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Alex laissa tomber l’unique œil que se partageaient les trois Grées à quelques pas devant l’entrée de leur grotte. De cette façon, elles ne le retrouveraient pas trop vite, évitant ainsi qu’elles recouvrent la vue pour les pourchasser ou leur lancer un sort. Alex n’était pas fier du chantage à l’égard des sorcières, mais son intuition lui disait que s’il n’avait pas agi de la sorte, jamais elles ne leur auraient révélé la cachette des Gorgones. Là-dessus, il avait raison. Dino avait cru appâter des proies faciles et son but n’était nul autre que de les manger !
Samuel n’en revenait toujours pas de l’audace d’Alex. Plus le temps passait sur cette planète et moins il le reconnaissait. Sa mission était vraiment en train de le transformer. Quelque chose d’imperceptible changeait en lui. Il gagnait en confiance, en assurance. Sans doute était-ce l’eΩet de se savoir investi de pouvoirs comme de guérir ou de déplacer des objets par la pensée. Même lui, depuis leur arrivée, se sentait diΩérent. Il ne savait pas encore ce qu’ils feraient de toutes ces connaissances et expériences nouvelles. Chose certaine, s’ils réussissaient à retourner sur Terre, sa vie ne serait plus jamais la même.
***
La nuit ne tarderait plus. Les ombres des arbres au bord de la rivière s’étendaient de plus en plus. L’obscurité montante ralentissait leur progression, car ils se devaient d’être plus prudents. Les deux aventuriers furent alors très heureux quand ils tombèrent enfin sur la chute d’eau dont les Grées leur avaient parlé. Cependant, ils ne voyaient pas comment se rendre derrière. Il n’y avait pas de passage, de pont ou même de pierres y donnant accès. Ils laissèrent donc leurs sacs sur la petite plage de cailloux, en prenant soin d’apporter le petit miroir qu’Hermès leur avait donné. Chaussés de leurs sandales ailées, ils plongèrent à proximité de la chute. Par chance, l’eau était assez claire et ils aperçurent un passage dans lequel ils s’engagèrent. Ils étaient sur le point de manquer de sou√e quand ils virent enfin un trou au-dessus de leur tête. Ils gagnèrent rapidement la surface et aspirèrent une bonne bouΩée d’air.
— C’est quoi, ça ? demanda Samuel.
Tout autour du trou se prélassaient quantité de serpents. Impossible pour eux de savoir s’ils étaient venimeux ou pas. Mais avec de tels reptiles dans le repaire de femmes aux cheveux de serpents, il valait mieux ne pas s’attarder. Ils plongèrent une nouvelle fois sous l’eau dans l’espoir de trouver une autre entrée moins infestée.
Leur souhait fut exaucé lorsqu’ils atteignirent des marches qui partaient du fond de l’eau et qui menaient à la surface. Ils les gravirent en s’assurant que personne ne les avait repérés. L’endroit paraissait désert. Il s’agissait bien d’un ancien temple, comme leur avaient dit les Grées. Il ne restait plus que des colonnes de granit gris et noir, ici et là, le plus souvent détruites. Ils avancèrent sur des dalles fracturées et gagnèrent ce qui avait dû être une grande place. Au sol, on reconnaissait une mosaïque quasi intacte représentant la tête d’une femme dont les cheveux étaient parsemés de reptiles. Pas de doute, ils étaient bien dans les ruines du temple des Gorgones.
Au bout de la rangée de colonnes grises et noires se trouvait un autel. On aurait dit qu’il avait été sculpté à même un immense bloc de quartz. Sur l’autel brillait le casque qu’ils étaient venus chercher. Des images de rites sacrificiels leur traversèrent l’esprit et un frisson leur parcourut l’échine. Mais ce ne fut rien en comparaison de la vision de deux femmes couchées au pied de l’autel : les Gorgones ! Elles semblaient si jolies dans leur robe de soie blanche. Dommage
qu’elles aient eu des serpents sur la tête.
Alex et Samuel se précipitèrent derrière une colonne en espérant que leur présence n’avait pas été remarquée. Ils attendirent quelques instants avant de jeter un coup d’œil : les Gorgones dormaient toujours. Alex exposa alors son plan.
— Toi, tu restes ici, tandis que moi, je vais voler au-dessus d’elles et m’emparer du casque sans faire de bruit.
— Et si jamais elles se réveillent ?
— J’aime autant ne pas y penser.
Ce n’était pas le meilleur plan du monde, mais c’était le seul qu’ils avaient. Avec les Gorgones endormies, c’était le temps ou jamais d’agir.
Alex fit le vide dans son esprit. Il avait réussi une fois à voler, mais rien ne lui disait qu’il pourrait y arriver une seconde fois. Soudain, il se sentit plus léger et ses pieds quittèrent le sol. Il n’osa pas regarder tout de suite, de peur de perdre sa concentration. Il lui fallut néanmoins les ouvrir pour au moins voir où il allait.
Voler était une chose, se diriger dans les airs en était une autre. Alex manqua de heurter plus d’une fois les colonnes sur son chemin, mais ce qu’il craignait par-dessus tout, c’était de cesser de voler tout d’un coup. Il connut quelques baisses d’altitude et dut même se poser sur le sommet d’une colonne. Il parvint néanmoins à atteindre son objectif sans réveiller les deux Gorgones.
Dès qu’il atterrit sur l’autel, un grand bruit se fit entendre. S’appuyant un peu trop sur la colonne derrière laquelle il se cachait, Samuel l’avait fait s’écrouler. Aussitôt, les Gorgones ouvrirent les yeux, mais pas avant qu’Alex ait eu le temps de mettre le casque sur sa tête.
Les deux femmes aux cheveux de serpents bondirent sur leurs pieds, prêtes à attaquer. Leurs yeux s’illuminèrent, brillèrent de mille feux, pleins de folie meurtrière. Alex avait beau être invisible, le regard des Gorgones pouvait malgré tout le changer en statue de pierre s’il le croisait. Mais ce n’est plus à lui-même qu’il pensait maintenant. Les femmes aux yeux assassins se dirigeaient vers l’origine du bruit : Samuel.
Samuel hésitait entre quitter les lieux ou attendre le retour d’Alex. S’il restait là trop longtemps, les Gorgones finiraient par le trouver et sa seule défense serait de fermer les yeux. Cependant, il imaginait qu’elles avaient sûrement plus d’un tour dans leur sac afin que leurs victimes « consentent » à les regarder. Il ne voyait Alex nulle part. Il supposa qu’Alex avait dû enfiler le casque. C’est cette idée qui le fit patienter, au risque de sa vie.
Les Gorgones surgirent devant Samuel ! Il ferma aussitôt les paupières pour éviter d’être changé en
statue. Si Samuel avait ouvert les yeux, il aurait constaté pourquoi elles avaient pu arriver à lui sans bruit : les Gorgones avaient des ailes !
— Crois-tu vraiment que tu nous résisteras longtemps, mortel ! lança Euryale, l’une des Gorgones.
— Allez… Ouvre les yeux… une dernière fois ! s’esclaΩa sa sœur, Sthéno, ce qui dévoila ses deux grandes dents en forme de crochet, comme celles des serpents venimeux.
C’est à ce moment que Samuel entendit Alex lui murmurer quelque chose à l’oreille. Sur le coup, il était certain qu’Alex avait perdu la raison ! Il lui demandait d’ouvrir les yeux devant ces monstres et de lui faire confiance. Quand il alla pour répliquer vivement, Alex plaqua une main sur la bouche de Samuel, et lui répéta doucement, mais fermement son ordre, car c’en
était un.
Devant le ton déterminé d’Alex, il décida de s’en remettre à lui. Il devait sans doute avoir un plan, sinon jamais il ne lui demanderait de mettre son existence en péril. Samuel ouvrit alors les yeux, à moitié…
Les Gorgones en furent trop heureuses.
Euryale darda la première son regard assassin dans les yeux de sa victime. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsque le rayon rouge dévastateur lui revint en plein visage ! La Gorgone sentit le bout de ses doigts se durcir, puis ses bras… Un instant plus tard, Euryale était devenue une statue de pierre sous les yeux ahuris de sa sœur, Sthéno.
— Euryale ! Euryale ! Mais qu’est-ce qui t’arrive ? s’écria Sthéno en fondant en larmes, car elle savait trop bien ce qui venait de se produire, même si elle n’avait aucune idée comment pareille chose pouvait être possible.
Profitant du chagrin de la Gorgone qui n’en finissait plus de toucher le corps de sa sœur transformée en pierre, Alex agrippa Samuel et s’envola avec lui en direction de la sortie.
***
Quand ils émergèrent de la rivière, un comité d’accueil composé de soldats de Zeus les attendait sur la plage de cailloux. Alex retira le casque qui le rendait invisible et lut la surprise sur le visage des hommes. Seul Apollon sourit.
— Vous avez réussi ! se réjouit-il. Comment avez-vous fait ?
Alex lui résuma leur aventure et raconta de quelle manière il s’y était pris pour contrer les yeux assassins des Gorgones. Il s’était placé devant Samuel, et au moment où la Gorgone lançait son regard, il avait braqué le petit miroir qu’Hermès lui avait donné.
Le faisceau rouge s’est alors retourné contre elle.
— Comment saviez-vous que nous avions récupéré le casque ? demanda Samuel.
— Zeus voit tout, répondit-il en souriant. Il m’a envoyé vous chercher. Nous rentrons au palais.
— Les épreuves sont terminées ? jubila Alex.
— En quelque sorte, oui. Mais j’ai bien peur que tu ne sois pas encore au bout de tes peines.
— Comment ça ?
— Si tu permets, je vais laisser le soin à Zeus de t’expliquer ta prochaine mission.
***
Le voyage de retour se passa en un éclair. Les habitants d’Ólympos avaient développé une technologie quasi spirituelle pour leurs déplacements, comme le leur expliqua Apollon. Dans un lointain passé, ils avaient découvert comment ne plus faire qu’un avec l’univers qui les entourait. Les anciens avaient une conception du temps et de l’espace trop rigide, disait-il. Pour aller d’un point A à un point B, il ne faut pas nécessairement suivre la ligne tracée sur un plan. On peut aussi replier ce plan sur lui-même et coller ensemble, d’une certaine façon, les points A et B.
Tout cela était bien sûr du chinois pour Alex et Samuel !
Une fois arrivés au palais, ils furent conduits à la cour du roi, où ils furent accueillis en héros. Toute une diΩérence depuis leur précédente visite ! Les conseillers de Zeus les applaudirent à leur entrée et ce n’est que lorsque Zeus prit la parole qu’ils cessèrent.
— Mes jeunes amis, comme vous le voyez, nous sommes tous fiers de vous. Particulièrement de toi, Alex, je dois dire. Malgré mes avertissements, tu as aΩronté les dangers avec l’aide de Samuel, car plus que le triomphe, ce sont tes liens profonds et sincères qui t’unissent à lui qui t’honorent aujourd’hui. Samuel, sois sans crainte, ton soutien a aussi été fort remarqué. Ton dévouement envers Alex a été admirable. Une amitié pareille, c’est plus précieux que de l’or.
Le discours de Zeus toucha Alex et Samuel en plein cœur. Néanmoins, ils attendaient la suite avec impatience. Apollon leur avait dit plus tôt que quelque chose de grave était survenu et que Zeus testerait une fois de plus leur courage.
— Bien que tu aies surmonté toutes les épreuves avec brio, je ne peux pas encore te laisser partir avec le crâne de cristal de Sybille. J’aimerais que tu considères ce que je vais te demander comme une faveur. Non pas une faveur qu’on ne peut refuser parce qu’elle provient du roi, mais comme le témoin de ta grandeur.
Tant de flatteries n’annonçaient rien de bon, se dit Alex. Zeus avait bien préparé son coup. Le portail s’ouvrit pour laisser le passage à Sybille, la grande prophétesse en personne, accompagnée de gardes. On sentait un mélange de respect et de crainte dans l’assistance, comme si on avait libéré un fauve. Pourtant, rien dans sa modeste apparence ne laissait deviner la grande femme qu’elle était et les pouvoirs qu’elle possédait. Elle portait une simple robe de coton blanc ceinturée à la taille. Sa longue chevelure grise cascadait sur ses épaules nues. Elle aurait facilement pu passer pour une paysanne, n’eût été la noblesse qui se dégageait de tout son être.
Sybille s’arrêta à la hauteur d’Alex et Samuel.
— Je suis heureuse d’enfin vous rencontrer.
— Nous aussi, bredouillèrent-ils.
— Votre séjour sur notre planète s’achève, mais il y a une dernière chose que vous devez accomplir.
— Laquelle ? demanda Alex.
— Fais-le pour moi, répondit-elle tout bas.
Puis, elle alla rejoindre Zeus et s’assit à sa gauche, ce qui donnait un indice de son importance dans ce royaume. Et cela troubla encore plus Alex et Samuel. La raison pour laquelle on l’avait fait enfermer devait être très grave, pensèrent-ils.
— Où est le crâne de Sybille ? questionna Amélia, qui ne prenait plus la peine de s’annoncer.
— Chaque chose en son temps, répliqua Zeus. Il ne s’agit pas d’un objet qu’on exhibe en public.
Zeus ne mentait pas, sauf qu’il ne disait pas toute la vérité. Sybille s’était laissé capturer, mais elle ne lui avait pas remis le crâne de cristal. Les gardiens avaient juré qu’aucun homme ou femme de pouvoir ne toucherait plus à ces réceptacles de savoirs et de puissances. Ils avaient tous tenu leur promesse depuis la Grande Guerre qui avait vu des continents entiers engloutis sur Terre. Elle savait que Zeus aurait aimé compter sur la magie du crâne pour aΩronter les Géants. Mais c’était contraire à l’essence même des crânes. Ils n’avaient pas été créés pour faire la guerre.
— Comme je vous l’ai déjà mentionné, le peuple des Géants se prépare à nous attaquer. Nous avons appris qu’ils s’étaient adjoint une alliée de taille : Gaïa, la grande magicienne, la créatrice des Titans que j’ai mise sous les verrous dans le Tartare. Je suppose qu’elle doit ressentir une certaine filiation avec ces créatures de cauchemars qui sont les descendants des Titans, puisqu’elle a décidé de les aider en créant un nouveau sortilège. Il s’agit d’une herbe magique qui rendra les Géants invisibles et quasi invincibles : les blessures que nous réussirons à leur infliger se guériront d’elles-mêmes grâce aux propriétés de cette herbe.
— Zeus est venu me demander conseil, intervint Sybille, et je lui ai dit qu’il n’existait en ce monde qu’une seule chose pour neutraliser la magie de cette plante. Tu devras aller chercher la salive de Cerbère, le chien qui garde les Enfers.
— C’est la mission que je souhaiterais te voir accepter, ajouta Zeus.
— Pourquoi ? J’ai réussi les épreuves : j’ai tué le lion, vaincu l’hydre, rapporté le casque des Gorgones…
— Parce que je te le demande, le coupa Zeus.
Le ton de Zeus était amical, mais ferme. Alex commençait à en avoir assez de ses petits jeux. Lorsque son regard croisa celui de Sybille, il se rappela ce qu’elle lui avait dit plus tôt et le lut encore dans ses yeux : « Fais-le pour moi. » Alex ne savait pas si la grande prophétesse se servait d’une quelconque magie, mais il avait le sentiment qu’il ne pourrait jamais rien refuser à cette femme.
— Bon, très bien, dit Alex en soupirant. Nous allons accomplir cette dernière mission.
— Pas vous, mais toi. Seul.