenier. Et dire que j’écrivais pour lui écrire ce que ma vie ne sait pas dire toute seule.

Mes yeux parcourent le terrain en aspirant tout ce qui traîne : un pied de chaise, une écharpe à raies blanches et mauves, une paire de sabots jaunes, 12 maxi 1,5 litres, une sacoche en cuir brun avec fermoir de cuivre, Archipel Shopping 2, maison fondée en 1760, trois tranches de livre, crise de l’avant-garde ?

 

assez de petites pensées

de petits cris

nous avons la gorge rauque des belles bêtes

et leurs dents déchirantes

 

Il n’y a pas de texte dans le corps, sinon toute l’histoire. Il n’y a dans le corps que notre incapacité à lire le corps. Mais voici la vieille soirée, et Celle qui passe est sur ma porte prête à suivre les autres passants. Elle me tend la main, et moi qui n’ai pas de mots pour la retenir, je mets ma bouche dans sa main : une à une j’en lèche les lignes.

Alors, Celle dont la main est sur ma bouche devient si douce à mon désir que la nuit passe, puis le jour sans que le temps puisse nous dénouer. Ainsi, la vérité parfois s’empare de nos gestes, et ils déchiffrent directement ce dont nous séparait la transparente pourriture du signifié.

 

J’ouvre L’Amour : Ses yeux sont très sombres, fardés de noir, fosses sans fond où le sens se perd (page 79).

 

Je revois le passé.

Il n’y a pas de corps dans le passé.

Je ne revois pas grand-chose. J’attends. J’attends du vrai. Je me prépare à voir. J’ai oublié le visage, l’odeur, tout ce qui ne tient pas en quelques mots. Je sais seulement que cela est arrivé : l’amour. Et cependant que Celle dont je parle devenait Celle que je n’oublierai jamais, j’oubliais la chair même de l’impérissable. Maintenant, tu es une forme vide. Un moulage d’air.

Il n’y a pas de corps au passé.

J’appelle Celle qui lit dans mes yeux : ma Lectrice. « Allô, je t’aime. » Je raccroche, puis je rappelle : « Allô, je t’aime. » Je raccroche, puis je rappelle – je te rappelle que je t’aime. Et le présent emporte le passé comme la rivière un chien mort. Il faut que la mémoire n’ait plus d’avenir pour que le vécu s’inscrive nerveusement et devienne du corps – rien que du corps.

 

– Tu ne dis plus rien ?

– Touche-moi.

– Je n’ai pas assez de mains.

– Plante-moi.

 

Lors me penchai sur son plantis et fîmes d’heureux et de plant si belle greffe qu’il nous vint le mot plantureusement pour dire le plain et l’ardeur de notre plantement, qui était aussi bien plantation, plantade et plantage. Puis, riant, la belle plante me traita de plantigrade en précisant :

– C’est tout de même mieux que plantard !

Sur quoi s’épanouit une autre fois ma plantule, et doublâmes incontinent.

 

Se souvenir : on enfonce toujours la même porte ouverte, et l’on entre suivi de soi-même, et de soi-même, et de soi-même… C’est pourquoi je n’écrirai plus qu’au présent. Oui, pour oublier ce que j’écris en l’écrivant.

 

Je regarde. Je prends un livre. « La violence et le non-sens ne sont-ils pas en fin de compte une seule et même chose ? » Cette citation appartient à Max Horkheimer. J’ai lu avec ennui son Eclipse de la raison. Lui-même y faisait cette citation :

Le monde est las du passé.

Oh, s’il pouvait enfin mourir ou se reposer.

Trop de mots dans ce livre du genre « calculabilité », mais de jolies histoires rapportées, notamment celle de l’enfant qui, regardant le ciel, demandait :

– Papa, la lune, elle est là pour faire quelle sorte de réclame ?

J’entre dans le silence. Mais non, je pense à Celui qui, ayant mérité de voir la face de Dieu, revint épouvanté, car il n’avait contemplé que son propre visage. Oh, me dis-je, il se peut que je pense pour ne pas penser, que je lise pour ne pas lire, et tout se dérobe à cette idée.

Je décide que je suis seul depuis suffisamment longtemps.

– Allô, dis-je, allô, je n’arrive pas à parler.

– Oui, j’ai reconnu ta voix.

– C’est difficile. Je voulais te demander d’entrer dans mon livre.

– La vie est autre que ce qu’on écrit.

– Arrête, dis-je. Assez de citations.

– Mais toute la langue est une citation.

– On pourrait se voir bientôt ?

– A huit heures, si tu veux ? On dîne ensemble.

– Je t’attends.

Il raccroche, et j’écoute le couinement qui jaillit de l’ébonite. Puis, je me surprends le regard dans le vide, et comme je prolonge cette position, il se produit un certain remue-ménage du côté de mes oreilles et de mes tempes. Tout à coup, une chanson idiote égrène ces mots :

Si tu es mon mandarin

Je serai ta mandarine

On ira dans les coins-coins

Jouer à câlin-câline

Alors, le duvet de l’air. Et la salive. Alors, secouant la tête, frottant cheveux contre cheveux, et les larmes de joie mêlant. Nous avions des doigts, des doigts. Ils couraient, trouvant ici une paupière, là une oreille. Avec deux, ça suffit pour faire un visage. Il y avait des souffles, des rires, des craquements. Oh ! criaient les voisins, encore ! Et la pluie battait le toit. Dis-moi, disait-elle, quel jour sommes-nous ? Et je voyais ma peau se couvrir de chiffres, mon sexe tourner. Puis lent et lente, se multipliant, le lit trop petit, les draps roulés, des cordes, la sueur. Et longue, lisse, avec des moignons d’ailes qui faisaient de pratiques poignées auxquelles se cramponner.

Je reviens ici.

Je sens mon souffle et les tempes battantes.

J’invente de me forcer à voir celui qui va venir et d’écrire ce que je vois. Viennent le collier de barbe, la moustache, les sourcils, et j’écris : Il a une barbe en collier dont la pointe fait barbiche, car, de chaque côté, les poils sont plus clairs. Sa moustache est une courbe qui, en se couchant sur sa lèvre, semble vouloir mettre sa bouche entre parenthèses ; ses sourcils ajustent à l’arcade une virgule amoureuse. Le front monte très haut, surtout à gauche, dégageant ainsi un toupet qui s’incurve et se tord pour éviter la symétrie qui le ferait apparaître comme une barbiche crânienne.

Le professeur de philosophie pousse la porte. Il est magnifique : complet de velours beige avec gilet, chapeau à large bord assorti. La forme de ce chapeau doit avoir un nom, mais tant de noms se perdent.

– Eh bien, dis-je, je viens de renoncer à la mémoire, mais ton chapeau titille encore en moi des mots à couvrir les dames : cornette, capeline, toque, marmotte, fanchon, bergère, mélusine.

– Moi, fait-il, c’est évidemment la structure qui m’amuse. Il y a là du gland et de la calotte, de la ganse et du bourdalon, de la passe et du retroussis.

Il me tend son chapeau, et je lui tends ce que je viens d’écrire.

– Ce pourrait être moi, dit-il quand il a lu, mais moi avant.

– Avant quoi ?

– Avant le chapeau : en me couvrant, je me suis découvert.

– Et ça remonte à quand ?

– Dix jours. J’étais chez J., il a voulu m’offrir un chapeau bleu que je trouvais très beau, mais il ne m’allait pas. J’ai pris l’adresse du chapelier. J’y suis allé avec l’idée de devenir un homme nouveau de la tête aux pieds.

Le professeur de philosophie remonte son pantalon et désigne ses bottines à talons hauts ; puis il continue :

– L’habit participe à l’artifice de la représentation sur le mode du jeu ou de la parodie : c’est une façon de dire quelque chose qui ne pourrait être dit sans ça. En même temps, la représentation est l’arsenal de l’audace pour le timide…

– Qu’est-ce qu’elle change ?

– Ni la vérité, ni le mensonge, mais des images, des mots, des moments du corps. On ose enfin… J’ai rencontré une femme qui ne vivait que pour la représentation, et elle a changé mon attitude. C’était dans un bal masqué, et nos rapports ont été des variations de bal masqué. Elle modifiait son image à chaque rencontre, il fallait aussi que je me réinvente. Mais quand nous étions seuls, notre relation s’effondrait : nous n’avions plus rien à faire ensemble.

– Tu veux dire que l’intimité n’admet pas de monnaie de singe ? Vous auriez dû passer à une autre forme de représentation.

– La représentation est un récit qui en mime un autre, mais l’autre n’obéit pas à la même altérité : il s’agit peu à peu d’y récupérer son double. Ce récit-là est solitaire et secret. On l’écrit.

– L’intimité ne peut se réciter. Elle est un vécu sans représentation, sans mise en scène…

– L’étrange est qu’on ne peut pas non plus raconter un livre. On peut dire son anecdote, mais pas cette mouvance qui est l’écriture et qui est la lecture… Je me souviens du mouvement des lèvres, du mouvement des yeux, et ils me poussent à écrire pour me couler en eux. Il y a rencontre entre le lu et le vécu des yeux comme si le livre était l’espace corporel d’un récit…

– Corporel ?

– Oui, pas l’espace vécu. Une nuit, dans un pays où j’arrivais, j’ai rencontré une jeune femme. Je lui ai parlé, parlé des heures. Mon corps passait par ma bouche, je le sentais. Je n’ai jamais connu pareille impression. Mais cette chose extraordinaire n’est pas un souvenir : je ne peux pas la raconter. C’est la trame de quelque chose d’autre. Qu’ai-je dit ? Je n’en sais rien. Je ne m’en souviens pas. Cela se passait entre le sommeil et le regard le plus attentif, et c’était le bonheur… Ce bonheur-là vous oblige à une double vie, non pas au sens bourgeois, non… il s’agit simplement de se décaler une heure, une nuit pour atteindre cet état concret auprès duquel tout le reste paraît du bavardage…

– Et de la représentation ?

– Peut-être, mais la représentation aussi est un décalage.

– Un décalage joué tandis que l’autre est l’oubli de lui-même.

– Il faut regarder les yeux : oublier et jouer n’y sont pas contradictoires. Dans les yeux, tout s’écrit, tout se lit, et c’est la même chose. Mais arrête d’écrire et allons manger.

Il m’a dit :

– Voir vraiment, c’est mourir.

Ou peut-être était-ce :

– Voir vraiment, c’est voir la mort.

A moins qu’il n’ait dit :

– Le visible nous cache la mort.

Moi, en l’écoutant, je me suis souvenu d’un ami mort. Je le rencontrais dans un rêve et lui disais :

– Où diable es-tu allé ? je te croyais mort.

Il a souri. J’ai vu bouger ses lèvres, mais je n’ai rien entendu. Je me suis dit : ce que je vois me dérobe les mots. Puis j’ai pensé que c’étaient plutôt les mots qui me dérobaient le visible.

J’attends.

L’attente fait un volume : une tirelire à mots.

Je t’attends, mais une fois engagé dans l’attente, je ne suis pas sûr que ta venue y mettra fin.

 

Au restaurant, une vieille femme passe devant nous puis revient. Elle a des yeux très jeunes sous des arcades très creuses : des yeux transparents. Ses mains s’agitent d’une manière si désaccordée l’une par rapport à l’autre que leur mouvement produit un malaise : on dirait que l’espace va se dédoubler. Elle me regarde un moment, qui me paraît fort long, et qui sans doute ne l’est pas. Puis, ses mains toujours se cherchant à contretemps, et me dis-je alors, comme tricotant l’invisible, elle se penche vers moi :

– Vous oublierez ! dit-elle.

Et vivement, elle se recule et me tourne le dos, et je manque d’air entre un avant et un après qui sont bien trop lourds pour mon présent. Je regarde le dos qui s’éloigne, puis le vide.

– Sais-tu, dis-je, combien de mots sont postés sur le visage ?

– Que veux-tu dire ?

– Treize mots : chevelure, front, tempe, sourcil, œil, pommette, nez, joue, oreille, bouche, lèvre, menton, mâchoire.

– Tu as oublié peau et paupière.

– Enfant, j’avais une petite amie qui élevait beaucoup de poupées. Nous jouions ensemble le jeudi après-midi. Il ne se passait rien dont je me souvienne jusqu’au goûter. A cause des tartines de confiture, nous devions nous asseoir à une certaine table, proche d’un banc sur lequel une rangée de poupées nous regardaient. Il fallait se tenir comme il faut à cause de ce regard. Alors, commençait, de ma part, toute une série de suggestions :

– Tu crois qu’elles nous voient vraiment ?

– Bien sûr, disait-elle.

– Mais avec quoi ?

– Avec leurs yeux, pardi !

– Mais ce ne sont pas de vrais yeux…

Cela durait longtemps. Il s’agissait d’arriver à ce que ma petite amie, sans que je l’y pousse jamais franchement, me propose :

– Et si on regardait ce qu’il y a derrière ?

Je ne répondais ni oui, ni non, me contentant de la fixer. Elle prenait alors une des petites cuillères de son service à poupées, puis, saisissant l’un des bébés de la rangée, elle lui arrachait les yeux. Elle me l’apportait ensuite, en disant :

– Regarde.

Et je la lui rendais en disant :

– Elle n’a rien dans la tête.

– Tu avais quel âge ?

– Je ne sais plus. Il me semble que nous faisions cela régulièrement, mais peut-être n’est-ce arrivé qu’une fois.

Nous attendons.

J’essaie de voir très loin derrière mes yeux.

Puis la distance est blessante.

– Et le masque ? dis-je. Ton chapeau ?

– L’habit n’est pas un masque ; c’est le contraire : il exhibe.

– Il dissimule aussi bien.

– C’est dans ce mouvement contradictoire que s’articule ce qu’on ne pourrait dire autrement.

 mon amour,

 quand je dis ton nom, je veux dire : Je t’aime, mais toi, tu ne comprends pas ce que je dis, et tu attends le mot que je ne dirai pas de crainte de ne pas dire assez. Ton nom est le seul mot que je n’ai jamais prononcé : je le sens dans ma bouche comme une nouvelle langue, et je le dis pour tout te dire. Mais quoi de plus banal pour toi-même que ton nom ? Comment saurais-tu qu’il ressemble à la fois à ton visage et à la pensée de mes yeux ?

– Tu écris encore ?

– Non, j’imaginais une lettre.

– Tu compenses ?

– Je décale.

– Pour quel état ?

– Quand on regarde les yeux, on sait que rien n’est plus clair que le mystère : la clarté est incompréhensible.

– Informulable, plutôt.

– On sait qu’on ne saura jamais. Et quand on a perdu la clarté des yeux, on ne sait même plus qu’on ne sait pas.

 

je tue ils

Elle écrit ces trois mots sur un visage. Le « je » sur un œil, le « tue » sur l’autre œil ; le « ils » sur la bouche.

Je regarde l’air qui est entre ses yeux et sa main : je voudrais le voir pour voir ce qui nous touche également.

– Crois-tu à la profondeur ? demande-t-elle.

– Non, dis-je, il y a derrière nos yeux la même chose que devant.

Elle divise maintenant le visage en trois régions, dont chacune semble avoir pour nom l’un des trois mots.

Je prends la feuille de papier.

Au-dessous de « je », j’écris « profondeur ». Au-dessous de « tue », j’écris « non-dit ». Au-dessous de « ils », j’écris « meurtre ».

Je lui tends la feuille.

Elle la prend, puis, avec de petits gestes très rapides, la déchire en petits morceaux qu’elle jette dans le cendrier.

– Je ne veux pas, dit-elle… je ne veux pas laisser de trace.

– On sent parfois que tout pourrait changer si l’on prononçait un mot que… l’on ne prononcera pas.

– Tu as peur qu’il ne soit pas efficace ?

– Pourquoi n’aurais-je pas peur qu’il laisse trop de traces ?

Elle me regarde.

Je dis son nom.

Elle ne l’accueille pas comme Le mot.

Est-ce le visage ? est-ce le nom qui, déjà, est en moi la trace de cet amour ?

Un jour le miroir devient vide, et l’on entend derrière ses propres yeux le bruit du nom.

Le professeur de philosophie éclate de rire.

– Il suffirait, dit-il, d’effectuer chaque fois le renversement. Imagine la tête du grand penseur national, si on lui avait rétorqué : je suis pensé, donc je ne suis pas ! Il croyait à l’identité, mais l’identité n’est qu’une limite théorique. Nous sommes fluides et changeants. La peur de perdre la tête est une chose enfantine. Nous ne perdons que des têtes imaginaires, et il y en a tant à l’intérieur de notre tête réelle qu’une de perdue mille de retrouvées. L’important est qu’une tête réelle puisse dire à une autre tête réelle : Je suis Toi, alors c’est la débandade des certitudes, la fin du corps considéré comme boîte de conserve de l’identité.

– C’est vrai, dis-je, le bleu est ciel.

Là-dessus, je commande du champagne, ce qui nous amène à trinquer, mais le bruit de nos coupes fait un inquiétant bruit de tête, et j’en arrive à douter :

– Eh, dis-je, le corps est mou, la tête est dure ; c’est donc là-haut un lieu fortifié, et pourquoi ? sinon pour défendre l’identité.

– Au contraire, fait-il en branlant le chef, le crâne est fait pour recevoir, non pour garder. L’ego est un phantasme philosophique.

Il boit pour moi, je bois pour lui, mais le liquide, d’une part, dévale la pente du gosier, et, de l’autre, y renvoie une fusante colonne de gaz, tant et si bien que, pris entre les deux termes de cette contradiction, je sens mon corps flotter un instant comme s’il cherchait son haut et son bas. Il s’en suit un léger mouvement de bascule, qui, tout à coup, déporte mon attention vers la gauche. Je devrais en revenir aussitôt, mais je n’en reviens pas à cause de ces mots :

– Il s’agit de noter les métamorphoses de la réalité à l’aide du romanesque, de les noter et de les provoquer aussi bien.

Cette phrase pratique elle-même un mouvement de bascule (et de renversement) qui achève de compromettre ma position de telle sorte que je tombe de vis-à-vis en parallèle et dédie toute mon attention à ce voisin :

– Pour moi, dit-il, les mots ne viennent, et l’écriture, que si j’ai l’image, celle que la phrase va désigner. L’image suscite les mots, et les mots en venant la transforment. Le texte raconte ce visible en transformation, comme si je ne faisais que transcrire, avec des mots, des fantômes de formes. Le vu devient du digéré ; le vu s’annule et devient l’écriture. Dans ce passage, l’écriture accueille l’éblouissement, et l’assombrit, l’absorbe. Alors, bien sûr, je me demande où il est passé, d’où ce foisonnement de mots qui cherchent, qui veulent retrouver, et ces phrases qui n’en finissent pas de s’évaser. D’une part, le texte conserve ce que j’ai vu, et d’autre part, il l’élimine puisqu’il n’est plus du visible, mais des mots… Plus ce que je veux représenter se perd dans ce que je fais, plus j’écris avec acharnement pour que le lecteur voie. Qu’il voie ce que je ne vois plus.

Je me redresse un peu de crainte que ma trajectoire mal suspendue ne me fasse verser sur le parleur, et l’interrompe. Le professeur de philosophie semble partager mon attention. Quant à mon voisin, il ne remarque même pas notre présence et n’a d’yeux que pour deux femmes très belles, l’une rousse, l’autre brune.

– L’image est dans la phrase, et elle est aussi au-dehors, si bien que la phrase n’est qu’un chemin ouvert dans sa direction. Et moi qui couvre de mots ce que je vois, je sens très bien à la façon dont ma main court sur la page qu’elle ne court pas vers le langage mais vers un besoin de voir. Dans les moments où je n’écris pas, je ne vois plus rien. L’écriture me fournit une image du monde, et elle construit l’espace dans lequel je vis. D’où une confusion entre l’espace où je vis et celui que me désigne mon écriture. Ce n’est pas une fiction : je suis réellement dans un lieu que le signe dessine en même temps qu’il lui donne sens. Au fur et à mesure que j’écris, les mots sont sur mes yeux, sur mon corps : j’ai le corps entièrement tatoué de dessins, de paraphes, et il me semble alors habiter un corps et un lieu qu’on peut lire : ils ne sont pas forcément compréhensibles, mais ils sont lisibles. Entreprendre un roman, c’est donner libre cours à l’avidité, à la famine active du regard ; c’est comme si, vivant dans une cécité perpétuelle, la volonté d’écrire me rendait la vue parce qu’elle donne de la présence à une image à partir de laquelle la vision commence et se développe. Au début, j’ai l’impression d’essayer de lire les vocables des choses en même temps que je les vois, et il me semble entrer dans un lieu où le langage va pouvoir se souder à l’image. Il y a quelque chose de siamois entre l’œil et la parole. Et cette sensation d’œil soudé à la langue fait que je n’ai pas le sentiment d’écrire. Comme je n’ai pas le moyen de projeter dans l’espace visible les images que j’ai en représentation, le langage me sert à pallier ce manque : c’est une poche à images, avec ce que cela suppose de clos ; c’est un sac cousu dans lequel les images sont en gestation…

– Cef, dit doucement la jeune femme rousse, tu n’es pas en train d’écrire mais de nous parler.

– Quand je parle, je ne vois que le visible. Je suis entraîné dans une lecture où chaque forme devient la partie mobile d’un récit, qui se déclenche. Je n’ai jamais pu regarder sans qu’un récit ne débute aussitôt. On dirait que le langage se tient autour de chaque image, prêt à me la mettre dans la tête : il suffit que je la regarde et il entre en action. Quand j’écris, l’image n’est pas forcément une représentation, une figuration ; parfois une musique a la même fonction : elle fait marcher la pensée d’une façon qui lui est étrangère. L’image qui précède le texte détourne la pensée de son travail habituel, qui est d’analyser, de comprendre ; elle fait sauter toutes les structures selon lesquelles j’ai appris à penser aussi bien qu’à regarder, et c’est pourquoi il y a une transformation réelle de l’espace. Je marche beaucoup mieux dans mes livres que dans la réalité. Ecrire désagrège l’espace auquel la culture m’a habitué ; c’est une autre façon de voir, non pas en allant vers la chose, mais en laissant la chose m’envahir et contaminer tout le corps. Quand j’écris je ne sais si je suis ce que j’écris, ou l’inverse…

Un volume de ténèbres. Et l’urgence. Mais l’urgence de quoi ? Mes yeux sont retournés. J’écoute un remous dans les plis duquel chair et mental se tordent. Celui qui parle est sombre, sauf la bouche, agile comme ses yeux. N’osant me tourner franchement vers lui, je ne le vois pas, et cependant je le vois comme reflété par mon écoute et par l’attention des deux femmes. Est-ce à cause de ce surgissement venu de biais ? Son visage est tellement animé qu’il paraît s’être plié sur lui-même pour raccourcir la distance entre ce qui voit et ce qui parle.

Je me penche, fasciné, en attente, et je ne sais quelle lueur se lève du côté des deux femmes, dont le roux et le brun donnent à l’espace une peau changeante comme la surface profonde d’un miroir où passeraient sans trêve des éclats. Puis, tout à coup, vient un agacement, qui crée un état de panique, et me voilà aussitôt agité par ce que je prends pour une lucidité furieuse. Je me tourne carrément vers mon voisin :

– Plût au ciel, dis-je, que la distance l’emporte et vous cache la dérobée de…

– Monsieur, me coupe-t-il, le langage est là pour rattraper, non pas rattraper ce qui nous échappe, mais rattraper les choses. Ecrire est une course au visible, une course vers le moment où je me contenterai de voir. Je cherche l’alliance entre la nature du verbe et la nature du visible.

– Oh, dis-je, vous êtes celui qui ne s’arrêtera pas.

– Cette alliance serait le point de départ d’une civilisation nouvelle, où le texte et l’image ne seraient plus déphasés. On atteindrait alors le point où dire et voir coïncident dans l’euphorie…

Là, celui qui parle s’arrête et me regarde enfin : son visage, en effet, est une image sombre où la bouche et les yeux forment le creux d’un double plissement marqué par le travail du temps que leur double mouvement tantôt suspend et tantôt accélère, et l’on dirait que, sur les pentes crayeuses de la peau, s’accroche et se déchire la vieille nuit blanche et noire dans les éclaircies de laquelle je cherche le a et le m, le i et le t, le i et le é. Ce qui m’avait ouvert furieusement la bouche dans une espèce de folie prête à faire de moi l’autre, cela s’adoucit maintenant jusqu’à me donner l’impression que mon propre visage va pouvoir émettre le signe qui l’exprime, et je n’ai rien dit, et j’écoute depuis toujours ce murmure :

– Quand j’essaie d’aller au plus immédiat des sensations physiques et mentales, où il ne s’agit peut-être pas encore de pensée mais de physiologie, la première chose qui me saisit est la nécessité d’ouvrir le monde, comme s’il n’était qu’un bloc aveugle et compact : chaque mot est un instrument pour faire brèche, pour façonner, modeler. En dehors de la volonté de capter l’image, il y a la volonté de la saisir pour la faire autre, car elle n’est certainement pas ce pour quoi elle s’est donnée, sa première apparence. Il me semble qu’en continuant à écrire, je vais trouver sa véritable figure. Et si je trouve la première figure du monde, matière et verbe vont fusionner… Le langage a été séparé, il n’est pas fait pour nommer, mais pour créer, transformer : c’est un outillage pour inscrire le fantôme du réel qui passe par la tête. J’écris pour voir, mais aussi pour vivre, pour vivre et voir par le biais de l’écriture une totalité, seul monde où j’ose avoir des gestes, habiter. La notion de geste, je la comprends davantage dans le texte que dans la réalité, où je suis d’ailleurs sans geste. Quand je n’écris pas, c’est l’écart, la division. Ecrire, c’est rapprocher ma représentation du monde et mon dire du monde, rapprochement que produit la tension de l’écriture, mais avec difficulté car il s’agit d’un mouvement qui toujours trouve sa dérobée…

– Mais le mental, dis-je soudain, n’est-ce pas le retournement du visible ? l’envers du miroir ?

– Il y a une ligne de clivage. Le travail d’écriture tente de rapprocher les deux choses séparées. Mais comme j’ai tendance à vivre dans un livre, je finis par oublier l’autre côté. Il faut, par tous les moyens, mettre dans le livre ce qui est hors du livre. J’essaie dans l’espoir de provoquer un télescopage entre ce dehors et ce dedans de manière à ne plus savoir qui vit, du livre ou de moi. Ecrivant, il se produit des métamorphoses au niveau de la perception visuelle, du toucher : l’espace ne ressemble plus à lui-même ; l’espace finit par faire son propre roman comme s’il était devenu un autre système nerveux. La représentation et la nomination changent alors, car je prête au livre la totalité de mon épaisseur physique et de ma fluidité mentale. Un jour je déboucherai peut-être sur une perception non verbale du monde, mais pour l’instant toute situation est doublée du récit de cette situation : j’ai besoin du langage pour vivre ce que je vis… Au fond, cela participe d’un vieux rêve : j’ai envie de voir, mais voir ne me suffit pas, car si je vois sans mots, c’est comme si je voyais de loin et sans pouvoir toucher, m’incorporer. Une seule chose à faire : mettre ce vu dans le langage. Le langage qui est un organe sur le même plan que les viscères. Il faut que la matière humaine trouve une connivence où la pensée n’a pas à s’articuler, où elle est immédiate. Il m’arrive parfois d’avoir un regard sans interprétation ; d’un seul coup le langage fait silence, et je sais que ce silence est la chose que j’essaierai de faire entendre au stade final : un langage pacifié parce que tout voyant, ni pilleur de réalité, ni pilleur d’être, simplement en accord de telle sorte qu’il n’y a plus rien à dire…

Il se lève, et, dans le silence qu’il vient de créer, disparaît si rapidement vers la sortie que son passage persiste un moment derrière lui, formant à son image un signe sombre et fragile dont on ne sait s’il reste dans le vu ou dans le visible. Mais déjà je marche dans la trace.

Plus tard, un clignotement me saisit et la circulation des passants.

La rue penche vers un carrefour, et je glisse sur sa pente avec une légèreté qui m’emplit de joie. Oh ! me dis-je ou ne me dis-je pas, l’homme est un mot parmi les autres, mais c’est un mot qui les comprend tous, aussi il court, il court…

– Tu m’as oublié ? demande en me rattrapant le professeur de philosophie.

– Non, dis-je, je suis dans le bric et le broc.

– Où est-il ?

– Mais dedans et dehors !

– Non, lui ?

– Qu’importe, il nous a tout donné pour ce soir.

– Qu’allons-nous faire ?

– Regarder, dis-je.

Nous sommes au carrefour, et la masse bruissante, qui, venue par les boulevards, trouve là sa régulation, nous entoure d’un mouvement dont nul ne saurait dire ce qu’il est tant il brasse de sons, de lumières et d’ingrédients divers. L’air bouge, et il suffit de s’arrêter pour le sentir ruisseler devant soi, telles ces nappes d’eau qu’on voit couler inépuisablement sur la face interne de la vitrine de certains fleuristes. Parmi les jambes des passants monte une buée bleue, et là-bas, vers le fond de la perspective, quelque chose rougeoie comme un œil malade, et que ses clignements achèveraient d’ensanglanter.

– Quand j’étais enfant, je n’avais pas de sexe, dit le professeur.

– Tu t’es rattrapé, dis-je.

– Le temps aussi.

– Bah ! on cherche toujours un corps qui soit plus corps.

Nous traversons.

Nous allons vers l’œil rouge.

La nuit est plus épaisse, et elle forme parfois un remous contre le visage d’un passant, comme si elle était parcourue de courtes vagues ténébreuses que le contact d’une peau blanche ferait voir. Maintenant, le bruissement est plus sourd, aussi les voix sont-elles distinctes davantage : elles font, en avant de chaque terrasse, une région sonore que je traverse en sentant une buée d’haleine.

– Je ne me connaîtrai jamais, dis-je.

– Pourquoi ? fait machinalement le philosophe.

– Parce que je ne peux pas regarder mes yeux au moment où je la regarde.

– Je ne sais plus où j’ai lu cette phrase : Les larmes que répand un œil aveugleraient si elles étaient pleurées dans l’œil d’un autre.

– Nous sommes trop impatients, dis-je, c’est pourquoi rien n’arrive que l’attendu. Le surplus est accidentel. Or, je ne veux ni surplus ni accident, je veux… je veux que le présent soit présent.

– Tu n’as plus peur des mots ?

– Celui qui ne s’arrêtera pas m’a donné envie de parler. Alors, tant pis, encore un petit morceau d’éloquence… Quand je suis bien vivant, il me semble que chaque visage peut en cacher un autre, qui sera ma surprise ou mon malheur. Ce risque me rend plus attentif, et l’attention crée la présence. En fait, depuis pas mal de temps, derrière chaque chose, je devine un regard : il est là comme s’il occupait tout l’espace que me dissimulent les choses que je vois. Ce regard est dans le dos de tout ce dont je vois la face, et, parallèlement au mien, il se déplace le long de la ligne où le mien s’arrête. Il ne voit pas ce que je vois, mais il me voit le voir, et de mon côté c’est pareil. Au fond, nous sommes, l’un pour l’autre, le point de fuite… Et derrière ce point, il y a ce qui nous permet de voir, il y a notre petite mécanique visuelle, et aussi bien le trou noir que nous avons chacun au milieu de nos yeux… Je vais rentrer maintenant. A bientôt.

Je marche vers le fleuve.

Je trouve au milieu du pont la vieille place d’où, autrefois, je regardais les feux dont le reflet donne à l’épaisseur de l’eau un volume transparent dans lequel le monde s’inverse. Je m’arrête là, mais je ne vois venir que le regard dont je parlais au professeur. Et son iris boutonne mon regard à lui-même tout en l’invitant à je ne sais quelle sauvage sortie.

Je me penche au-dessus du fleuve, yeux grands ouverts, et je vois venir encore ce regard, non comme une image, une illusion, mais en effet comme une sortie dans le volume du présent, lequel de toute évidence tient dans nos yeux. Et de ce volume, le regard est la chair dont la substance n’a jamais reçu de nom, car elle est comme l’air dont le liant n’est pas visible autour des choses. Cette chair, qui est là, dehors, bouge aussi doucement dans ma tête, et elle déchaîne, sous mon crâne, un élan d’abandon. Je ne suis plus séparé, mais je le redeviens à l’instant, croisant cette fois des images où ma vie déjà morte fait signe à d’autres morts qui passent dans ma tête. Il me semble alors que je pourrais enlever mon visage et le tourner vers ce qui s’en va ; puis, je regarde l’eau, et tout est comme avant : il fait nuit, des lumières bougent dans le lit du fleuve, et des gens passent, qui profitent de la beauté du soir.

J’oublie.

Sur mon chemin, mes yeux ramassent des portes, des fenêtres, une série de corbeilles en bambou, une robe blanche, des jambes, un regard, une fontaine, deux chapeaux, un banc, une pendule, sept chaises en fer, un bouddha doré, quatre mains appuyées sur une vitrine, un gros cigare rouge, une pièce d’argent, un arbre cerclé de fer, une planche posée de champ, un journal resté ouvert à la page des offres d’emploi, un vieux seau de toilette en émail blanc avec un liséré bleu, une poupée sans tête et, sur le pilier d’une arcade, ces quelques spécialités :

La Toupie. – Elle consiste à abattre la victime d’un coup de bêche sur la nuque. Avant de s’effondrer, le malheureux tournoie sur lui-même comme une toupie, et ce mouvement déclenche les rires de l’assistance.

Le Sac. – On ligote le condamné, puis on fourre sa tête dans un sac de plastique transparent, dont on serre le cordonnet autour de son cou. Bientôt, il manque d’oxygène, se roule par terre en essayant de mordre le sac pour le déchirer, bref se trémousse et se convulse de la manière la plus comique tout en agonisant.

La Balançoire. – L’ennemi de classe a les pieds et les poings liés ensemble. Après l’avoir traîné derrière un quelconque véhicule, de préférence motorisé, on suspend l’anneau sanglant qu’il est devenu à la branche d’un arbre jusqu’à ce que mort s’en suive.

 

Sous ma porte, une lettre.

Une feuille bleue dans une enveloppe blanche.

C’est la lettre du 19. Je la reçois une fois l’an, et, par chance, quelqu’un l’a fait suivre cette année encore.

Où es-tu ?

Je t’écrivais : « ma petite âme », à cause de ton visage de mouette. J’ai perdu ta vue. Et tu parles maintenant de cette part de vie qui est trop belle pour être mal vécue,

la vie, la vue,

et l’espace blanc,

il ne se passe rien, et c’est tout.

Une chambre blanche… Comment dire ? nous étions suspendus dans cet espace blanc… un blanc qui faisait une voûte très haute, s’estompant à l’infini… et le ciel tombé infiniment blanc. Nous étions là, assis face à face, au pied d’un immense lit dont la tête disparaissait dans la brume blanche… Et rien, sauf la vie si tendue qu’elle presse la peau à tel point que la voici devenue blanche… la vie extrême… le lien invisible.

Cette lettre, d’où venue ? je ne peux y répondre, aussi ressemble-t-elle au livre que je n’écrirai qu’en mourant, car il sera ma vie. Et le désir me vient de déranger cette dérangeante pensée, n’importe comment. J’ouvre à ma droite, et :

Rendre hommage à notre passé est le seul geste qui comprenne aussi l’avenir.

Celui qui parle ainsi est un livre auquel j’arrache aussitôt sa page, car le consultant de l’oracle rêve d’arracher la langue qui le gratifie afin de la conserver en cet état qu’il croit le meilleur d’elle-même. Ô langue, tu n’auras plus de bouche pour te trahir ! Et je la fourre dans ma poche, qui vaut bien, après tout, l’autre sac à paroles.

Je m’assieds.

Je vois le fleuve : l’image et son souvenir ne sont-ils pas séparés comme l’image et son reflet ? Mais le souvenir tire son image du temps, alors que le reflet descend dans l’épaisseur de l’eau.

Je voudrais penser quelque chose qui ne soit pas ce que je peux penser.

Et laisser les livres fermés.

J’écris :

le 19 octobre 1977

Ce soir, je range ma tête. Mais voici tout à coup que je ne trouve rien, car j’ai mis dehors ce qui n’est pas du présent. Ainsi, je m’aperçois que le temps fournit le mobilier mental, et que sans lui, rien. On ne pense qu’avec de l’avant… On ne pense qu’avec du passé…

J’attends.

Le mot « illusion ». Le mot « espace ».

Et soudain :

– Attention, tu vas attraper un rhume.

Je crois entendre ces mots, mais je n’entends rien. La voix de mon vieil oncle n’est qu’un phylactère surgi dans l’espace mental. Pourtant, je vois : je vois la pente lumineuse d’une prairie ; mais non, je ne vois rien qu’un signe : une sorte de paraphe qui est pente et qui est prairie… Et je sais bien sûr que le souvenir est là, tout entier, infiniment plus rapide que les mots qui vont le détailler… Certains souvenirs apparaissent comme des pictogrammes, et leur sens va plus vite que leur lecture.

je cours sur la pente d’une prairie

attention, tu vas attraper un rhume

je cours

l’air est vide, sans danger

tout à coup une buée blanche

trop tard, ma tête dedans

et le rhume dans ma tête.

 

Entre « espace » et « illusion » la même buée blanche. Et elle déploie cette phrase : L’art moderne, avec son espace plat, représente le passage de l’illusion à l’allusion.

J’égrène ces mots.

A quoi bon ces mots, maintenant ?

Mais déjà je compare deux tableaux qui m’ont beaucoup frappé : Bethsabée au bain de Cornelisz de Haarlem et Passage de Hervé Télémaque. Entre les deux, il y a un peu plus de trois siècles et demi : ma tête se remeuble à toute vitesse.

Le tableau de Cornelisz représente, au premier plan, une étroite piscine. Bethsabée est assise à droite. Elle est nue. Sauf une soie jetée sur son épaule droite, et un linge si transparent, presque invisible, sur le haut de ses cuisses. Sa jambe gauche, pliée, trempe dans l’eau jusqu’à mi-mollet ; l’autre est levée, horizontalement. Le bras d’une servante noire est passé sous la cuisse ; le bras d’une servante blanche sous le mollet. La Noire est face à nous ; la Blanche nous tourne le dos. La Noire est nue. Sauf un foulard blanc sur les épaules. La Blanche est toute nue. La Noire présente son visage et ses seins. Très droits, très ronds. La Blanche présente ses fesses. Frappantes par l’échancrure sous le coccyx. La Noire est à la droite de Bethsabée. Elle doit être agenouillée au bord de la piscine. La Blanche est dans l’eau, qui monte aux deux tiers environ de sa cuisse droite. Sa jambe gauche est pliée, comme si le genou s’appuyait sur le bord de la piscine. Cette position fait que sa cuisse gauche s’écarte très largement de l’autre. Le sexe doit se refléter dans l’eau.

Le groupe des trois femmes forme un triangle, du moins à la hauteur des yeux : Bethsabée regarde la Blanche, qui regarde la Noire, qui regarde Bethsabée. Rien de plus captivant que ces trois regards dont la triangularité est multipliée par les pendentifs de Bethsabée et de la Noire, la boucle d’oreille de la Blanche ; par les bracelets des trois femmes ; par celle des linges épars, celle du pli des genoux, celle des jambes ouvertes…

Le tableau de Télémaque ne représente, sur un fond plat, que trois objets : une canne d’aveugle, un sifflet, un cor de chasse.

 

La perspective est l’espace de l’illusion. Elle nous met sous les yeux une surface illusoirement volumineuse, dont la fausse profondeur ne se rétrécit vers le point de fuite que pour nous dicter un point de vue. Et notre regard, piégé contradictoirement par la fuite et la vue, jouit de la seconde et l’adopte en croyant comprendre la première. Mais, sous ce mouvement, il y a une contradiction bien plus secrète, et qui relève d’une perversion du visible : c’est que le spectateur du tableau voit comme premier plan ce qu’il devrait voir comme fond, s’il avait le regard du tableau, de telle sorte que, sans le savoir, il voit toute la scène à travers un fond transparent, et donc ne cesse de l’invertir. Le tableau présente de face une scène qui, de son propre point de vue, est de dos, et le spectateur jouit de prendre un côté pour l’autre : c’est pourquoi, dans la Bataille d’Uccello qui est à Florence, j’ai toujours voulu que le point de fuite soit dans le cul du petit lapin.

L’illusion propose une ressemblance qui est comme si c’était vrai. L’allusion passe par une ressemblance qui ne satisfait pas, car elle suggère que reconnaître n’est rien : l’objet ne renvoie pas au monde, il fait signe en jouant de sa position, de ses relations et de l’insignifiance de son comme si. Le Passage ne permet aucune fuite en avant pour enfiler, là-bas, quelque pupille ; il propose, frontalement, une surface irréductible, et qui a le pouvoir renversant de nous rendre l’objet du regard que nous portons sur elle ; il est comme un miroir subversif dont le propre serait de refléter, non l’image, mais la seule question des yeux. Alors, le Passage ouvre l’espace mental de la coïncidence de la pensée et de l’imaginaire.

 

– Allô, dis-je, allô, je voudrais…

– Pourquoi cette…

– Attends, il fallait que je marque la coupure.

– Et maintenant ? demande Celle qui lit dans mes yeux.

– Maintenant, le passage est fait, sans transition.

– Tu aurais voulu que je prenne l’initiative ?

– C’est plus compliqué, dis-je. Il ne faut pas jouer le jeu, et en même temps il le faut. Je déteste la compétition…

– Arrête ! Tu sais bien qu’il y a des états réciproques.

– A condition d’être sûr de soi.

– Et ta façon de crier dans le téléphone, puis de raccrocher ?

– Une affirmation qui n’engageait que moi.

– Je t’ai quitté parce que tu mentais.

– Si je dis : Je t’aime, le contexte est assez clair, car il ne s’étend qu’entre nous ; si je dis : Je te trompe, il se brouille immédiatement par l’apparition d’un tiers dont la simple existence va dévoyer tout le sens.

– Tu voulais préserver le sens ?

– Tant que le sens que tu as pour moi ne changeait pas.

– Des mots, des mots !

– Et ma langue sur ta peau ?

– Une diversion.

– Et les états réciproques ?

– Une pierre dans ma bouche.

– Je voudrais te voir.

– C’est une transition ?

– La transition est toujours ignoble.

– Tu préfères le viol ?

– Elle racole une suite.

– Je voudrais te voir aussi.

– Quand ?

– A minuit, au café, d’accord ?

– Oui, à tout à l’heure.

– Je serai là.

– Un instant… Te souviens-tu de ce tableau que j’avais tellement aimé, à Amsterdam ?

– Tu m’as donné une reproduction.

– Pourrais-tu me la décrire ?

– Je vais la chercher… Bethsabée, le Bain de Bethsabée, c’est bien ça ?

– Oui.

– A l’arrière-plan, il y a un jardin, qui est la représentation du monde. Un cercle au milieu d’un carré ; dans le cercle, un arbre ; autour du cercle, un chemin… En avant du jardin, une statue de femme : elle représente la générosité féminine : du lait jaillit de ses seins ; sous ses bras écartés sont des cruches, qui versent de l’eau… de l’eau dans le bain de Bethsabée… Cette Bethsabée a le derrière posé sur le bord d’un bassin ; deux servantes sont en train de laver son pied droit… Est-ce des servantes ? Elles ont des bijoux… Celle qu’on voit de dos est peut-être un garçon, car elle a des épaules très larges et des fesses très musclées… Ce qui me fascine le plus, c’est la statue avec son jet de lait : elle a quelque chose d’immuable, d’impérissable, alors que les trois femmes, avec leur graisse, leurs plis, appellent la décomposition. La pourriture. La composition est en triangle : les trois têtes forment un triangle, les trois corps, les trois bracelets, les linges, les regards… Les yeux de la servante noire, celle qui est au centre et qui nous fait face, pourraient être le point de fuite du tableau, mais ce point renvoie la perspective vers le spectateur, comme s’il retournait vers lui la pointe du triangle pour lui crever les yeux…

– Je t’aime, dis-je.

– A tout à l’heure.

Elle raccroche.

Je me lève.

Je marche.

Il est onze heures moins treize minutes.

Je retourne à ma table. Le livre qui m’a tant occupé est toujours là, comme gonflé d’avoir été ouvert, et lu. Un coin de la photo en émerge, triangulairement.

Je prends ce livre, et repousse la photo : qu’elle y disparaisse ; puis, le soulevant d’une main, je cogne son dos contre la table, à petits coups, comme pour faire descendre en lui l’image.

Les coups ébranlent une pile fragile : une masse de feuilles de papier coule, découvrant cet inventaire :

une poulie, des cordes, des poids de fonte

une table recouverte de zinc

un bâton pointu

des clous, un marteau

un châlit à treillis métallique, du charbon de bois

deux tréteaux, une barre de fer

un chalumeau

un baquet, un seau, des bouteilles de verre

un fil électrique muni d’un manchon isolant.

Je repousse la feuille dans le tas.

Il s’agit, dit quelque part Breton dans Nadja, de ne pas faire « état des moments nuls de ma vie ».

Mon corps est ma terre et ma tombe : une tombe où je fais des trouvailles : une image, un geste, un visage, et qui ? et où ? et quand ? De l’oubli à l’oubli.

 

celui qui reste

voit la chaise, la table, le lit fermé

il voit le présent au passé

celui qui s’en va

voit venir ce qui viendra

 

Pourquoi ? me dis-je, pourquoi ne cherches-tu pas cette reproduction ?

C’est une carte postale éditée à Utrecht. Je la mets sous la lampe. Le regard va tout de suite vers les yeux de la Noire, mais il glisse vers le corps de Bethsabée, à droite… Il y a trois points de fuite superposés : les yeux de la Noire, le fond très sombre du jardin, un paysage à peine visible au-delà, où sont deux hautes tours dans une buée blanche… Le bras gauche de la servante noire est engagé sous le pli du genou droit de Bethsabée ; en fait, il doit soutenir cette jambe pendant que la servante blanche en essuie la cheville et le mollet… On ne voit pas les yeux de Bethsabée, mais on voit son regard : il est pensif, et quoique dirigé vers l’action de la Blanche, il est ailleurs. Le visage de Bethsabée ne présente que son profil gauche. Ses deux seins, par contre, fermes et dressés, d’une rondeur épanouie, sont presque de face. La taille forme un pli profond où le nombril, dirait-on, se reflète tant il est sombre sur la peau blanche…

 

Il y a cinquante ans, dans le Manifeste du surréalisme, André Breton proclamait : « Et les descriptions ! Rien n’est comparable au néant de celles-ci ; ce n’est que superpositions d’images de catalogue, l’auteur en prend de plus en plus à son aise, il saisit l’occasion de me glisser ses cartes postales, il cherche à me faire tomber d’accord avec lui sur des lieux communs… »

D’où les Secrets de l’art magique.

 

Pour faire pisser et guérir écrouelles. Faites brûler et bien réduire en cendres des Cantharides, et avec vinaigre tirez le sel desdites cendres, duquel il faut donner douze, quinze et seize grains.

Pour la Colique, et qu’elle ne revienne plus. Prenez la première écorce d’orange la plus subtile une once, et clous de girofle autant pesant, faites bouillir avec un bon verre de vin jusqu’au tiers, le donner à boire, et guérira pour jamais.

Contre un flux de Dissenterie, Remède admirable. Enfermez un chien par trois jours, en façon qu’il ne mange que des os : recueillez la fiente et la séchez, puis mettez en poudre. En après prenez cailloux de rivière, faites-les rougir au feu, puis les jettez dans un vaisseau plein de lait, dans lequel mélez un peu ladite poudre, et donnez de cela au patient deux fois le jour.

 

Onze heures moins trois minutes.

 

Faisant oh ! puis ah ! elle circulait d’un passant à l’autre en proposant sa langue, qu’elle avait longue et blanche. Elle la désignait de son index droit pointé, avec un geste saccadé, puis son autre main, la gauche, s’avançait creuse et vide. Et l’index alors saccadait plus fort pour désigner alternativement la langue et la main. Il s’agissait sans doute de payer d’un côté et de se rembourser de l’autre…

Un jour, un voyou lui cria :

– Eh, langue-toi la pomme !

Elle rentra précipitamment sa langue pour demander :

– Pomme ou paume ?

Mais les passants n’en savaient rien.

 

Onze heures et cinq minutes et me léchant les lèvres et pensant au poète, dont je voudrais…

Mesdames, Messieurs,

Publié en 1967, E se compose de trois cent soixante et un textes qui sont à lire, non pas seulement dans la succession qu’imposent les pages du livre, mais dans l’attraction de leurs rapports et dans le jeu d’une construction qui permet de les miser tour à tour au gré d’une partie que chaque lecture renouvelle. Ce livre est interminable, car une partie ne saurait mettre fin au désir de jouer ; il reste donc ouvert. Il est même ouvert comme un volume, celui, justement, qu’ouvre en soi-même le joueur qui, en prévoyant ses coups, voit plus loin que la situation présente. Cette projection part du vu pour créer quelque chose qui lui ressemble mais qui, pour l’instant, n’est pas visible : elle est analogue au travail de la pensée, qui déplace mentalement des mots pour trouver l’expression de son avancée. L’activité mentale sans cesse va de l’avant et sans cesse revient sur elle-même, déployant dans ce va-et-vient un espace dont les calculs du joueur offrent une image.

Ce qui est proposé au lecteur, et qui d’abord passe par ses yeux, c’est un redéploiement : il consiste, en partant des mots fixement posés sur des pages fixes, à inventer mentalement les permutations, les relations, les déplacements dont les mots sont les pivots, les traces ou les figures. Les mots ne sont en eux-mêmes que des mots, mais leur assemblage (le texte) est un mental virtuel, la trace d’un coup déjà joué (écrit), mais qui n’existe que rejoué (lu).

 

Deux minutes pour relire, me représenter le point où j’en suis par rapport au prochain que je voudrais atteindre. Quelques secondes pour noter les noms de R., de D., de R.-J., penser à la linéarité de la voix (un phonème après l’autre), écrire et souligner : LECTURE MENTALE à opposer à LECTURE ORALE comme origine de la RÉVOLUTION POÉTIQUE.

Mental n’exclut pas sonore

les boucles sonores du visible (Klee)

le mental est sans paupière

 

image : halte entre deux incertitudes

 

imagine : j’étais à ma fenêtre, et quelqu’un, tout à coup, a volé la vue

 

parfois

le corps se souvient

de la nudité et

cela ressemble à la vie

qui jamais ne sera écrite

bien qu’écrite

elle soit

dans le corps

 

– Je ne veux rien, dit-elle, et cependant ce que je fais est voulu.

– Tu désires quelque chose ?

– Il faut que ce soit assez fort pour qu’on oublie.

 

onze heures et onze minutes

rien

onze heures et treize minutes

 

Je ne sais pas.

Je ne sais pas ce qu’est l’écriture quand j’écris.

Celui qui dit : « Je rêve » en rêvant, même s’il parle alors de façon audible, est tout aussi peu dans le vrai que celui qui dit : « Il pleut » en rêvant, quand bien même il pleuvrait effectivement. Même si son rêve a en réalité un lien avec le bruit de la pluie qui tombe (page 152).

Ecrit deux jours avant sa mort, le 27 avril 1951. (Les deux derniers jours il nota encore des pensées dont la nette vivacité ne le cédait en rien à celle de ses meilleurs ouvrages.)

 

onze heures et dix-sept minutes

 

1) je suis vivant

2) je suis assis sur une chaise

3) j’ai devant moi ce qu’on appelle une table et une pièce

4) je suis dans la pièce

5) mes fenêtres sont trois

6) ma porte est fermée

7) mon réveil marque onze heures et vingt et une minutes

 

Mes dents sont lourdes. Et au moment d’aller vers l’amour, je me demande : l’amour ? J’aimerais fouiller dans mon corps, en sortir le passé, couper court, supprimer je, continuer, comme une phrase sans sujet, un interminable infinitif. Aller. Aimer. Parler. Regarder. Regarder vide.

 

La description est une définition imparfaite.

 

– Vous êtes malade ?

– Non, j’étais fou.

– C’est une maladie comme une autre.

– Je ne m’en plains pas.

 

Marche. Marcher. Marchant. Un pas. Pas : action de faire passer l’appui du corps d’un pied à l’autre dans la marche (Robert).

Pas. Passade (aventure, caprice, fantaisie, liaison rapide, passionnette). Passage (changement, couloir, détroit, écoulement, extrait, franchissement, fuite, pertuis, seuil, transit, traversée, trépas). Passager. Passant. Passe (questionner : le chasseur, l’escrimeur, le footballeur, le joueur, le magnétiseur, le navigateur, l’orateur, le passant, la prostituée, le soldat, le toréador, le tourneur). Passé. Passion.

 

Ce soir, je jette derrière moi les os de ma langue. Et je compte, je compte avec des syllabes, je compte ce qui ne peut se compter car le temps n’a pas de longueur, le temps qui reste, le temps qui manque à la vie nouvelle. Mais j’ai beau convoquer de Pas à Passion tout ce qui Passe, je n’en suis pas moins Passant. Allons, me dis-je, encore un pas en avant.

 

La rue est froide.

Le café presque vide et sans rumeur.

 

– T’ai-je fait attendre ? dit-elle.

Je regarde ses yeux.

– J’arrivais.

Table. Cendrier. Glace. Table. Cendrier. Chaise. Et quel mot ? Souriante. Belle. Regarder. Croire que. Tu.

– J’ai rêvé d’une grande pièce, dis-je, une grande pièce dans laquelle il y avait une maison…

Regards. La main. Le cendrier.

– Tu m’as dit : il n’y a pas de corps dans ton texte.

– Je voulais dire : les mots effacent le corps.

– J’ai pensé : il n’y a pas de corps au passé. Je t’ai appelée pour te le dire, et j’ai seulement crié…

– Je te détestais. Je me disais : c’est un trafiquant d’émotions, il ne vit rien…

– Tu me tuais.

– Je t’effaçais, toi, ton travail. Je pensais : tu es vermoulu, tu es de la littérature, tu manges le présent pour chier du passé.

– Tu faisais plus que me…

– Je voulais le pire, mais pas seulement. Je voulais aussi la mort de ta mort.

– Je suis coupable de trafiquer des mots. J’ai résisté longtemps. J’ai été muet longtemps. J’ai fini par comprendre que les mots étaient dans mon corps comme un organe…

– On a toujours de bonnes raisons de céder.

– De résister aussi. Ceux qui ne font rien ne risquent rien. De toutes les façons, devant le présent, rien n’est acquis.

– Je voulais te détruire. Il y avait dans ce désir tant de violence qu’elle chassait les mots. C’était une énergie sans mots : elle me rendait terriblement vivante.

– Terriblement présente.

– Tu revenais. Tu parlais dans ma tête. J’aimais ce retour, puis je le détestais. Je te détestais d’être l’occasion des mots, d’être un mot, dont je n’arrivais pas à me débarrasser.

– Tu parles au passé.

– Le présent me ferait sortir du langage.

– Ta violence me retourne. Le corps fait des gestes d’en dedans.

– Tu as dit un jour : Je cherche une sauvagerie mentale ?

– Une sauvagerie douce. Quelque chose comme je pense à toi, et tu bouges dans ma tête, et ce bougé me fait jouir…

– Et à la fin le corps est baisé, trahi.

– Mais c’est physique !

– Tout ce qui devient mental, rien que mental, se pervertit, de même que le visible n’est que de la réalité dévoyée quand les yeux en voient seulement le sens.

– Le corps produit sa propre perte, dis-je.

– Comment faire ?

– Quand je dis : Tu bouges dans ma tête, ce n’est pas une image, mais tu ne bouges plus…

– Ecoute, laisse venir…

– Que veux-tu dire ?

– Ma violence est le contraire de tes mots, mais il arrive que tes mots me fassent violence. Alors je sais que tu ne trafiques pas, et cependant je peux haïr ce que tu me fais. Tu vois, ce n’est pas ce que je voulais dire… La chose approche, puis s’en va…

– Les mots se forment dans le noir.

– Je voulais te dire…

A cet instant, je vois dans tes yeux ce qui va trop vite, et ma langue devient lourde, et tout le bas de mon visage, mais tandis que la bouche s’empâte ainsi dans sa lenteur, l’air s’anime entre toi et moi et je sens qu’il nous touche. Et ce contact ruine la pesanteur dont nous chargeaient les mots.

L’air est en toi comme en moi et comme entre nous ; il est cette pénétration qui ne force rien, qui ne possède rien, qui est simplement présente.

– Je respire ce qui te pénètre.

Je me redis cela, qui est pure folie, mais qui est aussi l’innocence, et une immense jubilation m’éclaircit.

– Le désir n’est pas humain, dis-je, il casse tout, même la limite.

– Viens, dit-elle.

 

Nous faisons les quelques pas qui nous séparent d’une rue transversale. Arrivés là, et juste au moment de tourner l’angle, celle qui lit dans mes yeux me retient par la main ; au moment où nos regards se mêlent, nous partons d’un grand rire, qui nous secoue tout le corps. Appuyés chacun sur l’un des côtés de l’angle, et en somme elle dans une rue, moi dans l’autre, bien que nous soyons nez à nez, nous rions, rions, rions, le corps libéré de toute contenance.

 

Plus tard, ayant pris sa taille, et elle cramponnée à mon épaule, nous avançons comme des ivrognes, et toujours secoués par le même rire, qui nous contraint sans cesse à des arrêts afin de reprendre souffle. Puis, l’inspiration nous redresse ; nos regards se rencontrent et le rire recommence.

Rien d’autre.

La seule sensation.

Et le sang qui bat dans les lèvres.

Plus tard encore, ayant traversé le fleuve, longé des jardins, traversé des rues vides ; encore longé des murs, et vu là-bas le dieu à tête de chien ; plus tard.

– Qu’est-ce qui est possible ? dis-tu.

– La posture du possible, dis-je.

Nous marchons enfin dans la ruelle.

Nos pas résonnent sur le pavé de la nuit.

La porte.

La clé.

 

Nous sommes l’un contre l’autre. Nous respirons. Nous sentons les battements.

Tout à coup, je me souviens d’une image heureuse. Je dis :

– Ce sera comme au cinéma, tu sais quand elle monte sur le lit et qu’il la regarde d’en dessous et qu’il…

Tu te délaces de moi. Tu souris dans l’ombre. Tu dis :

– Prends la pause.

Tu sors.

Je me déshabille.

Nu, je me glisse dans ton lit.

Je suis maintenant malade, ou moins que malade.

Tu apparais.

Tu es nue.

Tu sur le lit, debout.

Tu au-dessus.

Ecartée.

Visible.

– Je vois l’âme de ton sexe, dis-je.

Et je meurs.