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Après le souper, Alex descendit dans sa chambre.
Il appréciait de plus en plus sa nouvelle maison. Avoir une chambre au sous-sol, c’était un peu comme posséder un refuge secret. Il se sentait à l’abri du monde. Alex s’installa devant son ordinateur avec une folle envie d’écrire. Un clic de souris plus tard et le logiciel de traitement de texte fit apparaître une page blanche. Attendre que l’inspiration lui tombe sur la tête n’était pas trop son truc. Il préférait laisser aller ses idées et voir où elles le mèneraient.
Un paysage s’imposa : l’hiver. Une campagne se dessinait. De grosses branches d’arbres ployaient sous le poids de la neige accumulée. Soudain, des bruits de crissements de pas. Quelqu’un venait. Une fille. « Encore elle… » se dit Alex en écrivant. Ses longs cheveux noirs lui fouettaient le visage sous la force d’un vent glacial. Elle semblait perdue. La nuit approchait. Elle souΩlait sur ses mains gelées, les frottait pour les réchauΩer. Ses manches étaient trop courtes pour qu’elle puisse cacher ses poings à l’intérieur. Elle eut l’idée de descendre la fermeture éclair de son manteau et de retirer les bras de ses manches pour les coller contre son ventre. Mais impossible de remonter la fermeture à glissière. Elle essaya alors de rentrer un bras après l’autre sous son manteau, sans l’ouvrir. Peine perdue, son manteau était trop serré. Sa voiture était tombée en panne sur une route déserte. Elle avait cru voir de la lumière au loin et pensait trouver une maison. Suivant le point lumineux à travers les bois, une fois arrivée, elle s’était rendu compte qu’il s’agissait d’un lampadaire ! Elle voulut rebrousser chemin, mais le vent souΩlait si fort qu’il avait eΩacé les traces de ses pas dans la neige. Impossible de retrouver sa propre piste afin de retourner à sa voiture se protéger des tourbillons d’air froid.
Amélia était découragée…
« Tiens, remarqua Alex en tapant, elle se nomme Amélia. » De façon un peu spéciale, les personnages finissaient toujours par se nommer à un moment ou l’autre du récit, comme s’ils perdaient un peu de leur timidité.
Ne sachant plus où aller et craignant de mourir seule dans cette forêt, Amélia entendit de la musique. Pendant un instant, elle se demanda si elle n’était pas déjà morte. Des anges devaient l’attendre quelque part, assis sur un nuage, en jouant de la lyre.
Reprenant espoir, Amélia essaya de repérer du mieux qu’elle put l’origine de la musique et marcha dans sa direction. Faible au départ, le son augmenta peu à peu en intensité. Amélia se dit qu’elle devait approcher quand, en plein cœur des bois, une maison s’illumina non loin devant elle. On aurait dit une lampe magique qui s’était tout à coup mise à briller dans la nuit. Craintive, elle songea aux histoires d’horreur de son enfance, se remémorant celle d’Hansel et Gretel et la maison en pain d’épices de la sorcière.
Puis elle se ressaisit.
Elle n’allait quand même pas se laisser eΩrayer par un conte. Les sorcières n’existaient pas, se répéta-
t-elle. Néanmoins, elle trouva étrange que la lumière se soit allumée dès qu’elle fut à proximité de la demeure isolée. Probablement une sorte de système d’éclairage automatique pour dissuader les voleurs, ou dans ce cas-ci, les ratons laveurs.
Amélia frappa à la porte tandis que son cœur battait à tout rompre. Elle entendait de la musique classique résonner à l’intérieur. Elle frappa encore, plus fort, craignant que le volume de la musique n’enterre le bruit de son poing contre la porte. Les sons de violon cessèrent d’un coup. La porte s’ouvrit.
— Vous êtes perdue ?
Amélia baissa les yeux. Un vieux nain tenait la poignée. Amélia tenta de camoufler sa surprise et fit comme si de rien n’était. Elle ne voulait pas oΩusquer l’homme, il était sa seule planche de salut.
— Oui… répondit-elle. Est-ce que je peux entrer me réchauΩer ?
— Bien sûr, dit le nain en laissant passer la fille.
Une fois à l’intérieur, elle vit un collier fait de dents et de plumes au cou de son hôte. En levant les yeux, elle aperçut diverses têtes d’animaux empaillés qui recouvraient les murs du salon. Une odeur inconnue et désagréable se faufila jusqu’à ses narines. Voyant sa moue de dégoût, il lui expliqua qu’il était taxidermiste et que ce qu’elle sentait provenait des produits qu’il utilisait. Elle comprit alors pourquoi il habitait en pleine forêt, bien qu’elle eût du mal à s’imaginer un si petit homme tenir une carabine.
Sans attendre qu’on l’y invite, Amélia s’approcha du feu qui brûlait dans le foyer et se frotta les mains près des flammes. Quand elle se releva, elle remarqua deux coupes de vin sur la tablette au-dessus
de l’âtre.
— Votre femme est déjà couchée ? demanda-t-elle, voyant là une explication aux deux verres.
— Je vis seul, répondit-il.
— Ah…
— Vous paraissez étonnée.
— C’est que… j’ai vu les deux coupes et j’ai pensé… balbutia-t-elle. Désolée, je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas.
— Oui… je comprends. Je suis distrait. J’ai dû me verser un autre verre sans m’en rendre compte. Vous avez faim ?
Amélia se dit que sa version n’était pas nette et qu’il ne cherchait qu’à changer le sujet de la conversation. Elle avait de la diΩiculté à concevoir qu’il ait pu grimper sur une chaise pour déposer les
verres sur la tablette. Non, quelqu’un d’autre les avait
rangés là.
Voyant que son hôte attendait toujours une réponse, elle hocha la tête en faisant signe que oui, et il disparut en souriant dans la cuisine. Peut-être Amélia se posait-elle trop de questions.
— Vous mettez quoi dans votre sandwich, de la moutarde ou de la mayonnaise ? cria-t-il de la cuisine.
— Je préfère la mayonnaise, répondit Amélia.
— Je crois que j’en ai dans le réfrigérateur de la cave. Ce ne sera pas long, je reviens.
Elle allait protester, mais elle entendit une porte s’ouvrir et des pas qui s’éloignaient. Constatant qu’elle avait encore son manteau sur le dos, elle chercha du regard où l’accrocher quand ses yeux furent attirés par une porte entrouverte. Curieuse, elle la poussa et entra dans une bibliothèque. Il y avait des livres sur tous les murs, du plancher au plafond. Jamais elle n’avait vu autant de bouquins chez qui que ce soit. Sur une table en bois d’acajou, un crâne de cristal reposait sur un livre ouvert. Amélia s’en approcha. Elle reconnut
les mots écrits à la main. Il s’agissait d’une langue amérindienne. Sa mère lui en avait appris les rudiments, mais cela faisait si longtemps. Elle se pencha sur le grimoire et réussit à déchiΩrer quelques mots, quelques phrases ici et là. Et ce qu’elle en comprit l’eΩraya.
— Je vois que vous avez découvert mon petit secret… entendit-elle.
***
— Salut, Alex ! J’ai des informations pour ton fantôme.
Une fenêtre surgit devant le texte d’Alex. Son logiciel de messagerie instantanée était ouvert en permanence.
— Mon fantôme, comme tu dis, s’est encore manifesté.
— Vraiment ?
— J’étais en train d’inventer une histoire… et ce personnage de fille est apparu, toujours la même, mais cette fois, elle s’est nommée.
— « Elle » s’est nommée… C’est toi qui écris, pas un fantôme !
— Justement, c’est moi qui écris. Et je sais que je n’écris pas ce genre de récit d’habitude, encore moins des personnages de fille perdue dans le bois aux prises avec un nain.
— Quoi ? ? ?
— C’est ça, rigole…
— Sérieusement, je t’envoie un fichier avec le résultat de mes recherches. Survole-le et dis-moi ce que tu en penses.
***
Alex consulta les diΩérentes adresses de sites Internet que Samuel lui avait envoyées. Il avait plus ou moins confiné ses recherches sur les fantômes tels que tout le monde ou presque les connaît. Cette idée d’être immatériel, souvent invisible, qui a une tâche encore à accomplir sur Terre, ou une vengeance à assouvir, se retrouvait sur la plupart des pages Web. Sur Wikipédia, Alex sourit à la lecture de ce passage : Il semble, d’après Claude Lecouteux, que les fantômes à l’origine aient été des morts, si l’on peut dire, bien vivants ; ils avaient une matérialité indéniable : les sagas islandaises, avec leurs défunts qui reviennent pour faire un bon repas en sont un exemple ; mais avec le temps, et surtout le contrôle religieux, la présence des morts devint insupportable ; l’invention du purgatoire avait d’ailleurs été un des moyens de les discipliner. Elle permettait d’assigner un lieu fixe à ces âmes errantes. C’est aussi pourquoi les revenants furent de plus en plus identifiés à des visions, des apparitions, et leur caractère matériel s’eΩaça peu à peu. Des théologiens comme saint Augustin ont contribué à cette dématérialisation du fantôme, finalement assimilé à une illusion ; derrière, bien sûr, il y avait l’intervention du malin.
Alex s’attarda surtout aux hyperliens renvoyant à des sites qui parlaient de communications spirites et de médiums transcrivant les messages de l’au-delà. Il ne savait pas trop quoi en penser. L’impression qu’il avait en écrivant était que la fille, Amélia, n’était pas morte, mais en danger.
Quoi qu’il en soit, même si c’était le cas, Alex ne voyait pas comment il pouvait la secourir, avec le peu d’informations dont il disposait. Il envoya un message à Samuel. Celui-ci lui répondit aussitôt.
— Et puis ?
— Attends…
Alex sentit une présence derrière son dos. Il savait que ce n’était pas de la paranoïa. Il évita tout de même de se retourner, afin de ne pas eΩrayer le « fantôme ». Il songea que c’était plutôt lui qui aurait dû avoir peur… mais bon. Le crayon sur le cahier à côté de lui se mit à rouler et finit par tomber par terre. Il n’y avait aucune raison pour que celui-ci se mette à rouler. Son bureau était droit et Alex n’avait rien touché depuis près d’une heure. Il se pencha pour ramasser le crayon et… rien. Sans trop savoir pourquoi, il s’était attendu à recevoir une sorte de décharge électrique, à avoir une vision en le prenant. Mais rien de spécial ou de surnaturel ne se produisit.
— Ça va ? tapa Samuel.
— Oui… J’ai eu l’impression de sentir une présence.
— Tu la sens encore ?
— Ne ris pas, mais… oui.
— OK. Allume ta webcam.
— Pourquoi ? s’étonna Alex.
— Fais-moi confiance.
Alex haussa les épaules. Il ne savait pas où Samuel voulait en venir. Il activa sa webcam. Samuel apparut
dans une petite fenêtre sur son écran. Et c’est à ce moment qu’ils virent quelque chose d’impossible. En lieu et place du visage d’Alex, pendant quelques secondes, ils aperçurent une silhouette aux cheveux longs.