5

Alex avait passé une nuit agitée. Il avait rêvé d’Amélia. Il ne savait plus si elle était le fruit de son imagination ou une personne appelant réellement à l’aide. Il hésitait à conclure pour l’instant qu’il pouvait s’agir d’un fantôme. Dans son rêve, elle était devant un crâne de cristal. Son regard était fixé sur le centre de
l’objet quand tout à coup ses yeux s’étaient écarquillés, passant en une fraction de seconde de la surprise à la peur, voire à la terreur. La bouche grande ouverte, elle retenait un cri quand Alex s’était réveillé soudainement. Il était assis dans son lit, les bras devant son visage, crispé, tendu, comme s’il cherchait à se protéger. L’émotion trop vive de son rêve l’avait tiré du sommeil. La scène lui avait paru si réelle ! Alex avait cru un instant que le personnage d’Amélia existait.

L’heure avançait et s’il ne se dépêchait pas, il serait en retard pour l’école. Il émergea de son lit et
s’empara de la première paire de jeans qui traînait par terre. D’une main experte, habituée à ce genre de recherches, il trouva à tâtons le reste de ses vêtements parmi la masse informe qui s’étalait sur le plancher de sa chambre. Le système d’Alex était simple : les aΩaires propres d’un côté, les sales de l’autre. Sa mère aurait bien aimé qu’il se serve de sa commode, mais cela manquait de créativité, selon lui. En un instant, il fut habillé et monta les escaliers du sous-sol. Il trouva sa mère dans la cuisine et regarda l’horloge. Elle secoua la tête.

— C’est important de prendre un bon déjeuner, dit-elle.

— Je sais… Un de ces jours, je te promets d’essayer, répondit-il en atrapant une tranche de pain d’une main et une cuillérée de confiture aux fraises de l’autre.

Il avala sa tranche en deux bouchées, puis se gava de la cuillère de confiture. Il arrosa le tout d’une grande gorgée de lait.

— Alex ! protesta-t-elle. Tu le sais que ce n’est pas propre de boire à même le carton de lait !

— Moi aussi, je t’aime, maman, lança-t-il, sourire en coin, en sortant.

***

Devant son casier, à la polyvalente, Alex récupérait ses bouquins lorsque Samuel fit irruption en sautant presque dans son dos tant il était fébrile.

— Tu ne devineras jamais ce que j’ai lu au sujet du monde des esprits !

— Ah, dommage. Qu’est-ce que j’aurais pu gagner ? ironisa Alex.

— Une croisière sur un vaisseau fantôme, idiot… répliqua Samuel.

Samuel plongea sa main dans son sac à dos et il en ressortit une liasse de feuilles bourrées de textes et d’illustrations.

— Après avoir vu ton fantôme, hier soir…

— Ce n’est pas « mon » fantôme, coupa Alex.

— Peu importe, trancha Samuel. Ça m’a foutu la trouille.

— Encore chanceux que la revenante ne se cache pas chez toi…

Samuel leva les yeux au ciel et poursuivit.

— Je n’aime pas quand mes émotions prennent le dessus sur ma raison. Je veux comprendre. Alors, j’ai continué mes recherches sur les esprits et tout ça.

— Ça t’a calmé ? demanda Alex, un brin moqueur.

— Oui et non. Il faut qu’on trouve un moyen de lui parler.

La cloche annonçant le début des cours sonna. Ils marchaient vite dans le corridor tout en discutant. Ils se frayèrent un passage à travers la foule d’étudiants pas trop pressés de rentrer en classe. Alex s’arrêta devant la porte de son local. Samuel déboula ses explications.

— Il y a plusieurs façons de communiquer avec les esprits. Chacune semble aussi dangereuse. Il y a la chaîne spirite, la méthode des petits verres. On peut enregistrer la voix des morts, tout comme on peut les laisser nous parler à l’aide de l’écriture automatique. Enfin, il y a le Ouija.

— Le truc avec une planche et des lettres écrites dessus ?

— C’est ça, répondit Samuel. On s’en reparle après l’école. Faut que j’y aille, j’ai un cours d’anglais avec le Monstre.

Samuel s’éloigna dans le corridor en imitant la démarche de son professeur, à moitié courbé vers l’avant, en laissant pendre ses bras tel un primate. Même si cela faisait mille fois qu’il le voyait faire cette blague, Alex ne put s’empêcher de rire.

***

À la fin des cours, Alex et Samuel s’étaient donné rendez-vous devant l’école, comme d’habitude. La nouvelle maison d’Alex ne se situait pas très loin. Une fois arrivés, ils ne prirent pas la peine de fouiller la cuisine à la recherche de nourriture. Ils descendirent à la course l’escalier menant à la chambre d’Alex.

— Tu es certain qu’avec la méthode du Ouija, on pourra communiquer avec l’esprit de la fille ? voulut s’assurer Alex.

— Non. C’est même dangereux.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? s’inquiéta Alex.

— Pour des débutants, comme nous, c’est peut-être le moyen le plus simple. Sauf qu’il paraît que ce n’est pas le meilleur pour entrer en contact avec des entités supérieures. Au mieux, il ne se passera rien. Au pire, on pourrait avoir des problèmes.

— Quel genre ?

— Je ne sais pas vraiment… Un mauvais esprit qui refuse de partir, j’imagine, dit Samuel.

— Je comprends maintenant pourquoi tu insistais pour qu’on procède chez moi…

— Ce n’est pas ma faute si les phénomènes étranges se produisent dans ta chambre, rétorqua Samuel.

Pour réaliser la séance, ils avaient besoin d’une surface plane avec les lettres de l’alphabet et les chiΩres
de zéro à neuf écrits dessus. La maison était remplie de boîtes de carton, alors ils décidèrent de couper un morceau de l’une d’elles et de s’en servir comme planchette.
À l’aide de la photo trouvée sur Internet par Samuel, Alex reproduisit le jeu de Ouija avec un crayon-feutre noir. Ils avaient aussi besoin d’un objet sur lequel ils déposeraient leurs doigts et qui indiquerait une lettre ou un chiΩre. Il fallait que ce soit quelque chose qui glisse facilement. On conseillait un verre. Alex alla en chercher un petit à la cuisine, juste assez gros pour accueillir le bout de leurs doigts. Ils étaient maintenant prêts. Samuel lut à haute voix les recommandations.

— « Avant de commencer la séance, protégez-vous. Il est nécessaire de rester poli tout au long de la séance. Il ne faut en aucun cas retirer ses doigts du verre sans en avoir demandé la permission. Ne posez pas de questions à l’esprit sur sa mort ou sur l’au-delà. Avant de terminer la séance, demandez-lui de bien vouloir partir. »

Samuel et Alex se regardèrent. Ils n’étaient pas très rassurés. Ils posèrent néanmoins chacun un doigt sur le verre retourné sur la planchette improvisée.

— Esprit, es-tu là ? demandèrent-ils en chœur.

Après un moment, le verre se déplaça tout seul sous leurs doigts et s’arrêta devant le mot « oui ». Sur le coup, ils avaient envie d’accuser l’autre d’avoir déplacé le verre. Ils auraient préféré que l’un d’eux se moque de l’autre. Mais quand leurs regards incrédules se croisèrent, ils conclurent à la bonne foi de chacun. Et cela les eΩraya un brin…

Sans avertissement, le verre glissa d’une lettre à l’autre, parcourant la planchette. Ils n’avaient pensé à noter les lettres sur lesquelles le verre s’arrêtait. Les mouvements du verre devenaient erratiques. Leur fantôme semblait avoir beaucoup de choses à dire. Ils savaient qu’il ne fallait pas interrompre la séance subitement. Cela pouvait être hasardeux, selon ce que Samuel avait lu sur diΩérents sites. Mais comme ils n’avaient pas suivi les premiers déplacements avec attention, ils n’arrivaient pas à déchiΩrer le message que l’esprit s’eΩorçait de leur transmettre.

— Désolé… nous ne comprenons pas les mots que…

Alex n’eut pas le temps de terminer sa phrase que le verre s’immobilisa. Ils attendirent quelques minutes, mais plus rien ne se produisit.

— Tu crois que le fantôme est fâché ? demanda Samuel.

— Aucune idée…

— Peut-être devrions-nous essayer une autre mé-
thode ? suggéra Samuel.

Alex allait répondre lorsque le verre leur glissa sous les doigts et se renversa.

— À ton avis… c’est un oui ou un non ?

— Le scientifique en moi te dirait qu’on ne doit pas sauter aux conclusions tant que l’expérience n’a pas été menée jusqu’au bout, énonça Samuel.

— Hum, hum… Et mon ami, il me dirait quoi, lui ?

— Que dans tous les films d’horreur, c’est celui qui fume ou la fille qui perd sa virginité avant le mariage qui meurt en premier.

Le commentaire sarcastique de Samuel détendit l’atmosphère. Ni l’un ni l’autre ne fumait et n’était une fille. En principe, ils ne risquaient donc rien. Enfin… si la réalité obéissait elle aussi aux lois des films d’épouvante.

— Et si tu essayais l’écriture automatique ? proposa Samuel.

— Je ne suis pas médium, moi.

— Tu dis que ce personnage de fille s’impose dans ton écriture…

Pas convaincu, Alex s’installa tout de même à son bureau avec une pile de feuilles blanches et un stylo. Il attendait, le crayon dans les airs, que l’esprit lui dicte quelque chose. Mais l’inspiration ne lui venait pas.

— Écris n’importe quoi, tout ce qui te passe par la tête, suggéra Samuel.

Samuel pensait qu’à travers le flot de mots, ils trouveraient peut-être le message du fantôme. Alex n’avait aucune idée. Il poussa son stylo sur la feuille sans grand entrain. Il écrivit au sujet de sa journée à l’école, ses cours, la nourriture de la cafétéria quand une chaleur s’empara peu à peu de son poignet pour rapidement se transmettre jusqu’au bout de ses doigts. Il lui était déjà arrivé de ressentir des crampes en écrivant à la main, mais la sensation cette fois était autre. Il n’osait penser aux eΩets d’une transe. C’était pourtant ce qu’il expérimentait… Fiévreusement, il barbouilla des pages et des pages quand la pointe de son stylo transperça soudain la feuille. Alex le lâcha comme s’il avait été en feu.

— Avoir su, j’aurais appelé le livre des records Guinness, lança Samuel devant le nombre de pages manuscrites. Tu dois être le Lucky Luke des médiums, tu écris plus vite que ton ombre !

Alex était trop sonné pour répliquer quoi que ce soit aux railleries de Samuel. Lui qui avait pourtant la verve facile avait mis toutes ses énergies sur le papier. Il se ressaisit et prit l’une des feuilles remplies de ses gribouillis. Il tentait de déchiΩrer ce qu’il avait bien pu écrire. Puis, peu à peu, il reconnut des lettres et bientôt des mots. Alex n’était pas appliqué lorsqu’il écrivait à la main, mais c’était assez lisible. Là, il ne reconnaissait pas sa propre écriture. De toute évidence, quelqu’un d’autre avait guidé sa main… Cette forme de communication avec un esprit n’était pas chose aisée. L’entité essayait de s’infiltrer dans la tête de son hôte, en tentant de traverser les frontières de notre monde. Il ne contrôlait pas le corps de son scribe, il pouvait seulement l’influencer, par bribes. D’où les résultats souvent chaotiques de
telles expériences.

— Tu arrives à comprendre quelque chose ? de-
manda Samuel.

— On dirait que des mots se répètent, répondit Alex en scrutant les feuilles. Regarde.

Il tendit quelques pages à Samuel tandis qu’il poursuivait ses observations sur les autres feuilles.

— C’est vrai, tu as raison. À travers tout ce charabia, des mots reviennent plus souvent que d’autres. Passe-moi ton stylo.

Samuel se mit à tracer des cercles ici et là sur les pages. Après avoir terminé, il montra le résultat de son analyse à Alex. Les mots crâne, perdue, enfermée, enterrée et cimetière étaient tous encerclés à plusieurs reprises. Toutefois, c’est le mot cimetière qui remportait la palme.

— Qu’est-ce que tu crois que cela veut dire ? questionna Alex.

— Probablement la même chose que toi…

— Une femme enterrée vivante, comme dans la nouvelle d’Edgar Allan Poe ?

— Dans l’ancien temps, les gens plantaient un bâton sur lequel une clochette était accrochée, à côté de la fosse de la personne décédée. Et une ficelle courait le long du manche de la cloche jusque dans la tombe du défunt. Comme ça, si jamais le « mort » avait été enterré vivant…

— Il pouvait sonner la cloche, conclut Alex.

Alex leva les yeux et regarda autour de lui, comme s’il cherchait un signe de la présence du fantôme. Il n’eut pas à attendre longtemps. Le verre tombé par terre, qui avait plus tôt servi à communiquer au moyen de la planche de Ouija, se mit à tanguer puis à rouler sur lui-même au sol. Ils échangèrent un regard inquiet. Puis, Samuel prit le verre qui venait de s’immobiliser et le plaça sur la planchette de Ouija en carton. Dès qu’ils déposèrent leurs doigts sur le verre, ce dernier leur indiqua deux chiΩres et une lettre : 3, 7, A.